Ernest Simon, Démocratie & Socialisme

Review of Les dernières années de Karl Marx

Travailleur acharné, Marx considérait qu’il fallait « avoir la patience nécessaire – première condition de tout apprentissage – pour explorer un sujet en profondeur » (lettre de Karl Marx à Friedrich Sorge, 15 décembre 1881). Il soulignait ainsi qu’« il n’y a pas de route royale pour la science, et ceux-là seulement ont la chance d’arriver à ses sommets lumineux qui ne craignent pas de se fatiguer à gravir ses sentiers escarpés » (lettre de Karl Marx à Maurice Lachâtre, 18 mars 1872).

Un travailleur infatigable

Quel que soit le sujet, Marx commençait par lire une quantité considérable de livres, dont il s’attachait à recopier les parties qui l’intéressaient et à exprimer son jugement dans nombre de cahiers qui, pour la plupart, ne seront publiés que progressivement à compter de la fin du XXe siècle. Marx était un penseur internationaliste polyglotte : il lisait les auteurs de toute la scène européenne en allemand, en anglais, en français, en espagnol, en italien ou encore en russe et, pour les Anciens, en latin et en grec. « Une langue étrangère est une arme dans les luttes de la vie » disait-il. Marx voyait dans ses livres ses « esclaves » et il se percevait comme « une machine condamnée à les dévorer pour ensuite les recracher sous une forme modifiée sur le fumier de l’histoire » (lettre de Karl Marx à Laure et Paul Lafargue, 11 avril 1868).

Marcello Musto souligne l’importance pour Marx durant cette période de la lecture d’un livre de Maxim Kovalevsky, intitulé La Propriété communale, causes, formes et conséquences de son déclin (1879). Marx résuma dans ses carnets de notes les différentes manières dont les Espagnols en Amérique Latine, les Anglais en Inde et les Français en Algérie avaient réglé le droit de propriété. Les commentaires de Marx sur cette lecture font apparaître son scepticisme quant à la possibilité de transférer des catégories interprétatives (notamment le modèle européen d’évolution de la propriété foncière) à des contextes historiques et géographiques complètement différents.

Marx étudiait avec intérêt de nouvelles aires géographiques afin de poursuivre et développer sa critique du système capitaliste et comprendre sur une longue durée les évolutions des sociétés. Il étudia ainsi l’histoire indienne dans des notes couvrant la période allant de 664 à 1858, et dans lesquelles transparaissait son anticolonialisme. Il s’intéressa également à l’effet de la présence européenne en Asie, étudia les changements sociaux aux États-Unis, soutint la cause irlandaise, s’informa sur l’Australie. Ce n’est pas sans raison que Marx pouvait dire de lui-même : « Je suis un citoyen du monde » (Paul Lafargue, Souvenirs personnels sur Karl Marx, publiés en 1890-1891 dans Die neue Zeit).

Théoriser « l’évolution révolutionnaire »

Dans ces années, Marx se prit de passion pour les mathématiques. Initialement, son intérêt pour la matière avait pour but d’alimenter ses analyses économiques, mais progressivement, Marx se plongea dans les mathématiques pour se détourner des difficultés du quotidien. Il rédigea ainsi des centaines de pages connues sous le nom de Manuscrits mathématiques, en s’intéressant aux théories de Isaac Newton et Gottfried Wilhelm Leibniz portant sur le calcul différentiel et le calcul intégral, deux composantes du calcul infinitésimal. Il est intéressant de noter l’intérêt de Marx pour établir une définition du calcul différentiel, ne pouvant se contenter du fondement « mystique » de l’approche développée par ces illustres savants.

Parallèlement, Marx continuait à suivre l’évolution des mouvements politiques de la scène européenne et à correspondre avec des militants de nombreux pays. Par l’intermédiaire de sa fille (Laura) et de son gendre (Paul Lafargue), Marx fut mis en relation avec Jules Guesde, et contribua au programme adopté lors du congrès fondateur du Parti ouvrier français en 1880. Interrogé par Ferdinand Domela Nieuwenhuis, figure dirigeante du Sociaal-Democratische Bond des Pays-Bas, sur le passage au communisme, Marx exprima, dans une lettre du 22 février 1881, son refus d’une formule générale : « Ce qu’il faudra faire immédiatement dans un moment précis, déterminé de l’avenir, dépend naturellement entièrement des circonstances historiques données dans lesquelles il faudra agir ». Il exprime sa conviction que « l’anticipation doctrinaire et nécessairement fantasmatique du programme d’action d’une révolution à venir ne fait que distraire des luttes du présent ». Il souligne aussi que « les congrès des travailleurs, ou congrès socialistes, dès lors qu’ils ne s’attachent pas aux conditions immédiates, données, dans telle ou telle nation précise, sont non seulement inutiles, mais aussi dommageables. Ils ne produisent rien d’autre qu’une litanie rabâchée de banalités générales ».

Par ailleurs, il ne faudrait pas croire que l’arrivée aux commandes d’un pays d’un gouvernement socialiste suffirait à accomplir une révolution. Ce gouvernement aura besoin de disposer du « premier desideratum : le temps d’agir dans la durée ». Dans un autre échange en 1879 (Sir Mountstuart Elphinstone Grant Duff’s Account of a Talk with Karl Marx), Marx avait également pu signifier que « tout grand mouvement est lent » et qu’une révolution ne constituerait « qu’une étape dans l’amélioration des choses […], une simple étape sur un long chemin ».

Marx anthropologue

Entre décembre 1880 et juin 1881, le centre d’intérêt de Marx se déplaça vers une nouvelle discipline : l’anthropologie. Avec la lecture de La Société archaïque (1887) de l’anthropologue états-unien Lewis Morgan, Marx découvrit, au travers de l’étude de la parenté, le rôle de la gens comme unité sociale du système tribal. Ce n’est donc plus la famille monogame qui constituait la base du système social mais un réseau plus large regroupant des parents, liés entre eux par le sang et ayant une filiation commune. Cette structuration fut assimilée par Engels, dans une note de l’édition anglaise du Manifeste du parti communiste, à une forme de société communiste primitive. Marx, de son côté, à la lecture du livre de Morgan, notait que « la famille monogame présupposait, pour avoir une existence séparée des autres, l’existence d’une classe domestique qui était partout directement composée d’esclaves » et que « la propriété des maisons, des terres, et des troupeaux » était liée à la « famille monogame ».

La réflexion de Marx sur la propriété s’enrichit, dans les années 1870, à la lecture du philosophe et écrivain russe Nikolaï Tchernychevski (1828-1889), l’auteur notamment du fameux Que faire ? qui inspira la première génération des bolcheviks. Dans sa Critique des préjugés philosophiques contre la propriété communale de la terre (1859), Tchernychevski se demandait si « un phénomène social donné doit passer à travers tous les moments logiques dans la vie réelle de chaque société ». De ses observations, il conclut qu’un phénomène de la vie sociale au sein des peuples avancés pouvait se développer à grande vitesse chez d’autres peuples. Il considérait alors que les traits positifs de l’Obchtchina (la communauté villageoise paysanne) devaient être préservés, mais qu’ils devaient être intégrés dans un contexte productif différent pour assurer le bien-être des masses paysannes. Pour Tchernychevski, le stade primitif caractérisant la propriété communale de la terre, était suivi d’un deuxième stade où la terre devenait propriété privée de ceux qui investissaient du capital dans sa culture. Dans un troisième stade, la propriété communale apparaissait « nécessaire non seulement pour le bien-être de la classe agricole, mais pour le progrès de l’agriculture elle-même », elle est alors à nouveau définie comme « une forme plus haute de la relation de l’homme avec la terre ».

Nourri par de telles lectures, Marx est interrogé en février 1881 par une militante russe, Vera Zassoulitch, pour exprimer son avis sur le destin des communes rurales de Russie : était-il nécessaire de parcourir tous les stades de la production sociale ou bien la commune rurale pouvait-elle évoluer dès à présent dans la voie socialiste ? La lecture du Capital laisse à penser une nécessité historique de la production capitaliste comme stade intermédiaire, préparant les conditions favorables à « une forme de société supérieure dont le principe fondamental est le plein et libre développement de chaque individu ». Et cela suivant le principe « le pays plus développé industriellement ne fait que montrer ici aux pays moins développés l’image de leur propre avenir ».

En 1877, Marx avait rédigé un brouillon de réponse à une lettre de la rédaction des Otetchestvenniye Zapiski (« Annales de la patrie ») dans laquelle il tentait déjà de répondre à un article sur l’avenir de la commune rurale. Cette réponse ne fut jamais publiée, mais elle révèle un Marx qui considère que son « esquisse historique de la genèse du capitalisme dans l’Europe occidentale » ne devait pas être métamorphosée en « une théorie historico-politique de la marche générale, fatalement imposée à tous les peuples, quelles que soient les circonstances historiques où ils se trouvent placés ».

Marx contre les « marxistes »

Aussi, à rebours des « marxistes » prévoyant l’avènement inévitable du capitalisme par le développement industriel, Marx élabora plusieurs versions de réponse à Vera Zassoulitch dans lesquelles il indiquait que la Russie pourrait « transformer la forme encore archaïque de sa commune rurale au lieu de la détruire ». À ce moment précis de l’Histoire, Marx semblait espérer que grâce à l’intensification de la communication sociale et la modernisation des méthodes de production, le système villageois, construit sur la propriété commune de la terre, pourrait « s’incorporer les acquêts positifs élaborés par le système capitaliste sans passer par ses fourches caudines ». Finalement, Marx n’adressa qu’une réponse assez courte à Vera Zasssoulitch, le 8 mars 1881, mais il y soulignait que l’analyse donnée dans le Capital « est expressément restreinte aux pays de l’Europe occidentale » et qu’elle « n’offre donc de raisons ni pour ni contre la vitalité de la commune rurale ». Cette position est déterminante pour appréhender le « marxisme » de Marx : il n’y a pas de lois abstraites pour définir le cours possible de l’Histoire, il importe de tenir compte de la diversité des contextes existants pour identifier les mécanismes à l’œuvre.

En janvier 1882, dans la préface à la seconde édition russe du Manifeste du parti communiste, Marx et Engels exprimeront à nouveau leur position sur la propriété foncière en Russie : « Si la révolution russe donne le signal d’une révolution prolétarienne en Occident, et que toutes les deux se complètent, la propriété commune actuelle de la Russie pourra servir de point de départ à une évolution communiste ».

Encore une fois – et c’est tout l’intérêt du livre de Marcello Musto –, nous découvrons une pensée marxiste qui n’est pas figée, qui évolue, tient compte des spécificités de chaque pays. Marx retardait sans cesse la parution de ses écrits pour se donner le temps d’affiner au plus juste son argumentation. Il est d’autant plus cruel de constater que les travaux de ce penseur scrupuleux ont alimenté au XXe siècle un dogmatisme en béton armé. Gageons que la publication des œuvres complètes de Marx permettra d’y remédier ! Le livre de Marcello Musto contribue incontestablement à cette salutaire démythification.

Published in:

Démocratie & Socialisme

Date Published

2 March, 2024

Author:

Ernest Simon