Month: November 2022
LA RENAISSANCE DE MARX
Depuis plus d’une décennie, Karl Marx est à nouveau décrit comme un théoricien clairvoyant dont l’actualité se trouve constamment confirmée, et ce dans des journaux respectables et des revues à grand tirage. Pour de nombreux auteurs progressistes, ses idées restent indispensables à quiconque croit en la nécessité de construire une alternative au capitalisme. On lui consacre désormais des séminaires universitaires et des conférences internationales dans de nombreux pays. Ses textes, simplement réimprimés ou retraduits dans de nouvelles éditions, sont réapparus sur les étagères des librairies, et l’étude de son œuvre, après vingt ans ou plus d’abandon, a pris un élan croissant. Les années 2017 et 2018 ont donné un nouveau souffle à cette « renaissance de Marx », car de nombreuses initiatives ont été organisées un peu partout pour commémorer le 150e anniversaire de la publication du Capital et le bicentenaire de la naissance de Marx.
Les idées de Marx ont changé le monde. Pourtant, malgré leur importance historique, notamment du fait de leur transformation en idéologies dominantes et en doctrines d’État pour une partie considérable de l’humanité au XXe siècle, il n’existe toujours pas d’édition complète des œuvres et manuscrits de Marx. La raison principale en est le caractère inachevé de l’œuvre : les ouvrages effectivement publiés par Marx représentent un volume infime en comparaison avec les projets laissés inachevés, sans parler de l’énorme Nachlass de notes de lecture qui ont accompagné des recherches incessantes. Marx nous a donc laissé beaucoup de manuscrits, et l’inachèvement est un élément constitutif de sa vie : la pauvreté parfois accablante dans laquelle il vivait, ainsi que ses problèmes de santé chroniques lui rendaient le travail difficile et ces difficultés se voyaient redoublées par la rigueur de sa méthode, ainsi qu’une tendance impitoyable à l’autocritique. En outre, sa passion pour la connaissance ne s’est pas démentie au fil du temps et l’a sans cesse poussé vers de nouvelles études. Cela étant, ses efforts acharnés devaient porter leurs fruits et déboucher sur des conséquences théoriques d’une importance extraordinaire.
Un élément s’est avéré particulièrement utile pour la réévaluation de l’œuvre de Marx : la reprise de la publication en 1998 de la Marx-Engels-Gesamtausgabe (MEGA²), l’édition historico-critique des œuvres complètes de Marx et de Friedrich Engels. Entre 1975 et 1989, quarante volumes en avaient déjà paru , mais vingt-huit autres volumes sont venus les compléter et d’autres sont actuellement en cours de préparation. La MEGA² est organisée en quatre sections : 1) les œuvres, articles et brouillons rédigés par Marx et Engels (à l’exception du Capital) ; 2) le Capital et tous ses matériaux préparatoires ; 3) la correspondance – composée de 4.000 lettres de Marx et Engels et de 10.000 lettres qui leur ont été adressées par leurs correspondants, dont un grand nombre est publié pour la première fois ; et 4) les extraits, annotations et notes marginales laissées dans des cahiers. Cette quatrième section témoigne du travail encyclopédique mené par Marx : depuis ses études universitaires, il avait l’habitude de compiler des extraits des livres qu’il lisait , en les entrecoupant souvent des réflexions qu’ils suscitaient chez lui. Le legs littéraire de Marx contient environ deux cents cahiers. Ils sont essentiels pour comprendre la genèse de sa théorie et les éléments qu’il n’a pas pu développer comme il l’aurait souhaité. Les extraits qui nous sont parvenus, et qui courent sur une longue période (1838 à 1882), sont rédigés en huit langues (allemand, grec ancien, latin, français, anglais, italien, espagnol et russe) et s’inscrivent dans les disciplines les plus diverses : philosophie, histoire de l’art, religion, politique, droit, littérature, histoire, économie politique, relations internationales, technologie, mathématiques, physiologie, géologie, minéralogie, agronomie, anthropologie, chimie et physique. Il s’agit non seulement de livres et d’articles de journaux et de revues, mais également de comptes rendus parlementaires ainsi que de statistiques et de rapports gouvernementaux. Ces connaissances accumulées constituent le chantier de la théorie critique de Marx, et la MEGA² nous permet d’y accéder pour la première fois.
Ces matériaux inestimables – dont beaucoup ne sont disponibles qu’en allemand et donc réservés à un petit cercle de chercheurs – nous présentent un auteur très différent de celui que de nombreux critiques, ou disciples autoproclamés, ont présenté pendant si longtemps. En effet, les acquis philologiques de la MEGA² permettent d’affirmer que, parmi les classiques de la pensée politique, économique et philosophique, Marx est l’auteur dont le visage a le plus changé dans les premières décennies du XXIe siècle. Le changement du contexte politique, après l’implosion de l’Union soviétique, y a évidemment contribué. Car la fin du marxisme-léninisme a enfin libéré l’œuvre de Marx des chaînes d’une idéologie située à des années-lumières de sa conception de la société.
Des recherches récentes ont réfuté les différentes approches qui réduisaient la conception marxienne de la société communiste à un pur et simple développement accru des forces productives. Elles ont montré, par exemple, l’importance qu’il accordait à la question écologique : à plusieurs reprises, il a dénoncé le fait que l’expansion du mode de production capitaliste intensifiait non seulement le vol du travail des ouvriers mais aussi le pillage des ressources naturelles. Marx a abordé de nombreuses autres questions qui, bien que souvent sous-estimées, voire ignorées, par les spécialistes de son œuvre, acquièrent une importance cruciale pour l’agenda politique de notre époque. Parmi elles, la liberté individuelle dans la sphère économique et politique, l’émancipation des sexes, la critique du nationalisme, le potentiel émancipateur de la technologie et les formes de propriété collective non contrôlées par l’État. Ainsi, trente ans après la chute du mur de Berlin, il est devenu possible de lire un Marx très différent du théoricien dogmatique, économiciste et eurocentriste que l’on dépeint pendant si longtemps.
DE NOUVELLES DÉCOUVERTES SUR LA GENÈSE DE LA CONCEPTION MATÉRIALISTE DE L’HISTOIRE
En février 1845, après quinze mois intensifs à Paris, qui ont été déterminants pour sa formation politique, Marx est contraint de s’installer à Bruxelles, où il est autorisé à résider à condition de « ne rien publier sur la politique actuelle ». Pendant les trois années passées dans la capitale belge, il poursuit ses études d’économie politique et l’idée lui vient d’écrire, avec Engels, Joseph Weydemeyer et Moses Hess, une « critique de la philosophie allemande moderne telle qu’elle est exposée par ses représentants Ludwig Feuerbach, Bruno Bauer et Max Stirner, et du socialisme allemand tel qu’il est exposé par ses différents prophètes ». Le texte qui en résulte, publié à titre posthume sous le titre L’Idéologie allemande, a un double objectif : combattre les dernières formes de néo-hégélianisme en Allemagne, et, comme Marx l’écrit à l’éditeur Carl Wilhelm Julius Leske, « préparer le public à comprendre le point de vue de mon économie politique, qui s’oppose diamétralement à la science allemande en honneur jusqu’à aujourd’hui. » Ce manuscrit, sur lequel il travaille jusqu’en juin 1846, ne fut jamais achevé, mais il l’aida à élaborer plus clairement qu’auparavant, bien que sous une forme encore non définitive, ce qu’Engels définira pour le grand public quarante ans plus tard comme « la conception matérialiste de l’histoire ».
La première édition de L’Idéologie allemande, publiée en 1932, ainsi que toutes les versions ultérieures qui n’ont apporté que de légères modifications, ont été envoyées aux imprimeurs sous la forme d’un livre. Les éditeurs de ce manuscrit en réalité inachevé ont créé la fausse impression que L’Idéologie allemande comprenait un premier chapitre essentiel consacré à Feuerbach et dans lequel Marx et Engels exposaient de manière exhaustive les lois du « matérialisme historique » (un terme que Marx n’employa jamais). Selon Althusser, c’est là qu’ils ont conceptualisé une « “coupure épistémologique” sans équivoque » avec leurs écrits précédents. L’Idéologie allemande est rapidement devenu l’un des textes philosophiques les plus importants du vingtième siècle. Selon Henri Lefebvre, elle énonce les « thèses fondamentales du matérialisme historique ». Pour Maximilien Rubel, ce « manuscrit contient l’énoncé le plus élaboré de la conception critique et matérialiste de l’histoire ». David McLellan a été tout aussi direct en affirmant qu’il « contient l’exposé le plus détaillé de la conception matérialiste de l’histoire de Marx ».
Le volume I/5 de la MEGA², Karl Marx et Friedrich Engels, Deutsche Ideologie. Manuskripte und Drücke (1845-1847) , a rendu caduques nombre de ces affirmations, en restaurant L’Idéologie allemande dans son incomplétude originelle. Cette édition – qui comprend 17 manuscrits totalisant 700 pages, auquel s’ajoute un appareil critique de 1200 pages fournissant les variantes et les corrections en indiquant également la paternité de chaque section – établit une fois pour toutes le caractère fragmentaire du texte . Le sophisme du « communisme scientifique » inventé au XXe siècle, et toutes les instrumentalisations de L’Idéologie allemande rappellent en réalité une phrase que l’on trouve dans le texte lui-même. En effet, dans cette critique de la philosophie allemande contemporaine de Marx, on trouve un avertissement acerbe contre les tendances exégétiques futures : « Non seulement dans ses réponses, mais même dans ses questions, il y avait une mystification. »
À la même époque, le jeune révolutionnaire approfondit les études qu’il avait commencées à Paris. En 1845, il passe les mois de juillet et d’août à Manchester pour se plonger dans la très vaste littérature économique anglophone et compiler neuf livres d’extraits (les « Manchester Notebooks »), principalement tirés de manuels d’économie politique et de livres d’histoire économique. Le volume IV/4 de la MEGA², publié en 1988, contient les cinq premiers de ces carnets, ainsi que trois livres de notes d’Engels datant de la même période à Manchester . Le volume IV/5, Karl Marx et Friedrich Engels, Exzerpte und Notizen Juli 1845 bis Dezember 1850 , complète cette série de textes et met à la disposition des chercheurs de nombreux inédits. Il comprend les cahiers 6, 7, 8 et 9, contenant les extraits de seize ouvrages d’économie politique. Les plus importants proviennent de Labour’s Wrongs and Labour’s Remedy (1839) de John Francis Bray et de quatre textes de Robert Owen, en particulier son Book of the New Moral World (1840-1844), qui témoignent du grand intérêt de Marx pour le socialisme anglais de l’époque et de son profond respect pour Owen, un auteur que trop de marxistes ont exagérément taxé d’« utopisme ». Le volume se termine par une vingtaine de pages que Marx a écrites entre 1846 et 1850, ainsi que par des notes de travail d’Engels datant de la même période.
Ces études sur la théorie socialiste et l’économie politique ne sont pas un obstacle à l’engagement politique, permanent, de Marx et d’Engels. Les 800 pages du volume I/7 récemment publié, Karl Marx et Friedrich Engels, Werke, Artikel, Entwürfe. Februar bis Oktober 1848 , nous permettent d’en apprécier l’ampleur en 1848, l’une des années d’activité politique et journalistique les plus riches dans la vie des auteurs du Manifeste du Parti communiste. Après qu’un mouvement révolutionnaire d’une ampleur et d’une intensité sans précédent a plongé l’ordre politique et social de l’Europe continentale dans la crise, les gouvernements en place prennent toutes les contre-mesures possibles pour mettre fin aux insurrections. Marx lui-même en subit les conséquences et est expulsé de Belgique en mars. Cependant, la république vient d’être proclamée en France et Ferdinand Flocon, ministre du gouvernement provisoire, invite Marx à revenir à Paris : « Brave et loyal Marx ! […] la tyrannie vous a banni, la France libre vous rouvre ses portes. » Marx met alors évidemment de côté ses études d’économie politique et se lance dans une activité journalistique pour défendre la révolution et réfléchir au cours qu’elle devrait suivre. Après un bref séjour à Paris, il s’installe en avril en Rhénanie et deux mois plus tard, il dirige la Neue Rheinische Zeitung, fondée entre-temps à Cologne. Il mène dans ses colonnes une campagne résolue en faveur de la cause des insurgés et exhorte le prolétariat à promouvoir « la révolution républicaine et sociale ».
Presque tous les articles de la Neue Rheinische Zeitung ont été publiés anonymement. L’un des mérites de ce volume est d’avoir définitivement attribué la paternité de trente-six textes à Marx et/ou à Engels, alors que les recueils précédents nous avaient laissé dans le doute. Sur un total de 275 articles, 125 sont imprimés ici pour la première fois dans une édition des œuvres de Marx et Engels. Un appendice présente également 16 documents intéressants contenant les comptes rendus de certaines de leurs interventions lors des réunions de la Ligue des communistes ou des assemblées générales de la Société démocratique de Cologne. Ceux qui s’intéressent à l’activité politique et journalistique de Marx pendant « l’année révolutionnaire », 1848, trouveront ici un matériel précieux pour approfondir leurs connaissances.
LE CAPITAL. UNE CRITIQUE INACHEVÉE
Le mouvement révolutionnaire qui a secoué l’Europe en 1848 a été défait en peu de temps et en 1849, après deux ordres d’expulsion (de la Prusse et de la France), Marx n’a pas d’autre choix que de traverser la Manche. Il restera en Angleterre, exilé et apatride, pour le reste de sa vie, mais la réaction européenne n’aurait pas pu le confiner dans un meilleur endroit pour écrire sa critique de l’économie politique. À cette époque, Londres est le premier centre économique et financier du monde, le « démiurge du cosmos bourgeois », et donc l’endroit le plus favorable pour observer les derniers développements économiques de la société capitaliste. C’est là qu’il devient également correspondant du New-York Tribune, le journal ayant le plus grand tirage aux États-Unis.
Pendant de nombreuses années, Marx attend l’éclatement d’une nouvelle crise et lorsqu’elle survient, en 1857, il consacre une grande partie de son temps à en analyser les caractéristiques essentielles. Le volume I/16, Karl Marx et Friedrich Engels, Artikel, Oktober 1857 bis Dezember 1858 , contient 84 articles publiés entre l’automne 1857 et la fin de l’année 1858 dans le New-York Tribune, y compris ceux qui expriment ses premières réactions face à la crise. Le quotidien américain imprimait souvent des éditoriaux non signés, mais les recherches effectuées pour ce nouveau volume de la MEGA² ont permis d’attribuer deux articles supplémentaires à Marx, ainsi que d’en annexer quatre, qui furent substantiellement modifiés par la rédaction, et encore trois autres dont l’origine reste incertaine.
Pressé par un besoin désespéré d’améliorer sa situation économique, Marx rejoint également le comité de rédaction de The New American Cyclopædia et accepte de composer un certain nombre d’entrées pour ce projet (le volume I/16 en contient 39). Même si la paie est ridicule, 2 dollars la page, cela améliore un peu ses finances désastreuses. En outre, il confie la majeure partie du travail à Engels afin de pouvoir consacrer plus de temps à ses écrits économiques.
Le travail accompli par Marx à cette époque est ambitieux et remarquable. Parallèlement à son engagement journalistique, il remplit, entre août 1857 et mai 1858, les huit cahiers connus sous le nom de Grundrisse. Mais il s’attelle également à une tâche ardue, l’étude analytique de la première crise économique mondiale. Le volume IV/14, Karl Marx, Exzerpte, Zeitungsausschnitte und Notizen zur Weltwirtschaftskrise (Krisenhefte). November 1857 bis Februar 1858 , apporte une contribution décisive à notre connaissance de l’une des périodes les plus fertiles de la production théorique de Marx. Dans une lettre à Engels de décembre 1857, Marx décrit ainsi son activité :
J’abats un travail gigantesque – le plus souvent jusqu’à 4 heures du matin. Ce travail est de deux sortes : 1. Élaboration des Traits fondamentaux de l’Économie politique [Grundrisse] (il est absolument nécessaire d’aller au fond de la chose pour le public, et pour moi individually, to get rid of this nightmare [personnellement, de me débarrasser de ce cauchemar]) ; 2. La crise actuelle. À ce sujet, en dehors des articles pour le Tribune, je note simplement tout au jour le jour mais cela prend un temps considérable. Je pense que, about [vers] le printemps, nous pourrions écrire ensemble un pamphlet sur cette histoire – pour nous signaler de nouveau au public allemand – pour montrer que nous sommes de nouveau et toujours là, always the same [toujours les mêmes].
Le plan de Marx est donc de travailler en même temps sur deux projets : un ouvrage théorique sur la critique du mode de production capitaliste, et un livre plus directement lié à l’actualité et consacré aux vicissitudes de la crise en cours. C’est pourquoi, dans les « Cahiers de la crise », à la différence des volumes précédents, Marx ne compile pas des extraits des travaux d’autres économistes, mais rassemble une grande quantité de reportages sur les grandes faillites bancaires, sur les variations des cours de la bourse, sur les changements dans la structure du commerce, sur les taux de chômage et la production industrielle. L’attention particulière qu’il accorde à ces derniers distingue son analyse de celle de tant d’autres qui attribuent les crises exclusivement à une insuffisance d’offre de crédits et à la multiplication des phénomènes spéculatifs. Marx répartit ses notes dans trois cahiers distincts. Dans le premier, le plus court, intitulé « 1857 France », il recueille des données sur l’état du commerce français et les principales mesures prises par la Banque de France. Le second, le « Cahier sur la crise de 1857 », est presque deux fois plus long et traite principalement de la Grande-Bretagne et du marché monétaire. Des thèmes similaires sont traités dans le troisième cahier, légèrement plus long, le « Cahier sur la crise commerciale », dans lequel Marx prend en notes des données et des nouvelles concernant les relations industrielles, la production de matières premières et le marché du travail.
Le travail de Marx est toujours aussi rigoureux : il copie dans plus d’une douzaine de revues et de journaux, par ordre chronologique, les parties les plus intéressantes de nombreux articles et toute autre information qu’il peut utiliser pour saisir ce qui se passait. Sa principale source est The Economist – un hebdomadaire dans lequel il a puisé environ la moitié de ses notes – mais il consulte aussi fréquemment le Morning Star, The Manchester Guardian et The Times. Tous ces extraits sont compilés en langue anglaise. Dans ces carnets, Marx ne se contente pas de transcrire les principales nouvelles concernant les États-Unis d’Amérique et la Grande-Bretagne. Il suit également les événements les plus significatifs dans d’autres pays européens – notamment la France, l’Allemagne, l’Autriche, l’Italie et l’Espagne – et s’intéresse à d’autres parties du monde, notamment l’Inde et la Chine, l’Extrême-Orient, l’Égypte et même le Brésil et l’Australie.
Au fil des semaines, Marx abandonne l’idée de publier un livre sur la crise et concentre toute son énergie sur son travail théorique, la critique de l’économie politique, qui, selon lui, ne peut plus attendre. Pourtant, les « Cahiers de la crise » restent particulièrement utiles et permettent de réfuter une idée fausse de ce qu’étaient les principaux intérêts de Marx pendant cette période. Dans une lettre du début de l’année 1858 à Engels, il écrit que « dans la méthode » à utiliser pour son travail, « la Logique de Hegel » lui a « rendu grand service » et il ajoute qu’il voulait mettre en évidence son « fond rationnel » . Sur cette base, certains interprètes ont conclu que lors de la rédaction des Grundrisse, Marx avait passé un temps considérable à étudier la philosophie hégélienne. Mais la publication du volume IV/14 montre clairement que sa principale préoccupation à l’époque était l’analyse empirique des événements liés à la grande crise économique qu’il prédisait depuis si longtemps.
Les efforts infatigables déployés par Marx pour achever sa « critique de l’économie politique » peuvent être appréhendés également à travers le volume III/12, Karl Marx et Friedrich Engels, Briefwechsel. Januar 1862 bis September 1864 , qui contient sa correspondance entre janvier 1862 et le moment de la fondation de l’Association internationale des travailleurs. Sur les 425 lettres conservées, 112 sont des échanges entre Engels et Marx, tandis que 35 ont été écrites à des tiers et 278 reçues de tiers (227 de ces lettres sont publiées ici pour la première fois). L’inclusion de ces dernières – la différence la plus notable par rapport aux éditions précédentes – constitue un véritable trésor, fournissant une foule d’informations nouvelles sur les événements et les théories que Marx et Engels ont découverts grâce aux femmes et des hommes avec lesquels ils partageaient leur engagement politique.
Comme tous les autres volumes de correspondance de la MEGA², celui-ci se termine également par un registre des lettres écrites par, ou adressées à, Marx et Engels et dont n’a gardé que des traces. Elles sont au nombre de 125, soit près d’un quart du nombre de lettres conservées, dont 57 écrites par Marx. Là, même le chercheur le plus rigoureux en est réduit à spéculer et à parier sur des hypothèses diverses.
Les principales questions abordées dans cette correspondance sont, entre autres, la guerre civile américaine, la révolte polonaise contre l’occupation russe et la naissance du Parti social-démocrate allemand inspiré par les principes de Ferdinand Lassalle. Mais un autre thème revient constamment, la lutte permanente que mène Marx pour progresser dans la rédaction du Capital.
Durant cette période, Marx se lance dans un nouveau domaine de recherche : les Théories sur la plus-value. Dans dix cahiers, il dissèque minutieusement l’approche des principaux économistes qui l’ont précédé, son idée de base étant que « tous les économistes sans exception commettent la même faute : ils ne considèrent pas la plus-value en tant que telle, mais sous les formes particulières du profit et de la rente ». La situation économique de Marx, elle, est toujours aussi désespérée. En juin 1862, il écrit à Engels : « Ma femme me répète chaque jour qu’elle voudrait être sous terre avec les enfants et je ne peux vraiment pas lui en vouloir, car les humiliations, les tourments et les angoisses que cette situation oblige à endurer sont effectivement inimaginables . » La situation est si extrême que Jenny décide de vendre certains livres de la bibliothèque personnelle de son mari, mais elle ne trouve personne pour les acheter. Néanmoins, Marx parvient à « donner un grand coup de collier » et exprime une note de satisfaction à Engels : « curieusement, cela fait des années que mon cerveau n’a travaillé aussi bien, malgré toute cette misère ambiante . » En septembre, Marx écrit à Engels qu’il pourrait trouver un emploi « dans une agence des chemins de fer » au cours de la nouvelle année . En décembre, il répète à son ami Ludwig Kugelmann que la situation était devenue si désespérée qu’il avait décidé de devenir un « praticien », tout en ajoutant avec son don pour le sarcasme : « Fût-ce chance ou malchance ! Ma mauvaise écriture fut cause que je n’obtins pas cette place. »
En plus de ses angoisses financières, Marx souffre de problèmes de santé. Néanmoins, de l’été 1863 à décembre 1865, il se lance dans une nouvelle rédaction des différentes parties en lesquelles il avait décidé de subdiviser le Capital. Mais en fin de compte, il ne réussit à rédiger que la première ébauche du Livre I, un manuscrit, unique, du Livre III (dans lequel il offre son seul exposé du processus complet de la production capitaliste) et une première version du Livre II, contenant la première présentation générale du processus de circulation du capital.
Le volume II/11 de la MEGA², Karl Marx, Manuskripte zum zweiten Buch des Kapitals 1868 bis 1881 , contient tous les manuscrits définitifs relatifs au Livre II du Capital que Marx a rédigés entre 1868 et 1881. Neuf de ces dix manuscrits n’avaient pas été publiés auparavant. En octobre 1867, Marx reprend le Livre II du Capital, mais divers problèmes de santé l’obligent à une nouvelle interruption soudaine. Quelques mois plus tard, lorsqu’il est en mesure de reprendre le travail, près de trois ans se sont écoulés depuis la dernière version qu’il a écrite. Marx achève les deux premiers chapitres au cours du printemps 1868, en plus d’un groupe de manuscrits préparatoires – consacrés à la relation entre la plus-value et le taux de profit, à la loi du taux de profit et aux métamorphoses du capital – qui l’occupent jusqu’à la fin de l’année. La nouvelle version du troisième chapitre est achevée au cours des deux années suivantes. Le volume II/11 se termine par un certain nombre de textes courts que Marx, vieillissant, a écrits entre février 1877 et le printemps 1881.
Les brouillons du Livre II du Capital, laissés dans un état rien moins que définitif, présentent un certain nombre de problèmes théoriques. Cependant, une version définitive du volume II a été publiée par Engels en 1885 et figure aujourd’hui dans le volume II/13 de MEGA² intitulé : Karl Marx, Das Kapital. Kritik der politischen Ökonomie. Zweiter Band. Herausgegeben von Friedrich Engels. Hambourg 1885.
Enfin, le volume II/4.3, Karl Marx, Ökonomische Manuskripte 1863-1868. Teil 3 , complète la deuxième section de la MEGA². Ce volume, qui fait suite aux II/4.1 et II/4.2 de la série précédente , contient 15 manuscrits jusqu’ici inédits, datant de l’automne 1867 à la fin de l’année 1868. Sept d’entre eux sont des ébauches de fragments Livre III du Capital ; ils ont un caractère très fragmentaire et Marx n’a jamais réussi à les mettre à jour d’une manière qui reflète l’avancement de ses recherches. Trois autres se rapportent au deuxième volume, tandis que les cinq derniers abordent des questions concernant les liens entre les volumes 2 et 3 et comprennent des extraits commentés des œuvres d’Adam Smith et de Thomas Malthus. Ces derniers sont particulièrement stimulants pour les économistes qui s’intéressent à la théorie marxienne du taux de profit et à ses idées sur la théorie des prix. Les études philologiques liées à la préparation de ce volume ont également montré que le manuscrit original du Livre I du Capital (dont le fameux « chapitre inédit » était considéré comme la seule partie subsistante) date en fait de la période 1863-1864, et que Marx l’a découpé et repris dans la copie préparée pour la publication.
Avec la publication de ce volume II/4.3, tous les textes annexes du Capital sont désormais disponibles, depuis la fameuse « Introduction », écrite en juillet 1857 lors de l’un des plus grands krachs de l’histoire du capitalisme, jusqu’aux derniers fragments composés au printemps 1881. Il s’agit de 15 volumes, chacun redoublé par un appareil critique volumineux. Ils comprennent tous les manuscrits de la fin des années 1850 et du début des années 1860, la première version du Capital publiée en 1867 (dont certaines parties seront modifiées dans les éditions ultérieures), la traduction française revue par Marx parue entre 1872 et 1875, et toutes les modifications qu’Engels a apportées aux manuscrits des volumes 2 et 3. À côté de cela, le coffret habituel des trois Livres du Capital apparaît bien léger. On peut dire sans exagération que ce n’est que maintenant que nous pouvons comprendre pleinement les mérites, les limites et l’incomplétude du magnum opus de Marx.
Le travail éditorial entrepris par Engels après la mort de son ami pour préparer les Livres inachevés du Capital en vue de leur publication a été extrêmement compliqué. Les différents manuscrits, brouillons et fragments des Livres II et III, écrits entre 1864 et 1881, correspondent à plus de 2 300 pages de la MEGA². Engels a réussi à publier le volume II en 1885 et le volume III en 1894. Il faut cependant garder à l’esprit que ces deux volumes sont issus de la reconstruction de textes incomplets, souvent composés de matériaux hétérogènes. Ils ont été écrits à des époques diverses et incluent donc des versions différentes, parfois contradictoires, des idées de Marx.
L’INTERNATIONALE, LES RECHERCHES DE MARX APRÈS LE CAPITAL, ET LES DERNIERS TRAVAUX D’ENGELS
Immédiatement après la publication du Capital, Marx reprend son activité militante et s’engage avec constance dans le travail lié à l’Association internationale des travailleurs. Cette phase de sa biographie politique est documentée dans le tome I/21, Karl Marx et Friedrich Engels, Werke, Artikel, Entwürfe. September 1867 bis März 1871 , qui contient plus de 150 textes et documents pour la période 1867-1871, ainsi que les procès-verbaux de 169 réunions londoniennes du Conseil général (absents de toutes les éditions précédentes des œuvres de Marx et Engels ) dans lesquelles Marx est intervenu. Ce volume fournit donc un matériau de recherche important pour des années cruciales de la vie de l’Internationale.
Dans les premiers temps de l’organisation, en 1864, les idées de Proudhon sont hégémoniques en France, en Suisse romande et en Belgique et les mutualistes – nom sous lequel ses disciples sont connus – constituent l’aile la plus modérée de l’Internationale. Résolument hostiles à l’intervention de l’État dans quelque domaine que ce soit, ils s’opposaient à la socialisation de la terre et des moyens de production ainsi qu’à tout recours à la grève. Les textes publiés dans ce volume montrent que Marx a joué un rôle clé dans la lutte de longue haleine pour réduire l’influence de Proudhon dans l’Internationale. Ils comprennent les documents relatifs à la préparation des congrès de Bruxelles (1868) et de Bâle (1869), où l’Internationale s’est prononcée pour la première fois clairement sur la socialisation des moyens de production par les autorités étatiques et en faveur du droit d’abolir la propriété individuelle de la terre. Cela marque une victoire importante pour Marx et la première apparition des principes socialistes dans le programme politique d’une grande organisation ouvrière.
Au-delà de la seule question du programme politique de l’AIT, la fin des années 1860 et le début des années 1870 sont riches en conflits sociaux. De nombreux ouvriers mobilisés décident de prendre contact avec l’Internationale, dont la réputation s’étend de plus en plus, et de lui demander de soutenir leurs luttes. Cette période voit également la naissance de certaines sections d’ouvriers irlandais en Angleterre. Marx s’inquiète de la division que le nationalisme violent avait engendrée dans les rangs du prolétariat et, dans un document connu sous le nom de « Communication confidentielle », il souligne que « la bourgeoisie anglaise n’a pas seulement exploité la misère irlandaise pour maintenir la classe ouvrière en Angleterre par l’immigration forcée d’Irlandais pauvres » ; elle a également réussi à diviser les travailleurs « en deux camps ennemis ». Selon lui, « un peuple qui en asservit un autre forge ses propres chaînes » et la lutte des classes ne peut éluder une question aussi décisive. Un autre thème majeur du volume, traité avec une attention particulière dans les textes d’Engels rédigés pour The Pall Mall Gazette, est l’opposition à la guerre franco-prussienne de 1870-1871.
Le travail de Marx au sein de l’Association internationale des travailleurs s’étend de 1864 à 1872, et le tout nouveau volume IV/18, Karl Marx et Friedrich Engels, Exzerpte und Notizen. Februar 1864 bis Oktober 1868, November 1869, März, April, Juni 1870, Dezember 1872 nous permet de découvrir une part jusqu’ici inconnue des études réalisées pendant ces années. Marx fait des recherches avant et après la publication du Livre I du Capital, mais également après 1867, lorsqu’il prépare les Livres II et III pour la publication. Ce volume de la MEGA² se compose de cinq livres d’extraits et de quatre cahiers contenant les résumés de plus d’une centaine d’ouvrages publiés, de comptes rendus de débats parlementaires et d’articles journalistiques. La partie la plus importante et la plus théorique de ces matériaux concerne les recherches de Marx sur l’agriculture, ses principaux centres d’intérêt étant la rente foncière, les sciences naturelles, les réalités agraires dans divers pays européens et aux États-Unis, en Russie, au Japon et en Inde, et les systèmes fonciers dans les sociétés précapitalistes.
Marx lit attentivement un ouvrage du scientifique allemand Justus von Liebig, Die Chemie in ihrer Anwendung auf Agricultur und Physiologie (1843), qu’il considère comme essentiel car il lui permet de modifier sa croyance antérieure selon laquelle les découvertes scientifiques de l’agriculture moderne résolvent le problème de la reconstitution des sols. Dès lors, il s’intéresse de plus en plus à ce que nous appellerions aujourd’hui « l’écologie », en particulier à l’érosion des sols et à la déforestation. Parmi les autres ouvrages qui ont fortement impressionné Marx à cette époque, il faut également d’accorder une place particulière à l’Einleitung zur Geschichte der Mark-, Hof-, Dorf- und Stadt-Verfaßung und der öffentlichen Gewalt (1854) du théoricien politique et historien du droit Georg Ludwig von Maurer. Dans une lettre adressée à Engels, il déclare avoir trouvé les livres de Maurer « extrêmement importants », car ils abordent d’une manière entièrement différente « non seulement la préhistoire, mais aussi toute l’évolution ultérieure des villes libres d’Empire, des propriétaires fonciers jouissant de l’immunité, de la puissance publique [et] de la lutte entre la paysannerie libre et le servage ». Marx approuve en outre la démonstration de Maurer selon laquelle la propriété privée de la terre appartient à une période historique précise et ne peut être considérée comme un trait naturel de la civilisation humaine. Enfin, Marx étudie en profondeur trois ouvrages allemands de Karl Fraas : Klima und Pflanzenwelt in der Zeit. Ein Beitrag zur Geschichte beider (1847), Geschichte der Landwirthschaft (1852) et Die Natur der Landwirthschaft (1857). Il trouve le premier ouvrage « très intéressant », appréciant particulièrement la partie dans laquelle Fraas démontre que « à l’époque historique, le climat et la flore changent ». Il décrit l’auteur comme un « darwinien avant Darwin », qui « fait apparaître les espèces elles-mêmes pendant l’époque historique ». Marx est également frappé par les considérations écologiques de Fraas et par son inquiétude quant au fait que « la culture – si elle progresse naturellement sans être contrôlée consciemment (le bourgeois qu’il est ne va naturellement pas jusque là) – laisse derrière elle des déserts ». Marx pouvait déceler dans tout cela « une tendance socialiste [inconsciente] ».
Après la publication des « Cahiers sur l’agriculture », on peut affirmer avec plus d’évidence qu’auparavant que l’écologie aurait pu jouer un rôle beaucoup plus important dans la pensée de Marx s’il avait eu l’énergie de terminer les deux derniers volumes du Capital . Bien sûr, la critique écologique de Marx est anticapitaliste dans son élan et, malgré les espoirs qu’il place dans le progrès scientifique, elle implique une remise en question du mode de production dans son ensemble.
L’ampleur des études de Marx en matière de sciences naturelles apparaît pleinement depuis la publication du volume IV/26, Karl Marx, Exzerpte und Notizen zur Geologie, Mineralogie und Agrikulturchemie. März bis September 1878 . Au printemps et à l’été 1878, la géologie, la minéralogie et la chimie agraire occupent une place plus centrale dans les études de Marx que l’économie politique. Il compile des extraits de plusieurs ouvrages, dont The Natural History of the Raw Materials of Commerce (1872) de John Yeats, Das Buch der Nature (1848) du chimiste Friedrich Schoedler et Elements of Agricultural Chemistry and Geology (1856) du chimiste et minéralogiste James Johnston. Entre juin et début septembre, il travaille sur le Student’s Manual of Geology (1857) de Joseph Jukes, dont il recopie beaucoup d’extraits. Ceux-ci portent principalement sur des questions de méthodologie scientifique, sur les étapes du développement de la géologie en tant que discipline, et sur son utilité pour la production industrielle et agricole.
Ces aperçus scientifiques éveillent chez Marx le besoin de développer ses idées sur le profit, sur lequel ses dernières recherches remontent au milieu des années 1860, lors de la rédaction d’un projet de section, « La transformation du surprofit en rente foncière », pour le Livre III du Capital. Certains de ses résumés de textes scientifiques ont pour but de lui faire mieux comprendre l’objet qu’il étudie. Mais d’autres extraits, plus axés sur les aspects théoriques, étaient destinés à être utilisés pour l’achèvement du Livre III. Engels rappellera plus tard que Marx « a étudié à fond (…) la préhistoire, l’agronomie, la propriété foncière russe et américaine, la géologie, etc., notamment pour élaborer, avec une exhaustivité inédite, la section sur la rente foncière du Livre III du Capital ». Ces volumes de MEGA² sont d’autant plus importants qu’ils permettent de réfuter le mythe, répété dans un certain nombre de biographies et d’études, selon lequel le Capital aurait satisfait sa curiosité intellectuelle et lui aurait fait complètement abandonner les nouvelles études et recherches .
Enfin, trois livres de la MEGA² publiés au cours de la dernière décennie concernent le dernier Engels. Le volume I/30, Friedrich Engels, Werke, Artikel, Entwürfe Mai 1883 bis Septembre 1886 , contient 43 textes rédigés dans les trois années qui ont suivi la mort de Marx. Parmi les 29 plus importants, 17 sont des articles journalistiques parus dans certains des principaux journaux de la presse ouvrière européenne. En effet, bien que durant cette période il soit principalement absorbé par l’édition des manuscrits incomplets du Capital de Marx, Engels n’oublie pas d’intervenir sur une série de questions politiques et théoriques brûlantes. Il publie ainsi notamment un ouvrage polémique qui s’en prend à la résurgence de l’idéalisme dans les milieux universitaires allemands, Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande (1886). Quatorze autres textes, publiés en annexe de ce volume, sont des traductions d’Engels et une série d’articles signés par d’autres auteurs qui ont bénéficié de sa collaboration.
La MEGA² a également publié un volume de correspondance d’Engels, le volume III/30, Friedrich Engels, Briefwechsel Oktober 1889 bis November 1890 , qui contient 406 lettres conservées sur les plus de 500 qu’il a écrites entre octobre 1889 et novembre 1890. En outre, l’inclusion pour la première fois de lettres d’autres correspondants permet d’apprécier plus profondément la contribution d’Engels à la croissance des partis ouvriers en Allemagne, en France et en Grande-Bretagne, sur toute une série de questions théoriques et organisationnelles. Certains des articles en question concernent la naissance et les nombreux débats de la Deuxième Internationale, dont le congrès fondateur a lieu le 14 juillet 1889.
Enfin, le volume I/32, Friedrich Engels, Werke, Artikel, Entwürfe März 1891 bis August 1895 , rassemble les écrits des quatre dernières années de la vie d’Engels. On y trouve un certain nombre d’articles écrits pour les principaux journaux socialistes de l’époque, dont Die Neue Zeit, Le Socialiste et Critica Sociale, mais aussi des préfaces et des postfaces à diverses réimpressions d’œuvres de Marx et d’Engels, des transcriptions de discours, d’entretiens et de vœux aux congrès du parti, des comptes rendus de conversations, des documents qu’Engels a rédigés en collaboration avec d’autres, ainsi qu’un certain nombre de traductions.
Ces trois volumes s’avéreront donc fort utiles pour approfondir l’étude des contributions théoriques et politiques du dernier Engels. Les nombreuses publications et conférences internationales organisées à l’occasion du bicentenaire de sa naissance (1820-2020) ont apporté de nouveaux éclairages sur ces douze années qui ont suivi la mort de Marx et pendant lesquelles Engels s’est consacré à la diffusion du marxisme.
UN AUTRE MARX ?
Quelle image de Marx ressort de la nouvelle édition historico-critique de ses œuvres ? À certains égards, ce nouveau Marx diffère du penseur que de nombreux adeptes et opposants ont présenté au fil des ans – pour ne rien dire des statues de pierre que l’on trouvait sur les places publiques des régimes autoritaires d’Europe de l’Est, qui le montraient pointant l’index vers l’avenir avec une certitude impérieuse. Mais il serait mensonger d’affirmer – comme le font ceux qui saluent avec excès d’enthousiasme un « Marx inconnu » dès que paraît un nouveau texte – que les recherches récentes ont bouleversé tout ce que l’on savait déjà sur lui. Ce que la MEGA² fournit, au contraire, c’est la base philologique permettant de repenser un Marx différent. Non pas parce que la lutte des classes disparaîtrait de sa pensée (comme certains universitaires le souhaiteraient, reprenant le vieux refrain du « Marx économiste » contre le « Marx militant », mais parce qu’il apparaît radicalement différent de l’auteur converti dogmatiquement en source et origine d’un « socialisme réellement existant » centré sur ce seul conflit de classes.
Les nouvelles avancées réalisées dans les études marxiennes laissent penser que l’exégèse de l’œuvre de Marx est à nouveau susceptible de gagner en subtilité. Pendant longtemps, de nombreux marxistes ont mis en avant les écrits du jeune Marx – principalement les Manuscrits économiques et philosophiques de 1844 et L’Idéologie allemande – alors même que le Manifeste du Parti communiste restait son texte le plus lu et le plus cité. Dans ces premiers écrits, cependant, on trouve de nombreuses idées qui ont été abandonnées dans ses travaux ultérieurs. Pendant longtemps, la difficulté d’examiner les recherches de Marx dans les deux dernières décennies de sa vie a entravé notre connaissance des acquis importants qu’il a réalisés à cette époque. Mais c’est surtout dans le Capital et ses brouillons, ainsi que dans les recherches de ses dernières années, que nous trouvons les réflexions les plus précieuses sur la critique de la société bourgeoise. Elles représentent les dernières conclusions, certainement pas définitives, auxquelles Marx est parvenu. Examinées de façon critique à la lumière des changements survenus dans le monde depuis sa mort, elles peuvent encore s’avérer utiles pour une tâche qui demeure importante : théoriser, après les échecs du XXe siècle, un modèle socio-économique alternatif au capitalisme.
Grâce à la MEGA², il n’est plus possible de prétendre que Marx serait un penseur sur lequel tout a déjà été écrit et dit. Il y a encore tant à apprendre de Marx. Il est aujourd’hui possible de le faire en étudiant non seulement ce qu’il a écrit dans ses œuvres publiées, mais aussi les questions et les doutes que contiennent ses manuscrits inachevés.
Traduit de l’anglais par Guillaume Fondu
Références
1. Il existe plusieurs ouvrages qui témoignent de cet intérêt renouvelé. Voir Musto Marcello (ed.), The Marx Revival: Essential Concepts and New Interpretations, Cambridge, Cambridge University Press, 2020.
2. Les volumes II/4.1 et II/4.2 furent publiés avant l’interruption de la MEGA², tandis que le II/4.3 n’a finalement paru qu’en 2012. Ce triple volume porte le nombre total de volumes de la MEGA² publié depuis 1975 à 67. A l’avenir, certains volumes ne seront publiés que sous forme numérique.
3. La MEGA² a publié un volume particulièrement intéressant de ce point de vue, le vol. IV/32 : Karl Marx – Friedrich Engels, Die Bibliotheken von Karl Marx und Friedrich Engels, édité par Hans-Peter Harstick, Richard Sperl and Hanno Strauß, Berlin, Akademie Verlag, 1999. Il consiste en un index de 1450 ouvrages (2100 tomes), soit les deux tiers des livres que possédaient Marx et Engels. Le volume indique en outre, pour chaque volume, les pages sur lesquelles Marx et Engels ont laissé des notes.
4. Pour une recension des 13 volumes de la MEGA² publiés entre 1998, année de la reprise du travail de la MEGA², et 2007, voir Marcello Musto, « The Rediscovery of Karl Marx », International Review of Social History, vol. 52 (2007), n°3, pp. 477-498. La présente recension porte sur les 15 volumes publiés entre 2008 et 2019, soit un total de 20 508 pages.
5. Marx Karl, « Marx’s Undertaking Not to Publish Anything in Belgium on Current Politics » in Marx Karl et Engels Friedrich, Collected Works, vol. 4, Lawrence & Wishart (Electric Book), 2010, p. 677. [Citation traduite depuis la version anglaise, NDT]
6. Marx Karl, »Erklärung gegen Karl Grün » in Marx Karl et Engels Friedrich, Werke, vol. 4, Berlin, Dietz Verlag, 1977 p. 38. [Citation traduite depuis l’original allemand, NDT]
7. Lettre de Karl Marx à Carl Wilhelm Julius Leske, 1er août 1846, in Marx Karl et Engels Friedrich, Correspondance, Tome I, Paris, Les éditions sociales, 2019, p. 396.
8. Friedrich Engels, Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande (1888), Paris, Éditions sociales, 1976. En réalité, Engels avait déjà employé cette expression en 1859, dans sa recension de la Contribution à la critique de l’économie politique de Marx, mais ce texte ne rencontra guère d’écho et le terme ne commença à circuler qu’après la publication du Ludwig Feuerbach.
9. Althusser Louis, Pour Marx (1965), Paris, La Découverte, 2005, p. 25.
10. Lefebvre Henri, Le Matérialisme dialectique (1940), Paris, Puf, 1990, p. 65.
11. Cette phrase ne se trouve pas telle quelle dans l’édition française ayant servi de base au volume anglais. Nous retraduisons donc à partir de ce dernier : Rubel Maximilien, Marx Life and Works, Londres, Macmillan, 1980. p. 13.
12. McLellan David, Karl Marx, Londres, Fontana, 1975, p. 37.
13. MEGA², vol. I/5, édité par Ulrich Pagel, Gerald Hubmann et Christine Weckwerth, Berlin, De Gruyter, 2017.
14. Quelques années avant la publication de ce volume I/5, en 2003, le Marx-Engels-Jahrbuch avait publié une édition allemande des deux premiers chapitres : Marx Karl et Engels Friedrich, Weydemeyer Joseph, Die Deutsche Ideologie. Artikel, Druckvorlagen, Entwürfe, Reinschriftenfragmente und Notizen zu « I. Feuerbach » und « II Sankt Bruno ». Sur cette base, deux chercheurs ont proposé une nouvelle édition anglaise du « Chapitre sur Feuerbach » : Carver Terrell et Blank David, Marx and Engels’s « German Ideology » Manuscripts: Presentation and Analysis of the « Feuerbach Chapter », New York, Palgrave, 2014. Les deux auteurs prétendent à une fidélité maximale au texte original et critiquent l’édition du Marx-Engels Jahrbuch (désormais incluse dans le volume I/5) car, dans la continuité des éditeurs du XXe siècle, elle arrange les manuscrits de manière à donner l’impression d’une œuvre cohérente quoique inachevée.
15. Marx Karl, Engels Friedrich et Weydemeyer Joseph, L’Idéologie allemande. Premier et deuxième chapitres, Paris, Les éditions sociales, 2014, p. 261.
16. Marx Karl et Engels Friedrich, Exzerpte und Notizen Juli bis August 1845, MEGA², vol. IV/4, édité par l’Institut du marxisme-léninisme, Berlin, Dietz, 1988.
17. MEGA², vol. IV/5, édité par Gueorgui Bagaturia, Timm Graßmann, Aleksander Syrov and Liudmila Vasina, Berlin, De Gruyter, 2015.
18. MEGA², vol. I/7, édité par Jürgen Herren et François Melis, Berlin, De Gruyter, 2016.
19. Marx Karl, « La bourgeoisie et la contre-révolution » (1848) in Marx Karl et Engels Friedrich, La Nouvelle Gazette rhénane, trad. L. Netter, tome 2, Paris, Éditions sociales, 1969, p. 250.
20. Marx Karl, Les Luttes de classes en France (1850), in Marx Karl, Oeuvres IV. Politique I, op. cit., p. 332.
21. MEGA2, I/16, édité par Claudia Rechel et Hanno Strauß, Berlin, De Gruyter, 2018. Marx Karl, Les Luttes de classes en France (1850), in Marx Karl, Oeuvres IV. Politique I, op. cit., p. 332.
22. MEGA², vol. IV/14, édité par Kenji Mori, Rolf Hecker, Izumi Omura et Atsushi Tamaoka, Berlin, De Gruyter, 2017.
23. Lettre de Karl Marx à Friedrich Engels, 18 Décembre 1857 in Marx Karl et Engels Friedrich, Correspondance. Tome 5, Paris, Éditions sociales, 1975, p. 89.
24. Lettre de Karl Marx à Friedrich Engels, 16 Janvier 1858, in ibidem, pp. 116-117.
25. MEGA², vol. III/12, édité par Galina Golovina, Tatiana Gioeva et Rolf Dlubek, Berlin, Akademie Verlag, 2013.
26. Marx Karl, Théories sur la plus-value. Tome 1, Paris, Éditions sociales, 1974, p. 26.
27. Lettre de Karl Marx à Friedrich Engels, 18 Juin 1862, in Marx Karl et Engels Friedrich, Correspondance. Tome 7, Paris, Éditions sociales, 1979, pp. 50-51.
28. Idem.
29. Lettre de Karl Marx à Friedrich Engels, 4 Octobre 1862, in ibidem, p. 89.
30. Lettre de Karl Marx à Ludwig Kugelmann, 29 Décembre 1862, in ibidem, p. 109.
31. MEGA2, vol. II/11, édité par Teinosuke Otani, Liudmila Vasina and Carl-Erich Vollgraf, Berlin, Akademie Verlag, 2008.
32. MEGA2, vol. II/13, Berlin, Akademie Verlag, 2008.
33. MEGA2, vol. II/4.3, édité par Carl-Erich Vollgraf, Berlin, Akademie Verlag, 2012. Une partie de ce volume a été récemment traduite en anglais : Karl Marx, « Marx’s Economic Manuscript of 1867-68 (Excerpt) », Historical Materialism, vol. 27 (2019), n° 4, pp. 162-192.
34. Le volume II/4.2 a été récemment traduit en anglais : Moseley Fred (ed.), Marx’s Economic Manuscript of 1864-1865, Leyde, Brill, 2015.
35. Voir Vollgraf Carl-Erich, « Einführung », in MEGA², vol. II/4.3, op. cit., pp. 421-74.
36. MEGA², vol. I/21, édité par Jürgen Herres, Berlin, Akademie Verlag, 2009.
37. On a utilisé certains d’entre eux, par exemple l’adresse et les résolutions présentées lors des congrès de l’Internationale, pour préparer un volume d’anthologie paru à l’occasion des 150 ans de l’organisation : Marcello Musto, Pour lire la Première Internationale (2014), Paris, Les éditions sociales, 2022.
38. Marx Karl, « Konfidentielle Mitteilung » (1870), in Marx Karl et Engels Friedrich, Werke, vol. 16, Berlin, Dietz Verlag, 1962, p. 416. [Citation traduite à partir de l’original allemand, NDT]
39. Ibidem, p. 417.
40. MEGA², vol. IV/18, édité par Teinosuke Otani, Kohei Saito and Timm Graßmann, Berlin, De Gruyter, 2019.
41. Lettre de Karl Marx à Friedrich Engels, 25 Mars 1868, in Marx Karl et Engels Friedrich, Correspondance. Tome 9, Paris, Éditions sociales, 1982, pp. 192-193.
42. Ibidem, p. 194-195.
43. Sur ces questions, on se reportera à l’ouvrage de l’un des éditeurs du volume IV/18 : Saito Kohei, Karl Marx’s Ecosocialism: Capital, Nature and the Unfinished Critique of Political Economy, New York, Monthly Review Press, 2017.
44. MEGA², vol. IV/26, édité par Anneliese Griese, Peter Krüger and Richard Sperl, Berlin, Akademie Verlag, 2011.
45. Engels Friedrich, « Marx, Heinrich Karl », in Marx Karl et Engels Friedrich, Werke, vol. 22, Berlin, Dietz Verlag, 1963, p. 342. [Citation traduite depuis l’original allemand, NDT] Le grand intérêt porté par Marx aux sciences naturelles, demeuré longuement ignoré, est désormais manifeste grâce au vol. IV/31 : Karl Marx et Friedrich Engels, Naturwissenschaftliche Exzerpte und Notizen. Mitte 1877 bis Anfang 1883, édité par Annalise Griese, Friederun Fessen, Peter Jäckel and Gerd Pawelzig, Berlin, Akademie, 1999. Ce volume contient les notes prises par Marx après 1877 sur des ouvrages de chimie organique et inorganique.
46. Voir Musto Marcello, The Last Years of Karl Marx: An Intellectual Biography, Stanford, Stanford University Press, 2020 ; traduction française à paraître en 2023 aux PUF. Voir également Smith David (ed), Marx’s World: Global Society and Capital Accumulation in Marx’s Late Manuscripts, Londres, Yale University Press, 2021.
47. MEGA2, vol. I/30, édité par Renate Merkel-Melis, Berlin, Akademie Verlag, 2011.
48. MEGA2, vol. III/30, édité par Gerd Callesen et Svetlana Gavril’čenko, Berlin, Akademie Verlag, 2013.
49. MEGA2, vol. I/32, édité par Peer Kösling, Berlin, Akademie Verlag, 2010.
Repensando Marx e os marxismos (Book Launch)
Lançamento de Repensar Marx e os marxismos: guia para novas leituras de Marcello Musto.
Debate com Marcello Musto, José Paulo Netto e Virgínia Fontes.
Repensar Marx e os marxismos, de Marcello Musto, é o livro do mês do Armas da Crítica, o clube do livro da Boitempo.
Capital: An Unfinished Masterpiece
In February 1867, after several years of hard work, Marx was finally able to give Engels the long-awaited news that Volume I of his masterpiece was finished. Marx went to Hamburg to deliver the manuscript and, in agreement with his editor Otto Meissner, it was decided that Capital would appear in 3 volumes. The first of them – ‘The Process of Production of Capital’ – was put on sale on 14 September. A few months before that date, Marx had written to his friend Johann Philipp Becker that the publication of his book was, ‘without question, the most terrible missile that has yet been hurled at the heads of the bourgeoisie (landowners included)’ (Marx to Becker, 17 April 1867, Marx and Engels 1987: 358).
Following the final modifications, the table of contents was as follows:
Preface
1. Commodity and money
2. The transformation of money into capital
3. The production of absolute surplus value
4. The production of relative surplus value
5. Further research on the production of absolute and relative surplus value
6. The process of accumulation of capital
Appendix to Part 1, 1: The form of value.
(Marx 1983: 9-10)
Despite the long labour of composition before 1867, the structure of Capital would be considerably expanded over the coming years, and various further modifications would be made to the text. Volume I therefore continued to absorb significant energies on Marx’s part even after its publication.
In October 1867, Marx returned to Capital, Volume II. But this brought a recurrence of his health issues: liver pains, insomnia and carbuncles (see Musto 2018). The new year began much as the old one had ended and at times he was even unable to attend to his correspondence. As soon as he could return to work, he took a great interest in questions of history, agriculture and ecology, compiling notebooks of extracts from works by various authors. Particularly important for him were the Introduction to the Constitutive History of the German Mark, Farm, Village, Town and Public Authority (1854), by the political theorist and legal historian Georg Ludwig von Maurer, and three German works by Karl Fraas: Climate and the Vegetable World throughout the Ages, a History of Both (1847), A History of Agriculture (1852) and The Nature of Agriculture (1857).
While affording Marx a little energy for these new scientific studies, the state of his health continued its ups and downs. Anyway, he was able to put together a group of preparatory manuscripts on the relationship between surplus value and rate of profit, the law of the tendency of the rate of profit to decline, and the metamorphoses of capital – which occupied him until the end of 1868 (See Musto 2019: 26-7). The next year, however, the carbuncles flared up with exhausting regularity and his liver took another turn for the worse. Despite his plan to finish Volume II by September 1869, which had once seemed realistic, his continuing misfortunes over the following years prevented him from ever completing the second part of his magnum opus.
There were, of course, also theoretical reasons for the delay. From Autumn 1868 to Spring 1869, determined to get on top of the latest developments in capitalism, Marx compiled copious excerpts from texts on the finance and money markets that appeared in The Money Market Review, The Economist and similar publications. His ever-growing interest in developments on the other side of the Atlantic drove him to seek out the most up-to-date information. He wrote to his friend Sigfrid Meyer that ‘it would be of great value […] if [he] could dig up some anti-bourgeois material about landownership and agrarian relations in the United States’. He explained that, ‘since [he would] be dealing with rent in [his] 2nd volume, material against H. Carey’s “harmonies” would be especially welcome’ (Marx to Meyer, 4 July 1868, Marx and Engels 1988: 61). Moreover, in Autumn 1869, having become aware of recent literature on socio-economic changes in Russia, he decided to learn Russian so that he could study it for himself. He pursued this new interest with his usual rigour.
The Search for the Definitive Version of Volume I and Le Capital
After many more interruptions and a period of intense political activity for the International Working Men’s Association, following the birth of the Paris Commune, Marx turned to work on a new edition of Capital, Volume I. Dissatisfied with the way in which he had expounded the theory of value, he spent December 1871 and January 1872 rewriting the 1867 appendix (See Musto 2018: 167-8). This led him to address again the first chapter itself, resulting in the manuscript known as ‘Additions and Changes to Capital, Volume I’ (Marx 1983: 1-55). During the revision of the 1867 edition, Marx inserted a number of additions and clarifications and also refined the structure of the entire book. Some of these changes concerned surplus value, the difference between constant capital and variable capital, and the use of machinery and technology. He also expanded the new edition from six chapters to seven books containing 25 chapters, themselves subdivided into more detailed sections. The new edition came out in 1872, with a print run of three thousand copies.
The year 1872 was a year of fundamental importance for the dissemination of Capital, since April saw the appearance of the Russian translation – the first in a long series (Musto and Amini, forthcoming 2023). Begun by German Lopatin and completed by the economist Nikolai Danielson, it was regarded by Marx as ‘masterly’ (Marx to Davidson, 28 May 1872, Marx and Engels 1989: 385).
In this year, too, the publication of the French edition of Capital got under way. Entrusted to Joseph Roy, who had previously translated some of Ludwig Feuerbach’s texts, it was scheduled to appear in batches with the French publisher Maurice Lachâtre, between 1872 and 1875. Marx agreed that it would be good to bring out a ‘cheap popular edition’ (Marx to Lafargue, 18 December 1871, Marx and Engels 1989: 283). ‘I applaud your idea of publishing the translation […] in periodic instalments’, he wrote. ‘In this form the work will be more accessible to the working class and for me that consideration outweighs any other.’ Aware, however, that there was a ‘reverse side’ of the coin, he anticipated that the ‘method of analysis’ he had used would ‘make for somewhat arduous reading in the early chapters’, and that readers might ‘be put off’ when they were ‘unable to press straight on in the first place’. He did not feel he could do anything about this ‘disadvantage’, ‘other than alert and forewarn readers concerned with the truth. There is no royal road to learning and the only ones with any chance of reaching its sunlit peaks are those who do not fear exhaustion as they climb the steep upward paths” (Letter 4 in Part IV of this volume; also Marx to Lachâtre, 18 March 1872, Marx and Engels 1989: 344).
In the end, Marx had to spend much more time on the translation than he had planned for the proof correction. As he wrote to Danielson, Roy had ‘often translated too literally’ and forced him to ‘rewrite whole passages in French, to make them more palatable to the French public’ (Marx to Danielson, 28 May 1872, Marx and Engels 1989: 385). Earlier that month, his daughter Jenny had told Kugelmann that her father was ‘obliged to make numberless corrections’, rewriting ‘not only whole sentences but entire pages’ (Jenny Marx to Kugelmann, 3 May 1872, Marx and Engels 1989: 578) – and a month later she added that the translation was so ‘imperfect’ that he had been ‘obliged to rewrite the greater part of the first chapter’ (Jenny Marx to Kugelmann, 27 June 1872, Marx and Engels 1989: 582). Subsequently, Engels wrote in similar vein to Kugelmann that the French translation had proved a ‘real slog’ for Marx and that he had ‘more or less had to rewrite the whole thing from the beginning’ (Engels to Kugelmann, 1 July 1873, Marx and Engels 1989: 515).
In revising the translation, moreover, Marx decided to introduce some additions and modifications. These mostly concerned the section on the process of capital accumulation, but also some specific points such as the distinction between ‘concentration’ and ‘centralization’ of capital. In the postscript to Le Capital, he did not hesitate to attach to it ‘a scientific value independent of the original’ (Marx 1996: 24). It was no accident that in 1877, when an English edition already seemed a possibility, Marx wrote to Sorge that a translator ‘must without fail […] compare the 2nd German edition with the French edition, in which [he had] included a good deal of new matter and greatly improved [his] presentation of much else’ (Marx to Sorge, 27 September 1877, Marx and Engels 1991: 276). In a letter of November 1878, in which he weighed the positive and negative sides of the French edition, he wrote to Danielson that it contained ‘many important changes and additions’, but that he had ‘also sometimes been obliged – principally in the first chapter – to simplify [aplatir] the matter’ (Marx to Danielson, 15 November 1878, Marx and Engels 1991: 343). For this reason, he felt it necessary to clarify later in the month that the chapters ‘Commodities and Money’ and ‘The Transformation of Money into Capital’ should be ‘translated exclusively from the German text’ (Marx to Danielson, 28 November 1878, Marx and Engels 1991: 346).
The drafts of Capital, Volume II, which were left in anything but a definitive state, present a number of theoretical problems. The manuscripts of Capital, Volume III have a highly fragmentary character, and Marx never managed to update them in a way that reflected the progress of his research. It should also be borne in mind that he was unable to complete a revision of Capital, Volume I that included the changes and additions he intended to improve his book. In fact, neither the French edition of 1872-75 nor the German edition of 1881 can be considered the definitive version that Marx would have liked it to be.
Marx through Le Capital
Following its original appearance in German in 1867, Capital was published in its entirety in only three more editions during Marx’s lifetime. All of them came out, at least in part, in 1872: the Russian translation in the month of March, the revised second German edition – in nine parts – between Spring of that year and January 1873, and the series of 44 instalments of the French translation, from September 1872 to May 1875.
The appearance of Le Capital, translated by Joseph Roy and revised by Marx himself, had considerable importance for the diffusion of his work around the world. It was used for the translation of many extracts into various languages – the first in English and Spanish, for example – as well as for compendia such as the one put together in 1879 by the Italian anarchist Carlo Cafiero, which received Marx’s approval and achieved a wide circulation. More generally, Le Capital represented the first gateway to Marx’s work for readers in various countries. The first Italian translation – published in instalments between 1882 and 1884 and then as a book in 1886 – was made directly from the French edition, as was the translation that appeared in another Mediterranean country (Greece) in 1927. In the case of Spanish, Le Capital made it possible to bring out some partial editions and two complete translations: one in Madrid, in 1967, and one in Buenos Aires, in 1973. Since French was more widely known than German, it was thanks to this version that Marx’s critique of political economy was able to reach many countries in Latin America more rapidly. Much the same was true for Portuguese-speaking countries. In Portugal itself, Capital circulated only through the small number of copies available in French, until an abridged version appeared in Portuguese shortly before the fall of the Salazar dictatorship. In general, political activists and researchers in both Portugal and Brazil found it easier to approach Marx’s work via the French translation than in the original. The few copies that found their way into Portuguese-speaking African countries were also in that language.
Colonialism also partly shaped the mechanisms whereby Capital became available in the Arab world. While in Egypt and Iraq it was English that featured most in the spread of European culture, the French edition played a more prominent role elsewhere, especially in Algeria, which in the 1960s was a significant center for the circulation of Marxist ideas in the Maghreb, as well as in the Levant, where two full Arabic translations of Capital appeared in Syria and Lebanon, in 1956 and 1970 respectively. Moreover, between 1966 and 1970, a serialized Farsi edition was produced in exile, in the German Democratic Republic.
The great significance of Le Capital stretched to other parts of Asia. The first Vietnamese translation of Volume I, published between 1959 and 1960, was based on the Roy edition. The highly rigorous studies of Marx in Japan in the second half of the twentieth century enabled a Japanese translation of Capital to appear there in 1979, preceded by two anastatic reprints of the French edition in 1967 and 1976. As to China, a Mandarin translation first came out in 1983 – in a series of publications to commemorate the hundredth anniversary of Marx’s death.
Thus, as well as being often consulted by translators around the world and checked against the fourth German edition – published by Engels in 1890 –, Le Capital has until now served as the basis for complete translations into eight languages, to which we should add numerous partial editions in various countries (Marcello Musto and Babak Amini forthcoming 2023). One hundred and fifty years since its first publication, it continues to be a source of stimulating debate among people interested in Marx’s work.
In a letter to Friedrich Adolph Sorge, the last general secretary of the International Working Men’s Association, Marx himself remarked that with Le Capital he had ‘consumed so much of [his] time that [he would] not again collaborate in any way on a translation’ (Marx to Sorge, 27 September 1877, Marx and Engels 1991: 276). The toil and trouble that he put into producing the best possible French version were remarkable indeed. But we can certainly say they were well rewarded.
References
1. Still unpublished, these notes are included in the IISH notebooks, Marx-Engels Papers, B 108, B 109, B 113 and B 114.
2. In early 1870 Marx’s wife told Engels that, ‘instead of looking after himself, [he had begun] to study Russian hammer and tongs, went out seldom, ate infrequently, and only showed a carbuncle under his arm when it was already very swollen and had hardened’ (Jenny Marx to Engels, 17 January 1870, Marx and Engels 1988: 551). Engels hastened to write to his friend, trying to persuade him that ‘in the interests of the Volume II’ he needed ‘a change of life-style’; otherwise, if there was ‘constant repetition of such suspensions’, he would never finish the book (Engels to Marx, 19 January 1870, Marx and Engels 1988: 408). The prediction was spot on.
3. In 1867 Marx had divided Capital, Volume I, into chapters. In 1872 these became sections, each with much more detailed subdivisions.
4. For a list of the additions and modifications in the French translation that were not included in the third and fourth German editions, see Marx 1983: 732-83.
5. The editorial work that Engels undertook after his friend’s death to prepare the unfinished parts of Capital for publication was extremely complex. The various manuscripts, drafts and fragments of volumes II and III, written between 1864 and 1881, correspond to approximately 2,350 pages of the MEGA2. Engels successfully published Volume II, in 1885, and Volume III, in 1894. However, it must be borne in mind that these two volumes emerged from the reconstruction of incomplete texts, often consisting of heterogeneous material. They were written in more than one period in time and thus include different, and sometimes contradictory, versions of Marx’s ideas.
6. See, for example, Marx to Danielson, 13 December 1881: ‘In the first instance I must first be restored to health, and in the second I want to finish off the 2nd vol. […] as soon as possible. […] I will arrange with my editor that I shall make for the 3d edition only the fewest possible alterations and additions. […] When these 1,000 copies forming the 3d edition are sold, then I may change the book in the way I should have done at present under different circumstances’ (Marx and Engels 1993: 161).
7. See the section ‘The Early Dissemination of Capital in Europe’ in Musto 2020: 77-85.
Bibliography
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Marx, Karl (1983 [1867]) Das Kapital. Kritik der Politischen Ökonomie. Erster Band, Hamburg 1867 Marx Engels Gesamtausgabe (MEGA2), vol. II/5, Berlin: Dietz Verlag.
Marx, Karl (1996 [1875]) ‘Afterword to the French Edition’, in Marx Engels Collected Works, vol. 35: Karl Marx, Capital, Volume I, Moscow: Progress Publishers, p. 24.
Marx, Karl, IISH, Marx-Engels Papers, B 108, B 109, B 113 and B 114.
Marx, Karl and Engels, Friedrich (1987) Marx Engels Collected Works, vol. 42: Letters, 1864–68, Moscow: Progress Publishers.
Marx, Karl and Engels, Friedrich (1988) in Marx Engels Collected Works, vol. 43: Letters 1868–70, Moscow: Progress Publishers.
Marx, Karl and Engels, Friedrich (1989) in Marx Engels Collected Works, vol. 44: Letters 1870–73, Moscow: Progress Publishers.
Marx, Karl and Engels, Friedrich (1991) in Marx Engels Collected Works, vol. 45: Letters 1874–79, Moscow: Progress Publishers.
Marx, Karl and Engels, Friedrich (1993) in Marx Engels Collected Works, vol. 46: Letters 1880–83, Moscow: Progress Publishers.
Musto, Marcello (2018), Another Marx: Early Manuscripts to the International, London–New York: Bloomsbury.
Musto, Marcello (2019) “Introduction: The Unfinished Critique of Capital”, in Marcello Musto (Ed.), Marx’s Capital after 150 Years: Critique and Alternative to Capitalism, London–New York: Routledge, pp. 1-35.
Musto, Marcello (2020) The Last Years of Karl Marx: An Intellectual Biography, Stanford: Stanford University Press.
Musto, Marcello and Amini, Babak eds. (2023 forthcoming), The Routledge Handbook of Marx’s ‘Capital’: A Global History of Translation, Dissemination and Reception, London-New York: Routledge.