Il y a cent quarante ans mourrait Karl Marx. Beaucoup passeront à côté de cet anniversaire, mais il n’est peut-être pas inutile de l’évoquer aujourd’hui. Certes Marx n’a pas disparu (totalement) de notre horizon. Mais rien à voir avec la « Marx-mania » des années 1970. Et ils sont encore nombreux à considérer que son héritage nous a conduits aux pires cauchemars totalitaires.
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Néanmoins, il est parfois presque de bon ton de dire en passant un petit mot positif sur la grande œuvre qu’est le Capital (1867). De Jacques Attali à Emmanuel Macron – dans une interview à Elle en mai 2017 – les apôtres du capitalisme le plus débridé trouvent qu’il faut quand même saluer la capacité extraordinaire du philosophe allemand à décrypter les mécanismes du système économique dans lequel nous évoluons toujours. À y regarder de près, même de son vivant, nous n’avons aucun mal à trouver des libéraux s’émerveillant de sa puissance théorique. Et dans la seconde moitié du vingtième siècle, le très libéral et anticommuniste Raymond Aron n’a-t-il pas consacré un de ses principaux cours à Marx, qu’il admirait profondément ?
Marx et la politique
Raymond Aron trouvait cependant qu’il s’était largement trompé pour ce qui concerne la politique. L’idée s’est répandue d’un Marx déterministe, incapable de comprendre les contradictions réelles de la politique et son autonomie. Soyons clairs : en picorant ici et là quelques citations, on peut aboutir à des démonstrations étroites et bornées. Certains excellèrent dans ce domaine pendant des décennies pour justifier une bonne trouvaille… ou parfois simplement pour faire avaler une sombre combine d’appareil. Nous n’en sommes heureusement plus là.
Raison de plus pour ne pas oublier le riche corpus que constituent ses textes d’analyses de la situation politique française. Relisons par exemple Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte . Certains observateurs de la vie politique le mentionnent d’ailleurs, parfois. La façon dont ils l’utilisent peut prêter à débat. Mais ils ont raison de le citer : Marx y analyse la façon dont la « tradition des générations mortes pèse d’un poids décisif sur le cerveau des vivants ». Il interroge le rôle de la tradition bonapartiste, et les raisons qui ont conduit à l’époque le futur Napoléon III à être porté au pouvoir.
La gauche républicaine n’avait alors pas vu venir « l’Empereur des paysans » – soit la masse de la population à l’époque. Marx en tire un regard parfois amer et critique sur la situation politique. La tradition de la Révolution de 1789 ne doit-elle pas être dépassée désormais ? Ce que nous appelons « bonapartisme » n’est-il pas amené à se reproduire structurellement dans ce pays ? Et voilà Marx qui nous interroge sur les institutions de la Cinquième République…
Les marxistes
Puisqu’il est question d’anniversaire, revenons brièvement sur les « marxistes » – ceux qui, après lui, cherchèrent à poursuivre l’œuvre du maître. Le comble du chic, c’est parfois de citer Marx… En ajoutant bien sûr que les marxistes qui ont suivi, eux, n’ont rien compris. On ne peut évidemment pas balayer d’un revers de main l’argument. Les « audaces » du petit père des peuples, qui ne cessa de se réclamer du marxisme, sont là pour nous le rappeler. Mais assurément Marx avait sous-estimé certaines dimensions de l’évolution des sociétés occidentales. Alors qu’il se montre audacieux sur « l’Orient » et la question coloniale – il perçoit que les révolutions du vingtième siècle se dérouleront aussi et peut-être avant tout en Russie et dans les pays colonisés (Cf. Marcello Musto, Les dernières années de Karl Marx , Paris, PUF, 2023) – il ne prête guère attention à l’identification et l’attachement de nombreux peuples à leur construction nationale. De ce point de vue, nombre de marxistes nous éclairent certainement plus que le maître lui-même. Le trop méconnu autrichien Otto Bauer propose dès 1907 des solutions pour le traitement des nationalités dans l’Empire des Habsbourg qui aurait pu éviter bien des catastrophes en Europe centrale et balkanique. Surtout Antonio Gramsci – champion hors catégorie des marxistes cités par la fine fleur des responsables politiques –
développe des intuitions dans les années 1920 qui semblent être encore d’un précieux recours. On se souvient en 2007 que Nicolas Sarkozy affirmait avoir « compris » ce que Gramsci voulait dire : la bataille des idées est indispensable, et précède une victoire politique.
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À sa suite, tout le monde, ou presque, l’a dit et redit. C’est assurément réducteur, mais pourquoi pas. Surtout, Gramsci développe des considérations intéressantes sur la question nationale dans ses Cahiers de prison : les communistes (Gramsci est un des principaux fondateurs du PC italien) doivent-ils s’emparer de la défense de la nation ? Doivent-ils être les héritiers des jacobins français, c’est-à-dire être les premiers à pousser à l’unité nationale dans une Italie encore mal unifiée ? Gramsci appelle cela le « national-populaire », une notion pas toujours très définie, et qui recouvre des réalités multiples. Mais l’intuition qu’il développe est claire et fructueuse : le nationalisme exacerbé est un danger mortel, mais ne pas s’emparer de la question nationale n’est-il pas mortifère ? Le problème reste ouvert. Assurément des marxistes comme Gramsci nous aident à penser cette question demeurée centrale et majeure. À ceux qui pensent que les marxistes ne doivent jamais défendre des frontières ni la moindre construction nationale, répondons-leur clairement : relisez Gramsci et quelques autres.
Marx et la nation
Et Gramsci nous permet sur ce point de retourner au philosophe de Trèves. Marx a longuement traité de la question de la « dépossession » en pointant, dans ses textes de jeunesse puis dans le Capital , la façon dont le prolétariat avait été dépossédé de tout contrôle sur son outil de production et son propre travail. Nombre de descriptions résonnent d’ailleurs sur ce point avec l’actualité la plus brûlante. Mais ne peut-on pas aller plus loin, en intégrant justement cette question nationale, et la façon dont des fractions entières de la population se sentent dépossédés de leur environnement immédiat par des instances, souvent supranationales, de plus en plus éloignées d’eux et de leurs préoccupations ? La force de l’action politique des mouvements ouvriers des dix-neuvième et vingtième siècles reposait sur deux piliers : une dimension de solidarité internationale entre les peuples, mais aussi la défense d’une souveraineté populaire concrète, impliquant une territorialisation concrète de l’action politique. Cette dernière n’a-t-elle pas été négligée ou considérée comme ringarde ces dernières décennies ? N’est-ce pas par ce biais que la droite nationaliste a pu (re)conquérir le cœur de fractions de la population jadis acquises à la gauche ?
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L’historien d’aujourd’hui n’a pas à deviner ce que ses collègues pourront écrire dans quelques dizaines d’années à propos de la période actuelle. Mais il n’est pas interdit de penser que les jugements seraient sévères – ou au moins ironiques – pour cette partie de la gauche qui a cru pouvoir résoudre tous les problèmes en prédisant l’inéluctabilité d’un ordre post-national nécessairement vertueux pour tous. On imagine mal Marx rester les bras croisés face une telle difficulté – le fait national – dont il pensait pourtant qu’elle disparaîtrait grâce à la marche de l’histoire. Il aurait vraisemblablement révisé ses prévisions les plus optimistes en la matière. Les multiples processus de dépossession le touchaient trop pour que l’on puisse l’imaginer durablement hors d’une telle réflexion. Mais voilà, il ne nous pas légué un corpus définitif : sachons donc le réactualiser intelligemment.
Avec leurs limites, Marx et quelques marxistes évoquent encore les problèmes de notre temps. Probablement d’ailleurs bien davantage que d’autres penseurs jugés plus « modernes ». C’est d’ailleurs ce que disait Aron à propos de Marx ! Alors relisons-les à l’occasion de cet anniversaire.
Marcello
Musto