Diffusion et réception du Manifeste en Italie de 1889 à 1945

Dans les dernières années, nous avons assisté à un fort regain d’intérêt pour Marx, auteur considéré durant la décennie précédente comme définitivement « dépassé ». La méconnaissance et la fortune de Marx en Italie et les vicissitudes de la publication du Manifeste, qui n’a été traduit qu’en 1889.
A cause de conflits théoriques et d’aléas politiques, l’intérêt pour l’oeuvre de Marx n’a jamais été constant et a connu, dès le début, des phases indéniables de déclin. De la « crise du marxisme » à la dissolution de la « Seconde Internationale », des discussions sur les limites de la théorie de la plus-value aux tragédies du communisme soviétique, les critiques formulées contre les idées de Marx ont semblé, chaque fois, en dépasser définitivement l’horizon conceptuel. Mais il y a toujours eu un « retour à Marx »1. Constamment, un nouveau besoin de faire référence à son œuvre s’est fait sentir. A travers la critique de l’économie politique, les passages sur l’aliénation ou les pages brillantes des pamphlets politiques, elle a continué à exercer un attrait irrésistible sur ses partisans comme ses opposants.
Bien qu’à la fin du siècle dernier l’on ait décrété à l’unanimité l’oubli de Marx, depuis quelques années, contre toute attente, Marx est remonté sur le théâtre de l’histoire. En effet, on peut constater pour ce dernier un véritable regain d’intérêt ; sur les étagères des bibliothèques d’Europe, États-Unis et Japon, ses écrits sortent de plus en plus fréquemment de la poussière.
La redécouverte de Marx se fonde sur sa capacité persistante à expliquer le présent, tant il reste un instrument indispensable pour pouvoir le comprendre et le transformer. Face à la crise de la société capitaliste et aux contradictions profondes qui la traversent, on se remet à interroger cet auteur mis trop hâtivement de côté après 1989. Ainsi l’affirmation de Jacques Derrida « Ce sera toujours une faute de ne pas lire et relire et discuter Marx »2, qui, il y a encore quelques années, semblait une provocation isolée, est de plus en plus partagée. En effet, dès la fin des années 90, des émissions télévisées et radiophoniques quotidiennes, périodiques, ne font que discuter du penseur le plus actuel de notre époque : Karl Marx. Le premier article à produire un certain écho en ce sens fut The return of Karl Marx, paru dans The New Yorker 3. Puis ce fut la BBC, qui en 1999 a attribué à Marx la qualité de plus grand penseur du millénaire. Quelques années plus tard, un numéro du Nouvel Observateur a été entièrement consacré à Karl Marx – le penseur du troisième millénaire ?4 et peu après l’Allemagne a payé également son tribut à celui qu’elle avait contraint à l’exil pendant quarante ans : en 2004, plus de 500 000 téléspectateurs de la télévision nationale ZDF ont élu Marx troisième personnalité allemande de tous les temps (et première, par contre, dans la catégorie « actualité ») et, durant les dernières élections, la célèbre revue Der Spiegel mettait Marx en couverture en titrant Ein Gespenst kehrt zurück (un spectre revient), avec les doigts en signe de victoire 5. Pour compléter cette curieuse revue de presse, ajoutons le sondage mené en 2005 par la station de radio BBC4, qui a remis à Marx la palme du philosophe le plus aimé des auditeurs anglais.
Même la lecture de Marx, presque complètement laissée de côté il y a quinze ans, montre des signes diffus de reprise et, avec l’essor de nouvelles études marquantes, des opuscules au titre My read Marx today ? paraissent dans plusieurs langues. Les revues internationales ouvertes à des contributions à propos de Marx et des marxismes rencontrent une faveur analogue, et de même, les colloques, cours et séminaires universitaires consacrés à cet auteur reviennent à la mode. Enfin, même timidement ou de manière plutôt confuse, de l’Amérique latine au mouvement altermondialiste, une nouvelle demande de Marx vient aussi du versant politique.
Encore une fois, le texte marxien qui plus qu’aucun autre a suscité les réactions les plus favorables chez les lecteurs et les chercheurs a été le Manifeste du parti communiste. En 1998, à l’occasion du cent cinquantième anniversaire de la publication, le Manifeste de Marx et Engels a été imprimé à des dizaines de nouvelles éditions en tous points de la planète et célébré non seulement comme la plus formidable prévision du développement du capitalisme à l’échelle mondiale, mais aussi comme le texte politique le plus lu de l’histoire de l’humanité. Pour cette raison, il peut être intéressant de reparcourir l’histoire de sa première propagation dans la Péninsule.

LA MÉCONNAISSANCE ITALIENNE
En Italie, les théories de Marx ont joui d’une popularité extraordinaire. En inspirant partis, organisations syndicales et mouvements sociaux, elles ont contribué, comme nulle autre, à la transformation de la vie politique nationale. En se répandant dans tous les domaines de la science et de la culture elles en ont changé de manière irréversible l’orientation et même le lexique. En concourrant à la prise de conscience de la propre condition des classes subalternes, elles sont devenues le principal instrument théorique dans le processus d’émancipation de millions d’hommes et de femmes.
Le niveau de diffusion qu’elles ont atteint peut être comparé à celui de peu d’autres pays. Il faut donc s’interroger sur l’origine de cette notoriété. C’est-à-dire : quand a-t-on commencé à parler pour la première fois de « Carlo Marx » ? Quand est apparu sur les journaux ce nom au bas des premiers écrits traduits ? Quand sa réputation s’est-elle propagée dans l’imaginaire collectif d’ouvriers et de militants socialistes ? Surtout, comment et dans quelles circonstances s’est affirmée sa pensée ?
Les toutes premières traductions des écrits de Marx, presque complètement inconnu durant les mouvements révolutionnaires de 1848, ne sont apparues que dans la seconde moitié des années soixante. Néanmoins, elles sont restées peu nombreuses et ne concernaient que l’ Orientation et les Statuts de l’« International Working Men’s Association ». C’est sans aucun doute l’éloignement de Marx et Engels de l’Italie qui a concouru à ce retard. Malgré la fascination qu’ils nourrissaient pour l’histoire et la culture italiennes et leur grand intérêt pour ce pays, Marx et Engels n’eurent pas de correspondants italiens avant 1860 et de relations politiques effectives avant 1870 6.
Un premier intérêt concernant la figure de Marx n’est apparu qu’au moment de l’expérience révolutionnaire de la Commune de Paris. En effet, la presse nationale de même que la myriade de journaux ouvriers de l’époque ont consacré en peu de semaines au « fondateur et dirigeant de l’Internationale »7 des esquisses biographiques et la publication d’extraits de lettres et de résolutions politiques (dont La Guerre civile en France). Même à cette occasion, les écrits imprimés – qui, si l’on comprend ceux d’Engels, atteignaient le nombre de 85 pour les seules années de 1871 et 1872 – concernaient exclusivement des documents de l’« Internationale », portant témoignage d’une attention d’abord politique puis seulement ensuite à caractère théorique 8. En outre, des descriptions fantaisistes, parues sur certains journaux, ont contribué à donner à son image une aura légendaire : « Karl Marx est un homme d’une ingéniosité et d’un courage à toute épreuve. Il court d’un État à l’autre, il change continuellement d’apparence, pour tromper la vigilance des espions de toutes les polices d’Europe. »9
L’autorité qui a commencé à entourer le nom de Marx fut aussi grande que vague 10. Effectivement, durant cette époque, des manuels de propagande diffusaient les conceptions de Marx – ou présumées telles – avec celles de Darwin et Spencer “. Sa pensée est alors considérée comme synonyme de légalisme 12 ou de positivisme 13. Ses théories furent synthétisées de manière invraisemblable avec celles pourtant aux antipodes de Fourier, Mazzini et Bastiat14. Sa figure côtoie – au gré des malentendus – celle de Garibaldi 15 ou de Schâffle 16.
En plus de rester aussi approximatif, l’intérêt porté à Marx, ne s’est pas traduit non plus par une adhésion à ses positions politiques. En effet, parmi les intemationalistes italiens – qui dans la confrontation entre Marx et Bakounine ont pris parti de façon presque compacte pour ce dernier -, son élaboration est restée presque inconnue et le conflit au sein de l’« Internationale » a été perçu plus comme une confrontation personnelle que comme un affrontement théorique 17.
Malgré cela, dans la décennie suivante marquée par l’hégémonie de la pensée anarchiste – qui n’a trouvé guère de mal à s’imposer dans la réalité italienne caractérisée par l’absence d’un capitalisme industriel moderne, et par conséquent une réalité ouvrière encore limitée, sans parler de la tradition encore vivante des conspirations liée à la récente révolution dans le pays18 -, les éléments théoriques de Marx sont allés lentement en s’affirmant dans les rangs du mouvement ouvrier 19. Ils ont méme connu paradoxalement une première diffusion gràce aux anarchistes, qui partageaient complètement les théories de l’autoémancipation ouvrière et de la lutte des classes, contenues dans les Statuts et dans les Orientations de l’« Intemationale »20. Ensuite, ces demiers ont continué à publier Marx, souvent en polémiquant avec le socialisme, alors révolutionnaire en paroles, mais, dans la pratique, légaliste et révisionniste. La plus importante initiative fut certainement la publication en 1879 de l’abrégé du premier livre du Capital, sous la direction de Carlo Cafiero. Ce fut la première occasion où, méme sous une forme vulgarisée, les principaux concepts théoriques de Marx ont pu commencer à circuler en Italie.

LES ANNÉES 1880 ET LE « MARXISME » SANS MARX
Les écrits de Marx ne furent pas non plus traduits pendant les années 80. Mis à part très peu d’articles parus dans la presse socialiste, les seules oeuvres publiées furent deux oeuvres d’Engels (Socialisme utopique et socialisme scientifique en 1883 et L’Origine de la famille, de la proprie pnvee et de J’Etat en 1885) et n’ont paru – en éditions de très faible diffusion – que gràce à l’opiniàtreté et à la capacité d’initiative du socialiste bénéventin Pasquale Martignetti. Au contraire, d’importants éléments de la culture officielle, moins hostiles à l’égard de Marx que ceux d’Allemagne, ont commencé à s’occuper de ce dernier. Ainsi, à l’initiative des plus importants niveaux éditoriaux et universitaires, la très prestigieuse revue Biblioteca dell’economista, la méme que Marx avait consultée de nombreuses fois au cours de ses recherches au British Museum, a publié entre 1882 et 1884 en fascicules séparés et en 1886 en un volume unique, le premier livre du Capital. Pour preuve de l’insignifiance du mouvement italien, Marx n’eut connaissance de cette initiative, qui fut l’unique traduction de l’oeuvre réalisée en Italie jusqu’à après la Seconde Guerre mondiale, que par hasard deux mois avant sa mort 21. Quant à Engels, il ne l’apprit qu’en 1893 22 !
Malgré toutes les limites que nous avons décrites brièvement, la première diffusion du « marxisme » peut dater en fait de cette période. Cependant, à cause du nombre très restreint de traductions des écrits de Marx et de la difficulté non moins grande à se les procurer, cette diffusion n’eut presquejamais lieu en partant des sources originales, mais à travers des références indirectes, des citations de seconde main, des résumés écrits par la myriade d ‘épigones ou prétendus continuateurs apparus en peu de temps 23.
Durant ces années l’on vit se développer un véritable processus d’osmose culturelle, qui a touché non seulement les diverses conceptions socialistes présentes sur le territoire, mais aussi des idéologies qui n’avaient rien à voir avec le socialisme. Des intellectuels, des agitateurs politiques et des journalistes affûtaient leurs propres idées en mélangeant le socialisme avec tous les autres instruments théoriques dont ils disposaient24. Et si le « marxisme » a réussi rapidement à s’affirmer par rapport aux autres doctrines, et ceci également en raison de l’absence d’un socialisme italien autochtone, l’effet de cette homogénéisation culturelle fut la naissance d’un « marxisme » appauvri et déformé 25. Un « marxisme » passe-partout 26. Surtout, un « marxisme » sans connaissance de Marx, étant donné que les socialistes italiens qui l’avaient lu dans le texte original pouvaient encore se compter sur les doigts de la main 27.
Ce marxisme, bien qu’élémentaire, impur, déterministe et soumis aux contingences politiques, fut néanmoins capable de conférer une identité au mouvement ouvrier, de s’affirmer dans le Parti des Travailleurs Italiens fondé en 1892 et même d’imposer sa propre hégémonie dans la culture et la science italiennes28.
Jusqu’à la fin des années 80, on ne trouve aucune trace du Manifeste du parti communiste. Néanmoins ce dernier exercera, avec son principal interprète, Antonio Labriola, un rôle important dans la rupture avec ce « marxisme » altéré qui avait caractérisé jusqu’alors la réalité italienne. Mais avant d’en parler, il faut faire un retour en arrière.

LES PREMIÈRES PARUTIONS DU MANIFESTE EN ITALIE
Le prologue à la première édition du Manifeste du parti communiste en annonçait la publication « en anglais, français, italien, néerlandais et danois 29. Mais ce projet ne vit jamais le jour. En fait, si le Manifeste est devenu l’un des écrits les plus répandus de l’histoire de l’humanité, ce ne fut pas selon le plan des deux auteurs.
La première tentative de traduction du « Manifeste en italien et en espagnol » fut entreprise à Paris par Hermann Ewerbeck, dirigeant de la Ligue des Communistes de la capitale française 30. Cependant, malgré le fait qu’à des années de distance, Marx signale à tort dans son Herr Vogt l’existence d’une édition italienne 31, cette entreprise ne fut jamais menée à terme. Du projet initial, seule la traduction anglaise fut réalisée en 1850, précédée de la suédoise en 1848. Puis, suite à la défaite de la révolution de 1848-49, le Manifeste tomba dans l’oubli. Les seules réimpressions, deux dans les années 50 et trois dans les années 60, parurent en allemand et il faudra attendre vingt ans pour que sortent de nouvelles traductions. En effet, 1869 voit l’impression de l’édition russe et 1871 de l’édition serbe. A la même époque, à New York, la première version anglaise publiée aux États-Unis voit le jour ( 1871 ) de même la première traduction française (1872). En 1872 toujours sort à Madrid la première traduction espagnole, suivie, l’année d’après par la traduction portugaise effectuée à partir de cette dernière.
A cette époque, en Italie, le Manifeste était encore inconnu. Sa première brève présentation, composée de résumés et extraits du texte, n’apparut qu’en 1875, dans l’oeuvre de Vito Cusumano, Les Écoles économiques de l’Allemagne face à la question sociale. On pouvait y lire ceci « du point de vue du prolétariat, ce programme est aussi important que la Déclaration des droits de l’homme pour la bourgeoisie c’est l’un des événements les plus importants du xix, siècle, l’un de ceux qui marquent, qui donnent un nom et un sens à un siècle 32. Ensuite, les références au Manifeste se firent rares. Néanmoins, l’écrit fut cité en 1883 dans les articles qui rapportaient la nouvelle de la disparition de Marx. Le journal socialiste La Plebe en n parlait comme un « des documents fondamentaux du socialisme contemporain […] symbole de la majorité du prolétariat socialiste de l’Occident et de l’Amérique du Nord 33. Le quotidien bourgeois la Gazetta Piemontese présentait au contraire Marx comme l’auteur du « fameux Manifeste des Communistes, qui devint l’étendard du socialisme militant, le catéchisme des déshérités, l’évangile sur lequel votent, jurent, combattent les ouvriers allemands et la majeure partie des ouvriers anglais 34. Malgré ces appréciations, une édition se faisait encore attendre.
En 1885, après avoir reçu une copie du Manifeste par Engels, Martignetti en fit la traduction. Or, faute d’argent, l’édition ne fut jamais publiée. La première traduction italienne ne parut qu’en 1889, avec plus de quarante ans de retard, lorsque avaient déjà été publiées vingt-et-une éditions allemandes, douze russes, onze françaises, huit anglaises, quatre espagnoles, trois danoises (la première en 1884), deux suédoises et une respectivement en portugais, tchèque (1882), polonais (1883), norvégien (1886) et yiddish (1889). Le texte italien fut publié sous le titre Manifeste des socialistes rédigé par Marx et Engels, en dix fois entre août et novembre, dans le journal démocratique de Crémone L’Eco del popolo. Mais cette version se distinguait par sa mauvaise qualité, s’avérait privée des préfaces de Marx et Engels, de la troisième section (Littérature socialiste et communiste) et de différentes autres parties qui furent omises ou résumées. De plus, la traduction de Leonida Bissolati, faite d’après l’édition allemande de 1883 et confrontée avec celle de Laura Lafargue en 1885, simplifiait les expressions les plus compliquées. Donc, plus que d’une traduction, il s’agissait d’une vulgarisation, avec un certain nombre de passages traduits textuellement 35.
La seconde édition italienne, qui fut la première à paraître en brochures, date de 1891. La traduction, faite d’après la version française de 1885 du journal parisien Le Socialiste, et la préface sont dues à l’anarchiste Pietro Gori. Le texte se signale par l’absence de préambule et par différentes erreurs. L’editeur Flaminio Fantuzzi, lui aussi proche des positions anarchistes, n’en a avisé Engels qu’une fois les choses faites et ce dernier, dans une lettre à Martignetti, a exprimé sa gêne pour 1es « préfaces d’inconnus du type Gori >>36.
La troisième édition italienne est parue en 1892, en feuilleton, sur le périodique Lotta di classe de Milan. Cette version, qui se présentait comme la « première et seule traduction italienne du Manifesto, qui ne soit pas une trahison » 3′, fut menée par Pompeo Bettini sur l’édition allemande de 1883. Même si celle-ci présentait des erreurs et des simplifications de certains passages, elle s’est affirmé de façon décisive sur les autres, a connu de nombreuses rééditions jusqu’en 1926, et a donné le coup d’envoi au processus de formation de la terminologie marxiste en Italie 38. Cannée suivante, avec certaines corrections et améliorations de style et avec l’indication que«la version complète [a été] faite à partir de la 5e édition allemande (Berlin 1891) >>39, cette traduction est parue en brochures à 1 000 exemplaires. En 1896 elle fut réimprimée à 2 000 exemplaires. Le texte contenait les préfaces de 1872,1883 et 1890, traduites par Filippo Turati, directeur de Critica Sociale, alors principale revue du socialisme italien, et le préambule Au lecteur italien que ce dernier avait réussi à obtenir d’Engels pour l’occasion, afin de pouvoir distinguer la nouvelle édition de celles qui l’avaient précédée. La préface italienne fut la dernière écrite pour le Manifeste par un de ses auteurs.
Dans les années suivantes, furent publiées deux autres éditions qui, bien que privées de l’indication du traducteur, reprenaient fondamentalement la version de Bettini. La première, à laquelle manquaient néanmoins la préface et la troisième section, fut réalisée pour donner au Manifeste une édition populaire et à bon marché. Elle fut publiée à l’occasion du 1er mai 1897 par la revue Era Nuova et parut à Diano Marina (en Ligurie) à 8 000 exemplaires. La seconde, sans les préfaces, à Florence, chez l’éditeur Nerbini, en 1901.

LE MANIFESTE ENTRE LA FIN DU XIXe SIÈCLE ET LE FASCISME
Dans les années 1890, la diffusion des écrits de Marx et Engels a fait de grands progrès. La consolidation des structures éditoriales de ce qui était devenu le Parti Socialiste Italien, l’oeuvre accomplie par les nombreux petits journaux et éditeurs et la collaboration d’Engels à la Critica sociale ont grandement contribué à donner une connaissance plus large de l’oeuvre de Marx. Mais cela n’a pas suffi pas à endiguer le processus d’altération qui en accompagnait la diffusion. Le choix de mâtiner les conceptions de Marx aux théories les plus disparates a été autant l’oeuvre de ce phénomène qu’on appelle le « socialisme de chaire » que du mouvement ouvrier, dont les contributions théoriques, même si elles commençaient à prendre de l’ampleur, étaient encore marquées par une très faible connaissance des écrits de Marx.
Marx avait désormais atteint une notoriété indéniable, mais il était encore considéré comme un primus interpares dans la foule des socialistes existants40. Surtout, sa pensée fut diffusée par ses pires interprètes. Pour les caractériser, prenons l’exemple de celui qui était considéré comme « le plus socialiste, le plus marxiste […] des économistes italiens »41 : Achille Loria, correcteur et améliorateur de ce Marx que personne ne connaissait assez pour dire en quoi il était corrigé ou amélioré. Puisqu’on connaît sa description faite par Engels dans la Préface au Livre III du Capital – « effronté au-delà de toute limite, visqueux comme une anguille pour se faufiler à travers les situations impossibles, recevant des coups de pied avec un dédain héroïque, s’appropriant sans vergogne les productions d’autrui »42 -, il peut être utile, pour mieux décrire la falsification subie par Marx, de rappeler une anecdote racontée, en 1896, par Benedetto Croce. En 1867, à Naples, à l’occasion de la constitution de la première section italienne de l’« Internationale », un personnage étranger inconnu « très grand et très blond, aux manière de vieux conspirateur et au parler mystérieux », intervint pour valider la naissance du cercle. Plusieurs années après, un avocat napolitain, présent lors de la rencontre, était encore convaincu que « cet homme grand et blond n ‘était autre que Karl Marx »43 et il fallut beaucoup de patience pour le convaincre du contraire. Comme en Italie de nombreux concepts marxistes ont été introduits par l’« illustre Loria >>44, on peut conclure que le Marx diffusé initialement était un Marx dénaturé, un Marx, lui aussi, « grand et blond » 45 !
Cette réalité n’a changé que grâce à l’oeuvre de Labriola qui fut le premier à introduire en Italie la pensée de Marx de manière authentique. Plus que d’être interprété, actualisé ou « complété » par d’autres auteurs, on peut affirmer que, grâce à lui, Marx a été révélé pour la première fois 46. Ce sont les Essais sur la conception matérialiste de 1’histoire, publiés par Labriola entre 1895 et 1897 qui ont accompli cette tâche. Le premier d’entre eux, En mémoire du Manifeste des communistes, consistait justement en une étude sur la genèse du Manifeste qui, suite à l’approbation par Engels un peu avant sa mort47, en est devenu le commentaire le plus important et l’interprétation officielle dans le camp « marxiste ».
Ce fut l’occasion d’une confrontation à de nombreuses limites de la réalité italienne. Selon Labriola, la révolution « ne peut pas résulter de l’émeute d’une foule guidée par quelques-uns, mais doit être et sera le résultat des prolétaires eux-mêmes >>48.<< Le communisme critique – qui pour le philosophe napolitain était le nom le plus apte à décrire les théories de Marx et Engels – ne fabrique pas les révolutions, ne prépare pas les insurrections, n’arme pas les émeutes […] bref n’est pas un séminaire où se forme l’état-major des capitaines de la révolution prolétarienne ; c’est seulement la conscience de la révolution. » 49 Le Manifeste n’est donc pas«le vademecum de la révolution prolétarienne » 5°, mais l’instrument pour démasquer la naivete du socialisme qui se croit possible « sans révolution, ou plutôt sans mutation fondamentale de la structure élémentaire et générale de la société »51.

 

Traduit de l’italien par Aymeric Monville et Luigi-Alberto Sanchi

 

Références
1. Cf. Gian Maria Bravo, Marx e il marxismo nella prima sinistra italiana, in Marcello Musto (dir.), Sulle tracce di un fantasma. L’opera di Karl Marx tra filologia e filosofia, Rome, Manifestolibri, 2006 (2005), p. 97.
2. Jacques Derrida, Spectres de Marx, Galilée, Paris, 2003.
3. Cf. John Cassidy, The return of Karl Marx, in The New Yorker, 20/27 octobre 1997, pp. 248-259.
4. Cf. Le Nouvel Observateur, octobre/novembre 2003.
5. Cf. Der Spiegel, 22 aoüt 2005.
6. Cf. Giuseppe Del Bo (dir.), La corrispondenza di Marx e Engels con italiani (1848-1895), Milan, Feltrinelli, 1964, pp. IX-XXI.
7. Carlo Marx capo supremo dell’Internazionale, in Il proletario italiano (Turin), 27 juillet 1871.
8. Cf. Roberto Michels, Storia del marxismo in Italia, Rome, Luigi Mongini (Editeur), 1909, p. 15, qui souligne comment « dès le départ ce fut le Marx politique qui a poussé peu à peu les Italiens à s’occuper également du Marx scientifique ».
9. Carlo Marx capo supremo dell’Internazionale, op. cit.
10. Cf. Renato Zangheri, Storia del socialismo italiano, volume I, Turin, Einaudi, 1993, p. 338.
11.0n en trouvera un exemple dans le manuel d’Oddino Morgari, L’arte della propaganda socialista, Libr. Editr. Luigi Contigli, Florence 1908 (2ème éd.), p. 15. Ce manuel proposait aux propagandistes du parti d’utiliser le mode d’apprentissage suivant lire avant tout un résumé général de la pensée de Darwin et de Spencer qui offrira au lecteur la direction générale de la pensée moderne ; c’est ensuite Marx qui viendra compléter la « formidable triade » qui viendra clore dignement « l’évangile des socialistes contemporains ». A ce sujet cf. Roberto Michels, Storia del marxismo in Italia, op. cit., p. 102.
12. Ibid., p. 101.
13. Voir l’écrit très répandu d’Enrico Ferri, Socialismo e scienza positiva. Darwin, Spencer, Marx, Rome, Casa Editrice Italiana, 1894. Dans sa préface, l’auteur italien affirme «J’entends montrer comment le socialisme marxiste […] n’est que le complément pratique et fécond, dans la vie sociale, de cette révolution scientifique moderne […] décidée et articulée par les œuvres de Charles Darwin et Herbert Spencer. »
14. Cf. Gnocchi Viani, Il socialismo moderno, Milan, Casa di pubblicità Luigi Pugni, 1886. Voir à ce sujet la critique faite à Gnocchi Viani par Roberto Michels, Storia critica del movimento socialista italiano. Dagli inizi fino al 1911, Florence, Società An. Editrice « La voce », 1926, p. 136.
15. En guise d’exemple, voir la lettre de l’« Association Démocratique de Macerata » à Marx du 22 décembre 1871. Cette organisation propose Marx comme « triumvir honoraire avec les citoyens Giuseppe Mazzini et Giuseppe Garibaldi », in Giuseppe Del Bo (dir.), op. cit., p. 166. En rapportant la nouvelle à Wilhelm Liebknecht, le 2 janvier 1872, Engels écrit « Une société de Macerata dans la Romagne a nommé ses 3 représentants honoraires Garibaldi, Marx et Mazzini. Cette confusion reflète fidèlement l’état de l’opinion publique au sein des ouvriers italiens. Il ne manque que Bakounine pour compléter le tableau », MEW 33, Berlin, Dietz Verlag, 1966, p. 368.
16. Cf. Roberto Michels, Storia del marxismo in Italia, op. cit., p. 101, qui montre comment « aux yeux de nombreuses personnes Schâffle est passé pour le plus authentique de tous les marxistes ».
17. Cf. Paolo Favilli, Storia del marxismo italiano. Dalle origini alla grande guerra, Milan, FrancoAngeli, 2000 (1996), p. 50.
18. Cf. Paolo Favilli, Storia del marxismo in Italia. Dalle origine alla grande guerra, cit., p. 45.
19. Ibid., p. 42.
20. Ibid., pp. 59-61.
21. Cf. Tullio Martello à Karl Marx, 5 janvier 1883, in Giuseppe del Bo (dir.), op. cit., p. 294.
22. Cf. Filippo Turati à Friedrich Engels, 1er juin 1893, in ibid., p. 479-480.
23. Cf. Roberto Michels, op. cit., p. 135, qui montre comment, en Italie, le marxisme ne résultait pas « pour la quasi-totalité de ses adeptes, d’une profonde connaissance des œuvres scientifiques du maître, mais de contacts pris çà et là avec quelques-uns de ses écrits politiques d’occasion et certains résumés (non les siens) et souvent, ce qui était pire, à travers ses épigones de la social- démocratie allemande ».
24. Cf. Antonio Labriola, Discorrendo di socialismo e filosofia, in Scritti filosofici e politici, Franco Sbarberi (dir.), Turin, Einaudi, 1973, p. 731. Il montrait comment « nombre de ceux qui en Italie se consacraient au socialisme et n’agissaient pas en simples agitateurs, conférenciers et candidats, sentent qu’il est impossible de s’en constituer une vision scientifique sans le rattacher, d’une manière ou d’une autre, à la persistante conception génétique des choses qui gît au fond de presque toutes les sciences. D’où la manie, chez beaucoup d’entre eux, à vouloir faire entrer dans le socialisme toute la science dont ils disposent plus ou moins ».
25. Cf. Gian Maria Bravo, op. cit., p. 103.
26. En français dans le texte (n.d.t.)
27. Cf. Roberto Michels, op. cit., p. 99.
28. Cf. Benedetto Croce, Storia d’Italia dal 1871 al 1915, Bari, Laterza, 1967, pp. 146 et 148.
29. Friedrich Engels, Karl Marx, Manifest der kommunistischen Partei, MEW 4, Dietz Verlag, Berlin 1959, p. 461.
30. Cf. Friedrich Engels à Karl Marx, 25 avril 1848, MEGA2 111/2, p. 153.
31. Cf. Karl Marx, Herr Vogt, MEGA2 1/18, p. 107.
32. Vito Cusumano, Le scuole economiche della Germania in rapporto alla questione sociale, Prato, Giuseppe Marghieri Editeur, 1875, p. 278.
33. In La Plebe (Milan), avril 1883, n. 4.
34. Dall’Enza, Carlo Marx e il socialismo scientifico e razionale, in Gazzetta Piemontese (Turin), 22 mars 1883.
35. Cf. Bert Andréas, Le Manifeste Communiste de Marx et Engels, Milan, Feltrinelli, 1963, p. 145.
36. Friedrich Engels à Pasquale Martignetti, 2 avril 1891, in MEW 38, Berlin, Dietz Verlag, 1964, p. 72.
37. In Lotta di classe (Milan), 1892, n. 8.
38. Cf. Michele A. Cortellazzo, La diffusione del Manifesto in Italia alla fine dell’Ottocento e la traduzione di Labriola, in Cultura Neolatina, 1981, n. 1-2, p. 98, qui affirme « 1892 marque, parmi l’ensemble des traductions du Manifeste au xix’ siècle, une séparation en deux domaines bien distincts avant cette date, on trouve des traductions approximatives, lacunaires et largement tributaires des versions étrangères, plus importantes pour leur valeur de premiers documents de la diffusion du texte en Italie que pour la qualité des traductions après cette date on trouve des traductions complètes et scrupuleuses qui, par leur tirage également, ont eu un impact décisif sur la diffusion du marxisme en Italie ».
39. Cf. Carlo Marx, Friedrich Engels, Il Manifesto del Partito Comunista, Milan, Uffici della Critica Sociale, 1893, p. 2.
40. Cf. Gaetano Arfé, Storia del socialismo italiano (1892-1926), Milan, Mondadori, 1977, p. 70.
41. Filippo Turati à Achille Loria, 26 décembre 1890, in Appendice à Paolo Favilli, Il socialismo italiano e la teoria economica di Marx (1892-1902), Naples, Bibliopolis, 1980, p. 181-182.
42. Friedrich Engels, Vorwort ä Karl Marx, Das Kapital. Dritter Band, MEGA 11/15, p. 21.
43. Benedetto Croce, Materialismo storico ed economia marxistica, Naples, Bibliopolis, 2001, p. 65.
44. Friedrich Engels, op. cit., p. 21.
45. Benedetto Croce, Materialismo storico ed economia marxistica, op. cit., p. 65.
46. Cf. Antonio Labriola à Benedetto Croce, 25 mai 1895, in Benedetto Croce, Materialismo storico ed economia marxistica, op. cit., p. 269. A ce propos, voir également Mario Tronti, Tra materialismo dialettico e filosofia della prassi. Gramsci e Labriola, in Alberto Caracciolo, Gianni Scalia (dir.), La città futura. Saggi sulla figura e il pensiero di Antonio Gramsci, Milan, Feltrinelli, 1959, p. 148.
47. « Tout est très bien, à part quelques petites erreurs factuelles et au début un style un peu trop érudit. Je suis très curieux de voir le reste », in Friedrich Engels à Antonio Labriola, 8 juillet 1895, MEW 39, Berlin, Dietz Verlag, 1968, p. 498.
48. Cf. Antonio Labriola, In memoria del Manifesto dei comunisti, in id., Scritti filosofici e politici, op. cit., p. 507.
49. Ibid., p. 503.
50. Ibid., p. 493.
51. Ibid., p. 524-525.

Journal:

La pensée

Pub Info:

Vol. 2008, n. 355, 123-136

Reference:

ISBN: 978-2-917541-09-8

Available in: