Baptiste Eychart, Les Lettres françaises

Review of Les dernières années de Karl Marx

Le découpage de la vie intellectuelle de Karl Marx est un exercice déjà ancien : dès les années 1950, on s’est efforcé de distinguer le Jeune Marx du Marx de la maturité, soit le Marx encore marqué par l’humanisme de Feuerbach et le Marx du Capital et de la fondation du matérialisme historique. La question de la fameuse coupure épistémologique a été au cœur des interprétations d’un Althusser en France ou, plus tôt encore, d’un Délia Volpe en Italie et fut l’objet de débats dont la virulence peut étonner rétrospectivement. Aujourd’hui ces débats semblent clos et l’althussérisme, tout comme le dellavolpisme d’ailleurs, appartiennent à l’histoire du marxisme et ne constituent plus vraiment des écoles.

Paradoxalement, on a vu fleurir depuis plusieurs années une suite d’études qui prennent pour objet non pas simple-ment Marx, ni non plus spécifiquement le Marx de la maturité mais ce qu’un consensus académique désigne plus ou moins comme le « Dernier Marx », le Marx d’après la publication du Capital, le Marx inspirant les courants du mouvement ouvrier inaugurant le socialisme moderne, le Marx se confrontant aux recherches ethnologiques de son temps etc. Ces études se révèlent d’im très grand intérêt en nous montrant un Marx souvent plus proches des problé-matiques actuelles qu’on pourrait le penser. L’ouvrage de Marcello Musto, Les dernières années de Karl Marx. prolonge à son extrême limite cette démarche puisqu’il se propose de traiter les trois dernières années de vie du communiste rhénan, soit les années de 1881 à 1883. Le tour de force de Musto est de rendre extrêmement intéressant ces trois années a priori « chiches » en production intel¬lectuelle et en pratique politique.

Maladies et peines de toutes sortes

La séquence 1881-83 semble d’autant plus chiche que Marx mourut précocement en 1883 : le 14 mars il fut emporté par une insuffisance cardiaque liée à une tubercu-lose qui l’avait considérablement affaibli. Et durant les mois antérieurs, il était déjà perclus de graves problèmes physiques qui réduisaient dramatiquement ses capacités de travail. D’une certaine manière, les dernières années de Karl Marx apparaissent comme celle d’une lutte entre des exigences intellectuelles toujours vives et des obstacles humains de plus en plus insurmontables.

Exigence intellectuelle car contrairement à certaines interprétations hasardeuses, l’incapacité de Marx d’achever les livres 2 et 3 du Capital ne tient pas du tout à des obsta-cles épistémologiques insurmontables (on pense notamment au problème de la transformation des valeurs en prix). Les dernières années de Kart Marx démontre bien que le projet de finir au moins le livre 2 n’était pas du tout abandonné par Marx ; il y travaillait encore en 1881… dans la mesure du possible. Souffrant de bronchite et de pleurésie, contraint à différents voyages par ses médecins qui l’enjoignaient à chercher un climat plus clément vers l’île de Wight, la France, et l’Algérie, Karl Marx vit son temps et ses capa¬cités de travail drastiquement réduits. En outre, les chagrins du deuil ne l’épargnèrent pas : si la famille Marx avait déjà eu à souffrir des décès prématurés de trois des six enfants du couple, les dernières années de Marx furent les plus douloureuses sur ce plan. En l’espace de deux ans, Marx perdit sa femme, Jenny von Westphalen ( 1881 ) puis sa fille aînée, Jenny Longuet (1883), décédée à 39 ans. Trop malade, il ne put assister aux funérailles de cette dernière, emportée très brutalement, quatre mois après la naissance de sa fille. C’est im homme en partie brisé par la tristesse qui s’éteint le 14 mars 1883.

On connaît l’affection qu’avait Marx pour ses trois filles et l’attention qu’il prit, avec sa femme, à leur éducation à la fois très soignée mais aussi émancipatrice. Logiquement Karl Marx se prit d’attachement aussi pour ses petits¬enfants qui s’intégrèrent dans un foyer familial dans lequel il jouait le rôle d’un patriarche bienveillant que peint très bien en plusieurs paragraphes évocateurs Marcello Musto. C’est un moment assez lumineux de bonheur familial et d’optimisme qui ouvre les premiers chapitres des Dernières années de Karl Marx et l’on se plaît à suivre Marx en promenade avec ses petits-enfants ou avec ses trois chiens. Peut-être l’auteur aurait-il pu insister plus nettement sia le rôle d’Eleanor Marx, la benjamine qui fut un appui essentiel pour ses deux parents jusqu’à la fin de leurs jours.

Evoquer les contraintes que cela entraîna pour elle aurait permis de nuancer le tableau d’une famille que plus personne ne se propose d’idéaliser, mais qui fut incon-testablement heureuse jusqu’aux toutes dernières années.

Achever les derniers livres du Capital

Marx manqua assurément de temps et d’énergie pour conclure la rédaction du livre 2 du Capital et ce fut Engels qui l’acheva en 1885, trois ans après sa mort. Il perdit aussi du temps à se pencher sur les idées de l’économiste américain Henry George, largement oublié aujourd’hui mais auteur d’un bestseller à l’époque, Progrès et pauvreté (1879). Il y défendait l’idée que le paupérisme pourrait être vaincu par une panacée : tme seule et unique taxe foncière qui se substituerait aux autres impôts et qui éviterait de devoir transformer les rapports de propriété. Rétrospective-ment, on peut déplorer que Marx, sollicité par certains de ses correspondants socialistes, ait perdu une partie de son temps à se pencher sur les écrits de Henry George pour les réfuter (il en concluait qu’il était un « théoricien complètement arriéré »).

Mais il restait un acteur du mouvement socialiste naissant et jouait volontairement le rôle de conseiller et d’inspirateur. Il fut donc impliqué dans d’autres tâches, certes chronophages, mais au moins plus fécondes que l’analyse du pensum de Henry George. Parmi celles-ci, on trouve l’élaboration du programme du parti de Jules Guesde et Paul Lafargue, le Parti ouvrier français (POF). Les sources citées par Musto insistent sur l’importance de Marx dans ce travail de rédaction lorsque Jules Guesde se rendit à Londres en mai 1880 pour travailler avec lui. À en lire les passages qui assènent que « I’émancipation de la classe productive est celle de tous les êtres humains sans distinc¬tion de sexe ni de race » ou qui revendiquent 1 ‘« interdiction légale aux patrons d’employer des ouvriers étrangers à un salaire inférieur à celui des ouvriers français », on perçoit l’importance aujourd’hui de ce programme qui relève bien d’un universalisme révolutionnaire toujours vivant.

Mais le cœur du projet de Marx dans ses dernières années était évidemment la rédaction des livres 2 et 3 du Capital. Le matériau qu’a utilisé Engels pour en proposer des éditions en 1885 et 1894 est pléthorique et parfois contradictoire comme les chercheurs de la MEGA ont su le démontrer. En ses dernières années, Marx se débattait avec les nouveaux impératifs intellectuels qu’il s’était donnés. Cherchant à affiner son analyse sur les voies historiques menant au développement et à l’affirmation du mode de production capitaliste, Marx effectua un gros travail de lectures sur l’Indonésie et l’Inde coloniales et précoloniales, sur la propriété agraire en Algérie, sur l’histoire de la banque notamment en Italie, voire sur le commerce byzantin… On connaît son intérêt pour la question du sort de la propriété communautaire en Russie, mais on sait moins qu’il suivait aussi de très près le développement économique des États- Unis. Et à chaque fois, il remplissait des cahiers de notes, établissait des chronologies extrêmement détaillées, se montrant fidèle à une éthique du travail intellectuel « remarquable ». Marx aurait sans doute pu clore le livre 2 du Capital après la publication du premier livre en 1867 en synthétisant les matériaux qu’il avait rédigés mais il visait encore davantage de rigueur dans ses analyses que ses tâches politiques et intellectuelles extrêmement exigeantes ne pouvait qu’alimenter. L’excellent livre de Marcello Musto nous montre qu’ainsi il n’aurait été en rien fidèle à lui-même et à l’idée qu’il se faisait de son rôle au sein du mouvement d’émancipation des travailleurs.

Published in:

Les Lettres françaises

Date Published

1 September, 2023

Author:

Baptiste Eychart