Le e 28 septembre 1864, le Saint-Martin’s Hall, situé au cœur de Londres, est plein à craquer. Près de deux mille travailleuses et travailleurs sont venus écouter les discours de quelques dirigeants syndicaux anglais et d’un petit groupe d’ouvriers arrivés de France.
Le début du chemin
Les organisateurs du meeting n’ont pas la moindre idée de ce qu’ils vont bientôt déclencher. Ils ont formé le projet d’ouvrir un lieu de débat à l’échelle internationale afin d’évoquer les principaux problèmes des travailleurs. Ils n’ont pas envisagé de fonder une véritable organisation qui soit un outil de coordination de l’initiative syndicale et politique de la classe ouvrière. Idéologiquement, au départ, ils prônent davantage des valeurs générales éthiques et humanitaires, telles la fraternité entre les peuples et la paix dans le monde, que le conflit de classe et des objectifs politiques concrets. Elle deviendra néanmoins la référence de toutes les futures organisations du mouvement ouvrier, dont se réclameront aussi bien les réformistes que les révolutionnaires : l’Association internationale des travailleurs.
En quelques années, elle va éveiller les passions dans toute l’Europe, faire de la solidarité de classe un idéal partagé et susciter la prise de conscience d’une foule de femmes et d’hommes. Grâce à l’Internationale, le mouvement ouvrier comprendra mieux les mécanismes de fonctionnement du mode de production capitaliste, prendra davantage conscience de sa propre force et développera des formes de lutte nouvelles et plus avancées. À l’opposé, au sein des classes dominantes, la nouvelle de la fondation de l’Internationale provoquera un sentiment d’horreur. L’idée que les ouvriers revendiquent eux aussi un rôle actif dans l’histoire suscitera une telle aversion que nombre de gouvernements chercheront à la persécuter, voire l’éliminer, par tous les moyens dont ils disposent.
Les organisations ouvrières qui fondent l’Internationale sont très différentes les unes des autres. Le centre nerveux est le syndicalisme anglais. Ses dirigeants, presque tous réformistes, s’intéressent surtout aux questions d’ordre économique. Ils luttent pour l’amélioration des conditions des travailleurs sans pour autant remettre en question le capitalisme. Ils conçoivent donc l’Internationale comme un outil qui pourrait servir leur objectif d’empêcher l’importation de main-d’œuvre étrangère en cas de grève.
Une autre branche très active de l’Association, longtemps dominante en France, est représentée par les mutuellistes. Partisans des théories de Pierre-Joseph Proudhon, ils sont hostiles à l’engagement politique des travailleurs et à l’outil de la lutte qu’est la grève. Défenseurs d’un système coopératif de type fédéraliste, ils considèrent qu’il est possible de changer le capitalisme par l’égalité d’accès au crédit. Pour ces raisons, ils constituent l’aile droite de l’Internationale.
À côté de ces deux tendances, majoritaires en nombre, le troisième groupe par ordre d’importance est constitué par les communistes, réunis autour de la figure de Karl Marx, implantés en petits groupes à l’influence très circonscrite dans des villes allemandes et suisses ainsi qu’à Londres. Anticapitalistes, ils s’opposent au système de production existant, en revendiquant la nécessité de l’action politique pour le renverser.
Dans les rangs de l’Internationale, au moment de sa fondation, sont aussi présents des membres qui n’ont aucun lien avec la tradition socialiste. Parmi eux, quelques noyaux de réfugiés politiques des pays de l’Europe de l’Est, inspirés par des conceptions vaguement démocratiques, et des disciples de Giuseppe Mazzini, fidèles aux idées interclassistes. Pour compléter le tableau de l’Association, dont l’équilibre est rendu de ce fait très complexe, différents groupes de travailleurs français, belges et suisses adhèrent à l’Internationale en y apportant les théories les plus disparates et confuses, y compris celles inspirées de l’utopisme.
Rassembler toutes ses composantes dans la même association et, de surcroît, avec un programme aussi éloigné des positions initiales de chacune d’entre elles, sera indiscutablement la grande réussite de Karl Marx. Ses qualités politiques lui permettront de concilier ce qui semblait inconciliable et d’assurer l’avenir de l’Internationale, laquelle, sans son engagement personnel, serait vite tombée dans les oubliettes comme beaucoup d’autres associations ouvrières qui l’avaient précédée.[1] Karl Marx affirme avec clarté la finalité de l’Internationale. Il bâtit un programme politique sans esprit d’exclusive, mais avec une position de classe, afin d’assurer l’avenir d’une association de masse qui se veut non sectaire. Âme politique du conseil général, il rédige quasiment toutes les principales résolutions et établit presque tous les rapports préparatoires des congrès. Inlassablement, comme le rappelle Johann Georg Eccarius, dirigeant ouvrier allemand, il sera «l’homme de la situation».[2]
La formation de l’internationale
Le déroulement chronologique de l’histoire de l’Internationale est complexe car les phases principales de son organisation ne recouvrent pas forcément les débats qui l’agitent.[3] Côté organisation, les phases les plus importantes qu’elle traverse sont : 1. sa formation (1864- 1866), de sa naissance au premier congrès de Genève en 1866; 2. son essor (1866-1870); 3. la poussée révolutionnaire et la répression qui suit la Commune de Paris (1871-1872) ; et 4. la scission et la crise (1872-1877). Côté affrontements politiques, les phases principales de son évolution se distinguent entre: 1. le débat initial entre les diverses composantes et l’élaboration de ses fondements théoriques (1864-1865); 2. la lutte pour l’hégémonie entre collectivistes et mutuellistes (1866-1869); et 3. l’affrontement entre «centralistes» et «autonomistes» (1870-1877).
L’Angleterre est le premier pays où sont présentées des demandes d’adhésion à l’Internationale. En février 1865, ce sont celles des quatre mille membres de la Société ouvrière des maçons. Suivent peu après des groupes d’ouvriers du bâtiment et de cordonniers. Au cours de sa première année d’existence, le conseil général entame une vaste campagne de diffusion des principes politiques de l’Internationale qui contribue à élargir l’horizon de l’Association au-delà des questions purement économiques, comme le montre sa présence parmi les organisations qui participent à la Reform League, mouvement qui défend l’idée du suffrage universel né en février 1865.
En France, l’Internationale commence à prendre forme en janvier 1865, date de la fondation à Paris de sa première section. L’influence idéologique exercée par l’Association est faible; et les rapports de force limités, conjugués à un manque de détermination politique, empêchent la fondation d’une fédération nationale. Malgré ces limites, les Français constituent le deuxième groupe de l’Internationale lors de la première conférence de l’Association qui se tient à Londres. Elle se déroule du 25 au 29 septembre 1865, en présence de trente délégués venant d’Angleterre, de France, de Suisse et de Belgique et de quelques représentants d’Allemagne, de Pologne et d’Italie. Chacun apporte des nouvelles, surtout en matière d’organisation, sur les premiers pas de l’Internationale dans son pays. C’est lors de cette instance que sera convoqué, pour l’année suivante, le premier congrès général.
Durant la période qui sépare ces deux assises, l’Internationale poursuit son essor en Europe. Elle commence à constituer ses premiers noyaux importants en Belgique et en Suisse romande. Par contre, les «lois prussiennes d’association» (Kombinazionsgesetze), qui interdisent aux groupes politiques allemands d’entretenir des relations structurées avec des organisations d’autres pays, ne permettent pas d’ouvrir des sections de l’Internationale dans ce qui était alors la Confédération germanique.
Au cours de cette phase initiale, l’activité menée par le conseil général en Angleterre renforce considérablement l’Internationale. Soutenant les grèves du Syndicat des tailleurs de Londres, au printemps 1866, l’organisation participe, pour la première fois activement, à une lutte ouvrière. Suite à la victoire de la grève, cinq petites sociétés de tailleurs, d’environ cinq cents travailleurs chacune, décident d’adhérer à l’Internationale. L’issue positive d’autres conflits du travail attire différents petits syndicats, si bien qu’à l’ouverture du congrès, les organisations syndicales affiliées sont déjà au nombre de dix-sept, pour un total de plus de vingt-cinq mille adhérents.
Du 3 au 8 septembre 1866, la ville de Genève accueille le premier congrès de l’Internationale. Soixante délégués sont venus d’Angleterre, de France, d’Allemagne et de Suisse. L’Association se présente au rendez-vous avec un bilan très positif, après avoir accueilli sous sa bannière, deux ans à peine après sa fondation, plus de cent syndicats et petites organisations politiques. Les participants au congrès se divisent essentiellement en deux camps. Le premier, composé des délégués anglais, des rares Allemands présents et de la majorité des Suisses, suit les directives du conseil général rédigées par Karl Marx, absent à Genève. Le second, qui rassemble les Français et une partie des Suisses de langue française, est constitué par les mutuellistes.
L’Internationale est alors une association où dominent les positions modérées. Les mutuellistes dirigés par Henri Tolain, de Paris, préfigurent en effet une société dans laquelle le travailleur serait à la fois producteur, capitaliste et consommateur. Ils mettent l’accent sur l’accès au crédit gratuit qui seul permettra de transformer la société, ils s’opposent au travail des femmes, le condamnant du point de vue moral et social, et s’élèvent contre toute ingérence de l’État dans le monde du travail (y compris la réduction légale de la journée de travail à huit heures), convaincus que celle-ci représente une menace pour le caractère privé des relations entre ouvriers et patrons, et un renforcement du système en vigueur.
Malgré la consistance numérique des Français, les dirigeants du conseil général présents au congrès parviennent à isoler les mutuellistes et à gagner quelques avancées, à partir des délibérations préparées par Marx, sur l’importance du syndicat et de l’intervention de l’État. [4]
Grèves, essor de l’organisation et défaite des mutuellistes
À partir de la fin de l’année 1866, les grèves s’intensifient dans beaucoup de pays d’Europe. Organisées par un grand nombre de travailleurs, elles leur font prendre conscience des conditions dans lesquelles ils sont obligés de vivre, et sont au cœur d’une nouvelle saison de luttes.
Contrairement à la thèse soutenue par certains gouvernements de l’époque qui attribuent la responsabilité de l’agitation ouvrière à la propagande de l’Internationale, les ouvriers qui s’y engagent, dans leur grande majorité, ne connaissent même pas son existence. Ils protestent à cause des conditions de travail et de vie dramatiques qu’ils sont contraints de subir. Leur mobilisation les amène pour la première fois à rencontrer l’Internationale qui leur apporte une coordination, les soutient par des manifestes et des appels à la solidarité, organise des collectes d’argent pour venir en aide aux grévistes et propose des rencontres afin de faire barrage aux patrons qui tentent de saper leur résistance.
C’est justement devant le rôle concret de l’Internationale que les travailleurs commencent à voir en elle un lieu de défense de leurs intérêts communs et à demander leur affiliation.[5] La première grande lutte gagnée grâce à son appui est celle des bronziers de Paris, dont la grève a duré de février à mars 1867. Victoire aussi pour les grèves des travailleurs du fer de Marchiennes, en février 1867, des ouvriers du bassin minier de Provence, d’avril 1867 à février 1868, de ceux des mines de charbon de Charleroi et des ouvriers du bâtiment de Genève, toutes deux au printemps 1868. Lors de toutes ces mobilisations, le scénario reste le même: l’Internationale organise des collectes en faveur des grévistes auprès des travailleurs des autres pays et se met d’accord avec eux pour qu’ils ne se rabaissent pas au rang de mercenaires en venant briser les grèves. Ces mobilisations contraignent les patrons à chercher un compromis et à accepter une bonne part des exigences des ouvriers. Suite au succès de ces luttes, des centaines de nouvelles adhésions affluent à l’Internationale dans les villes où se sont déroulées les grèves. « Ce n’était pas l’Internationale qui jeta les ouvriers dans la grève, mais la grève qui les jeta dans l’Internationale», déclare Eugène Dupont, membre du conseil général.[6]
En dépit des complications dues à l’hétérogénéité des pays, des langues et des cultures politiques, l’Internationale parvient donc à réunir et à coordonner plusieurs organisations et de nombreux mouvements de lutte spontanés. Son plus grand mérite est de montrer la nécessité absolue de la solidarité de classe et de la coopération internationale, modifiant ainsi, irréversiblement, le caractère partiel des objectifs et des stratégies du mouvement ouvrier.
À partir de 1867, forte des succès qu’elle a remportés, de l’augmentation du nombre de ses militants et de l’efficacité de son organisation, l’Internationale se développe sur tout le continent. C’est l’année où elle fait des progrès remarquables, surtout en France. Les adhésions se multiplient aussi en Belgique, sous l’effet des grèves, et en Suisse, où ligues ouvrières, coopératives et sociétés politiques adhèrent avec enthousiasme.
Tel est le contexte qui précède son congrès en 1867. Il se tient de nouveau en Suisse, mais cette fois à Lausanne, du 2 au 8 septembre, en présence de soixante-quatre délégués provenant de six pays (cette fois il y a aussi des représentants de Belgique et d’Italie). Les mutuellistes sont très nombreux. Ils exigent d’inscrire à l’ordre du jour les thématiques proudhoniennes habituelles: mouvement coopératif et usage alternatif du crédit. Leur opposition à l’appropriation collective du sol reste intransigeante et une discussion plus approfondie sur la question est reportée au congrès suivant.
Les mutuellistes constituent pendant quatre ans la partie la plus modérée de l’Internationale. Même s’ils ne partagent pas les positions anticapitalistes de Marx, les syndicalistes anglais ne sont pas un poids mort comme les disciples de Proudhon devant les choix politiques de l’organisation. En 1868, par exemple, quantité de sections de l’Internationale de tendance mutuelliste sont encore hostiles au recours à la grève.
N’empêche que les disciples de Proudhon vont être marginalisés. Plus que par Marx, par les ouvriers eux-mêmes. La recrudescence des grèves, avant tout, va les convaincre qu’ils se trompent. Les luttes des prolétaires leur montrent que la grève est la réponse immédiate et nécessaire qui permet d’améliorer les conditions existantes, et dans la foulée, de renforcer la conscience de classe indispensable à la construction de la société nouvelle. Ce sont les femmes et les hommes en chair et en os qui, en arrêtant la production capitaliste pour réclamer des droits et la justice sociale, font bouger les rapports de force au sein de l’Internationale et, fait encore plus révélateur, au sein de la société. Ce sont les bronziers de Paris, les tisseurs de Rouen et de Lyon, les ouvriers du charbon de Saint-Étienne, qui avec une force supérieure à n’importe quelle discussion théorique, convainquent les dirigeant français de l’Internationale de la nécessité de l’appropriation collective du sol et de l’industrie. Bref, c’est le mouvement ouvrier qui fait la démonstration – en démenti à Proudhon – qu’il est impossible de séparer les questions économiques et sociales des questions politiques.[7]
Le congrès de Bruxelles, du 6 au 13 septembre 1868, qui réunit quatre-vingt-dix-neuf délégués en provenance de France, d’Angleterre, de Suisse, d’Allemagne, d’Espagne et de Belgique (quelque cinquante-cinq représentants) sanctionne la baisse de l’influence des mutuellistes. La proposition de César De Paepe concernant l’appropriation collective des moyens de production reçoit un accueil très favorable. La résolution adoptée [8] constitue une avancée décisive pour la définition des bases économiques du socialisme. Le conseil général remporte une grande victoire et, pour la première fois, des principes socialistes figurent dans le programme politique d’une grande organisation du mouvement ouvrier.
Si le congrès de Bruxelles a amorcé le tournant collectiviste de l’Internationale, le congrès de l’année suivante qui se tient à Bâle du 5 au 12 septembre, le porte à son terme. Il réunit soixante-dix-huit délégués de France, de Suisse, d’Allemagne, d’Angleterre et de Belgique, mais également, signe de l’essor de l’organisation, d’Espagne, d’Italie et d’Autriche, plus un représentant du Syndicat national du travail des États-Unis. Les résolutions sur la propriété foncière, présentées à Bruxelles l’année précédente, sont confirmées par cinquante-quatre voix pour, avec quatre voix contre, seulement, et treize abstentions. Les délégués français ont eux aussi adopté le nouveau texte, où il est dit que: «La société a le droit d’abolir la propriété individuelle du sol et de faire entrer le sol à la communauté».[9]
Le congrès de Bâle est intéressant à plus d’un titre. Il voit aussi la participation du délégué Mikhaïl Bakounine. Comme il n’a pas réussi à conquérir la direction de la Ligue de la paix et de la liberté, en septembre 1868, Bakounine a fondé à Genève l’Alliance internationale de la démocratie socialiste, organisation qui en décembre a présenté sa demande d’adhésion à l’Internationale. Après avoir finalement battu les mutuellistes et le spectre de Proudhon, Marx se trouve alors confronté à un rival encore plus coriace, un adversaire qui va former une nouvelle tendance – l’anarchisme collectiviste – au sein de l’organisation dont il entend bien partir à la conquête.
Le rayonnement en europe et la commune de paris
La période comprise entre la fin des années 1860 et le début des années 1870 est riche en conflits sociaux. Les nombreux travailleurs qui participent aux mouvements de protestation durant cette période sollicitent le soutien de l’Internationale, dont la renommée ne fait que grandir. Malgré la faiblesse de ses moyens et de ses ressources, le conseil général répond toujours aux instances qui lui parviennent en lançant, chaque fois, des appels à la solidarité qu’il adresse à toutes les sections d’Europe et en organisant la collecte de fonds.
En 1869, l’Internationale connaît un essor considérable dans l’Europe entière. En France, après la féroce répression de 1868, l’Association renaît. À Paris, elle compte presque dix mille adhérents, dont la plupart ont adhéré à travers des sociétés coopératives, des chambres syndicales des métiers et des sociétés de résistance. Dans la ville de Lyon, où en septembre 1870, suite à une insurrection, une Commune populaire a été proclamée, puis réprimée dans le sang, selon les estimations les plus rigoureuses, il y aurait trois mille travailleurs inscrits. Le nombre d’adhérents sur le territoire national est estimé entre trente et quarante mille. Cette Internationale est très différente de celle fondée en 1865 par Tolain et Fribourg [10], dont les sections étaient en quelque sorte de simples «sociétés d’études».[11] En 1870, l’Association en France s’est fixé une orientation, elle prône le conflit social et l’activité politique.
En Belgique, la période qui suit le congrès de 1868 voit la naissance du syndicat, le succès des grèves et l’adhésion à l’Internationale d’une quantité de sociétés ouvrières. Le nombre d’adhésions est au plus haut, environ quelques dizaines de milliers, au début des années 1870, dépassant probablement le nombre atteint en France.
Durant la même période, l’essor de l’Internationale se manifeste également en Suisse. En 1870, elle compte près de six mille militants (sur une population active d’environ sept cent mille personnes). Dans la ville de Genève, il y a trente-quatre sections, pour un total de deux mille adhérents, tandis que dans la région du Jura il y en a huit cents. La consolidation de la fédération du Jura (où est inscrit Bakounine) représente une étape importante dans la construction du courant anarcho-fédéraliste au sein de l’Internationale. Sa figure de proue est le tout jeune James Guillaume, qui joue un rôle essentiel dans l’affrontement avec Londres. Les idées de Bakounine commencent à se répandre dans de nombreuses villes, surtout dans le sud de l’Europe. Elles gagnent rapidement du terrain en Espagne.
Dans la Confédération germanique du Nord, il en va tout autrement. Bien que le mouvement ouvrier compte déjà deux organisations politiques, l’Association générale des travailleurs allemands, de tendance lassallienne, et le Parti des travailleurs sociaux- démocrates d’Allemagne, d’orientation marxiste, l’enthousiasme envers l’Internationale reste tiède, et les demandes d’adhésion rares. Par crainte d’éventuelles poursuites de la part du gouvernement, durant les trois premières années d’activité de l’Internationale, les militants allemands semblent ignorer son existence. À partir de 1868, en concomitance avec sa renommée et les succès qu’elle commence à remporter dans tous les pays européens, leurs positions évoluent et les deux partis allemands, qui se font concurrence, cherchent à en représenter l’aile allemande. Toujours est-il que Johann Baptist von Schweitzer ne fera jamais adhérer son organisation à l’Internationale, tandis que Wilhelm Liebknecht se contentera d’entretenir, dira Engels, «un rapport purement platonique» [12], autrement dit un engagement concret et idéologique minimum.
En compensation des résultats décevants en Allemagne, deux nouvelles sont bonnes. En mai 1869, plusieurs sections de l’Internationale sont fondées dans un nouveau pays, la Hollande, où l’organisation commence lentement à s’implanter à Amsterdam et dans la Frise. Un peu plus tard, elle renaît aussi en Italie, une nation où elle n’était présente auparavant que dans des noyaux épars et sans lien entre eux.
Signalons le cas révélateur, tout du moins pour son caractère symbolique, de l’implantation de l’Internationale aux États-Unis. En effet, à partir de 1869, les premières sections sont créées à l’initiative de quelques immigrés. Cependant, l’organisation sera compromise dès sa naissance par deux limites qui ne seront jamais dépassées : elle ne saura pas rompre avec le caractère nationaliste des différents groupes qui y adhèrent [13] et elle ne parviendra pas à impliquer les ouvriers autochtones.
Dans ce contexte de rayonnement universel, en dépit des contradictions évidentes et des inégalités d’implantation dans les différents pays, l’Internationale s’apprête à tenir son cinquième congrès en 1870. La guerre franco-prussienne, qui a éclaté le 19 juillet, interrompt les préparatifs et l’Internationale se fixe une nouvelle priorité: aider le mouvement ouvrier à exprimer une position indépendante, loin de la rhétorique nationaliste de l’époque.[14]
Après la capture de Napoléon III vaincu à Sedan par les Prussiens, la Troisième République est proclamée le 4 septembre 1870. Un armistice est signé aux conditions fixées par Bismarck, permettant le déroulement des élections et la nomination d’Adolphe Thiers à la tête de l’exécutif, avec le soutien d’une vaste majorité légitimiste et orléaniste. La perspective d’un gouvernement aucunement soucieux de réformes sociales provoque le soulèvement des Parisiens qui chassent Thiers et donnent naissance, le 18 mars, de la Commune de Paris, l’événement politique le plus important de l’histoire du mouvement ouvrier au XXIe siècle.
Même si Marx prend sa défense avec ardeur et conviction dans La Guerre civile en France, l’Internationale ne pousse pas les Parisiens à l’insurrection et n’exerce aucune influence décisive sur la Commune. Mais à partir de ce moment-là, elle entre dans la tourmente. La violence qui s’abat sur la Commune et la brutalité de la répression mise en œuvre par tous les gouvernements européens n’empêchent pas l’Internationale de monter en puissance. Même au milieu des mensonges répandus par ses adversaires, le mot « Internationale » court sur toutes les lèvres. Pour les capitalistes et la classe bourgeoise, il est synonyme de menace pour l’ordre établi, mais pour les ouvrières et les ouvriers, il signifie l’espoir en un monde sans exploitation et sans injustices.[15] La confiance en l’avenir a grandi après la Commune. Elle a donné de la vitalité au mouvement ouvrier, elle l’a poussé à se radicaliser et à intensifier le militantisme. Paris a apporté la preuve que la révolution est possible, que l’objectif peut et doit être la construction d’une société radicalement différente de la société capitaliste, mais aussi que, pour atteindre cet objectif, les travailleurs doivent donner naissance à des formes d’associations politiques stables et bien organisées.[16]
La crise de l’internationale
Dans un contexte peu propice à la convocation d’un nouveau congrès, à presque deux ans de distance du dernier, le conseil général décide d’organiser une conférence à Londres. Elle se déroule du 17 au 23 septembre en présence de vingt-deux délégués d’Angleterre, d’Irlande, de Belgique, de Suisse et d’Espagne, plus les exilés français.
La décision la plus importante prise à la conférence, et pour laquelle elle restera dans les mémoires, est l’adoption de la résolution sur «L’action politique de la classe ouvrière» (résolution IX). Le texte adopté à Londres déclare:
Si le congrès de Genève de 1866 a entériné l’importance du syndicat, la conférence de Londres en 1871 définit l’autre outil de lutte fondamental du mouvement ouvrier: le parti politique.[18] Marx est convaincu que les principales fédérations et sections locales approuveront les résolutions adoptées à Londres. Il va vite déchanter.
Il sait que la fédération du Jura sera critique mais il est surpris, en 1872, par les signes d’impatience et de rébellion à l’encontre de sa ligne politique qui se manifestent un peu partout. Dans beaucoup de pays, les décisions prises à Londres sont considérées comme une grossière ingérence dans l’autonomie politique locale et, à ce titre, comme une imposition insupportable. La fédération belge, qui a tenté de jouer les médiateurs entre les parties durant la conférence, commence à prendre une position très critique vis-à-vis de Londres. Les Hollandais lui emboîtent le pas et prennent eux aussi leurs distances. Dans le sud de l’Europe, les réactions sont encore plus virulentes et l’opposition recueille rapidement d’importants renforts.
Le conseil général est contesté sur plusieurs fronts et les attaques ont parfois un caractère purement personnel. Il se forme ainsi une étrange alchimie qui rend la direction de l’Association encore plus problématique. L’adversaire principal du tournant amorcé avec la résolution IX est un milieu qui n’est pas encore prêt à accepter le saut de qualité proposé par Marx. L’autonomie des différentes composantes de l’Internationale est un principe intouchable. Tous le défendent, pas seulement le groupe lié à Bakounine, mais la plupart des fédérations et des sections locales. Marx commet là une erreur d’analyse qui va accélérer la crise de l’Internationale.[19]
La bataille finale est livrée à la fin de l’été 1872. Après les troubles qui, pendant trois ans, ont bouleversé le cours de son histoire – la guerre franco-prussienne, la violente vague de répression qui a suivi la Commune de Paris et les nombreux affrontements internes –, l’Internationale peut enfin retrouver le chemin du congrès. Son cinquième congrès général se tient à La Haye, du 2 au 7 septembre. Il compte soixante-cinq délégués représentant quelque quatorze pays (France, Allemagne, Belgique, Angleterre, Espagne, Suisse, Hollande, Empire austro-hongrois, Danemark, Irlande, Pologne, Portugal et Australie). Même si les internationalistes italiens n’ont pas envoyé leur sept délégués par mesure de protestation contre les décisions prises l’année précédente à Londres, le congrès de 1872 est indubitablement l’instance la plus représentative de l’histoire de l’Internationale. Étant donné son importance, Marx décide de s’y rendre.[20]
La décision la plus importante prise à La Haye est l’introduction de la résolution IX de la conférence de Londres dans les statuts de l’Association. La lutte politique a été enfin admise au titre d’outil nécessaire à la transformation de la société: «puisque les seigneurs de la terre et les seigneurs du capital se serviront toujours de leurs privilèges politiques pour défendre et perpétuer leur monopole économique […] et asservir le travail ???, la conquête du pouvoir politique est donc devenue le premier devoir de la classe ouvrière».[21] En1872, l’Internationale est donc très différente de ce qu’elle était à sa fondation. Ses composantes démocratiques et radicales ont abandonné l’organisation après avoir été mises à l’écart. Les mutuellistes ont été défaits et leurs forces réduites à peau de chagrin. Les réformistes ont cessé d’en représenter la partie la plus consistante (sauf en Angleterre) et l’anticapitalisme est devenu la ligne politique que partage l’Internationale dans son ensemble, même les nouvelles tendances, comme celle anarcho-collectiviste, qui se sont formées ces dernières années. Même si, durant l’existence de l’Internationale, l’Europe a connu une phase de grande prospérité économique, les ouvriers comprennent de plus en plus que leur état ne changera vraiment qu’avec la fin de l’exploitation de l’homme par l’homme et pas par des revendications économiques qui ne leur proposent que des palliatifs dérisoires.
D’ailleurs, le contexte a radicalement changé même à l’extérieur de l’organisation. L’unification de l’Allemagne en 1871 a marqué le début d’une ère nouvelle où l’État-nation s’est définitivement affirmé comme une forme d’identité politique, juridique et territoriale. Le nouveau contexte rend peu plausible la continuité d’une organisation supranationale à laquelle les organisations des différents pays, même si elles bénéficient de leur autonomie, doivent céder une part importante de la direction politique.
La configuration initiale de l’Internationale est dépassée et la mission qu’elle s’est fixée au départ est terminée. Il ne s’agit plus de préparer et de coordonner des initiatives de solidarité à l’échelle européenne en soutien aux grévistes, ni d’organiser des congrès pour discuter de l’utilité des organisations syndicales ou de la nécessité de collectiviser la terre et les moyens de production. Ces sujets sont désormais le patrimoine commun de toutes les composantes de l’Association. Après la Commune de Paris, le vrai défi pour le mouvement ouvrier est la révolution, autrement dit comment s’organiser pour mettre fin au mode de production capitaliste et renverser les institutions du monde bourgeois.
Durant le congrès de La Haye, différents votes se succèdent en donnant lieu à d’âpres polémiques. La décision est prise d’exclure Bakounine et Guillaume et de transférer le siège du conseil général à New York. Ils sont nombreux à voter contre cette motion, même au sein de la majorité, conscients qu’une telle décision, qui frappe le cœur même de sa structure, sonne le glas de l’Internationale. Pour Karl Marx, toutefois, il vaut mieux renoncer à l’Internationale (à partir de ce moment-là, il ne fera plus partie du conseil général) que la voir finir entre les mains de ses adversaires et assister à sa mutation en une organisation sectaire. La mort de l’Internationale est de loin préférable à la perspective d’une lente et dispendieuse tragédie de luttes fratricides. Toutefois, la thèse, défendue par de nombreux chercheurs [22], selon laquelle le déclin de l’Internationale serait dû au conflit entre ses deux courants principaux ou, encore plus invraisemblablement, entre deux hommes, même de la stature de Marx et de Bakounine, ne semble pas convaincante. Il faut en chercher les raisons ailleurs. Ce sont les grands changements intervenus à l’extérieur qui ont rendu l’Internationale obsolète. La croissance et la transformation des organisations du mouvement ouvrier, le renforcement des États-nations, l’essor de l’Internationale dans des pays comme l’Espagne et l’Italie, marqués par des conditions économiques et sociales profondément différentes de celles de la France et de l’Angleterre, où l’Association est née, le tournant modéré définitivement pris par le syndicalisme anglais et la répression suite à la chute de la Commune ont, de façon concomitante, rendu la configuration initiale de l’Internationale inappropriée aux conditions historiques qui ont changé.
Après marx, l’internationaLe se scinde en deux Groupes
En 1872, l’Internationale née en 1864 a cessé d’exister. La grande organisation qui, pendant huit ans, a soutenu avec succès quantité de grèves et de luttes, qui s’est dotée d’un programme théorique anticapitaliste et d’une implantation dans tous les pays européens, implose après les assises de La Haye. Malgré l’abandon de Marx, son histoire continue. Elle implose en se scindant en deux groupes aux forces très réduites et dépourvues de la créativité et de l’ambition politique des origines. Le premier rassemble les «centralistes», à savoir la majorité des congressistes de La Haye favorables à une organisation dirigée politiquement par un conseil général ; le second rassemble les « autonomistes », la minorité qui reconnaît aux sections une autonomie décisionnelle absolue.
Le congrès général des «centralistes» se déroule dans la même ville qui a accueilli les premières assises de l’Internationale, Genève. Sur les trente délégués, il y a vingt-huit hommes et, pour la première fois, deux femmes. Cependant, quinze viennent de la ville même et la participation des représentants des sections des autres pays se résume à un Allemand, un Belge et un Autrichien. Ayant senti le climat de démobilisation, le conseil général à New York décide de ne pas envoyer de représentant. De fait, c’est la fin de l’Internationale centraliste. L’organisation est officiellement dissoute le 15 juillet 1876 par dix délégués réunis à Philadelphie, avant de se rendre au congrès fondateur du Parti des travailleurs des États-Unis.
Alors que l’organisation « centraliste », qui restera implantée dans une poignée de pays, aura la vie courte et ne donnera naissance à aucune élaboration théorique, les autonomistes, en revanche, continueront encore pendant quelques années à être actifs et bien organisés. Au congrès de Saint-Imier, convoqué aussitôt après celui de l’Internationale par la fédération du Jura, auquel participent Suisses, Italiens, Espagnols et Français, il est décidé que: «Nul n’a le droit de priver les fédérations et sections autonomes du droit incontestable de déterminer elles-mêmes et suivre la ligne de conduite politique qu’elles croiront la meilleure».[23] Cette déclaration rassemble dans un large front tous les opposants à Marx qui proposent un « pacte d’amitié,de solidarité et de défense mutuelle» [24] entre toutes les fédérations qui partagent l’option de l’autonomie fédéraliste au sein de l’Internationale.
La terre de prédilection des autonomistes est l’Espagne. Les persécutions infligées par le président du Conseil, Práxedes Mateo Sagasta, n’ont pas freiné le développement de l’Internationale dans la péninsule ibérique. Le congrès fédéral qui se tient à Cordoue, de décembre 1872 à janvier 1873 dresse le portrait d’une organisation en plein essor. À partir de fin 1872, les autonomistes font des adeptes dans de nouveaux pays. En décembre, la fédération belge déclare nulles et non avenues les résolutions adoptées par l’Internationale, refuse de reconnaître le conseil général de New York et signe le pacte de Saint-Imier. En janvier 1873, plusieurs Anglais adhérent aussi, suivis le mois d’après par la fédération hollandaise.
Toutefois, même si les autonomistes qui ont conservé des contacts en France, en Autriche et aux États-Unis forment désormais la majorité d’une Internationale rénovée, la coalition à laquelle ils donnent naissance est un conglomérat confus de doctrines hétéroclites. Il y a dans cette alliance fallacieuse : les anarchistes collectivistes suisses emmenés par Guillaume (Bakounine s’est retiré en 1873 et mourra en 1876); la fédération belge dirigée par De Paepe, qui va devenir un adepte d’un type de socialisme dans lequel l’État populaire devrait avoir plus de pouvoirs et de compétences, à commencer par la gestion de tous les services publics ; les Italiens qui se radicalisent de plus en plus jusqu’à épouser des thèses insurrectionnelles (« la propagande par le fait ») vouées à l’échec ; et les Anglais, favorables non seulement à la participation aux élections mais aussi à l’alliance avec les forces bourgeoises les plus progressistes. En 1874, ils prennent même contact avec les lassalliens de l’Association générale des travailleurs allemands.
Les autonomistes organisent différents congrès. Le «premier» – qu’eux appellent le sixième puisqu’ils se considèrent comme les dignes successeurs de l’organisation – se déroule à Genève. Les trente-deux délégués (venant de Belgique, d’Espagne, de France, d’Italie, d’Angleterre, de Hollande et de Suisse) se réunissent du 1er au 6 septembre 1873 et déclarent que leurs assises inaugurent «une nouvelle ère de l’Internationale».[25] D’un vote unanime, ils abolissent le conseil général et, pour la première fois dans une assemblée de l’Internationale, débattent de l’anarchie. De plus, l’argumentaire théorique et politique des internationalistes s’enrichit d’une nouvelle idée: le recours à la grève générale pour réaliser la révolution sociale. Voilà ébauchées les grandes lignes de l’anarchosyndicalisme.
Au congrès suivant, à Bruxelles, du 7 au 13 septembre 1874, participent seize délégués, dont un d’Angleterre, un d’Espagne et le restant de Belgique. L’Internationale est devenue un lieu de débat abstrait, où un nombre de plus en plus réduit de dirigeants ouvriers – et peu représentatifs – délaisse les questions liées aux conditions matérielles de travailleurs et aux actions à mener pour les changer. Le débat de 1874 porte sur le choix entre anarchie et État populaire. Là encore, aucune décision collective n’est prise et, à la fin du congrès, les délégués décident à l’unanimité qu’il appartient « à chaque fédération et parti démocratique socialiste de chaque pays de déterminer la ligne de conduite politique qu’il entend poursuivre».[26]
Lors du huitième congrès, à Berne, du 26 au 30 octobre 1876, la discussion se poursuit sur la même ligne que lors de l’assemblée précédente, en présence de vingt-huit délégués (dix-neuf Suisses, plus quelques Italiens, Espagnols, Français et De Paepe pour la Belgique et la Hollande). La preuve est faite que les idées soutenues par De Paepe et les théories de Guillaume sont inconciliables.
Le dernier congrès de l’Internationale est convoqué à Verviers, du 6 au 8 septembre 1877. Sont présents vingt-deux délégués, représentant la Belgique, l’Espagne, l’Italie, la France, l’Allemagne et la Suisse. Ils appartiennent tous à la même tendance anarchiste. Tous les autres courants se réunissent à Gand, à l’occasion du congrès socialiste universel, la plus grande assemblée tenue jusqu’alors d’organisations du mouvement ouvrier. Même l’Internationale autonomiste, qui n’avait maintenu une solide implantation qu’en Espagne, est arrivée en fin de cycle. Elle est dépassée par la prise de conscience, qui s’est diffusée dans presque tout le mouvement ouvrier européen, de l’importance qu’il y a à participer à la lutte politique à travers les partis. Le fin de l’expérience autonomiste signe le déclin des relations entre communistes et anarchistes dont les routes, depuis lors, se séparent définitivement.
La nouvelle internationale
Dans les décennies suivantes, le mouvement ouvrier adoptera un programme socialiste, se développera d’abord en Europe puis aux quatre coins de la planète et se dotera de nouvelles structures de coordination supranationales. Chacune, non seulement en reprendra le nom (par exemple, la Deuxième Internationale de 1889-1916 ou la Troisième Internationale de 1919-1943), mais se réclamera des principes et des enseignements de la «Première» Internationale. Son message révolutionnaire se révélera ainsi d’une extraordinaire fécondité, engrangeant au fil du temps des résultats encore plus importants que ceux qu’elle avait obtenus au cours de son existence.
L’Internationale a imprégné dans la conscience des prolétaires la conviction que la libération du travail du joug du capital ne pouvait être limitée aux frontières d’un seul pays, mais que c’était au contraire une question qui les concernait tous. Pareillement, grâce à l’Internationale, les ouvriers ont compris que leur émancipation ne pouvait être conquise que par eux-mêmes, par leur capacité à s’organiser, et qu’elle ne pouvait être déléguée à d’autres. Enfin, l’Internationale a répandu parmi les travailleurs la prise de conscience que leur esclavage n’allait cesser qu’avec le dépassement du mode de production capitaliste et du travail salarié, puisque les améliorations au sein du système en vigueur, qu’il fallait tout de même poursuivre, n’allaient pas changer leur dépendance économique des oligarchies patronales.
Un abîme sépare l’espérance de ce temps-là et la méfiance qui règne aujourd’hui, la détermination antisystémique de ces luttes et la subordination idéologique actuelle, la solidarité construite par ce mouvement ouvrier et l’individualisme contemporain provoqué par les privatisations et la concurrence du marché, la passion pour la politique des travailleurs qui se sont réunis à Londres en 1864 et la résignation et l’apathie qui maintenant règnent en maîtres.
Et pourtant, à une époque où le monde du travail est de nouveau contraint de subir des conditions d’exploitation semblables à celles du XXIe siècle, le projet del’Internationale acquiert une pertinence extraordinaire. Derrière chaque injustice sociale, dans chaque lieu où les droits des travailleuses et des travailleurs sont foulés au pied, la nouvelle Internationale germe dans les esprits.
La barbarie de «l’ordre mondial» en vigueur, les désastres écologiques provoqués par le mode de production actuel, l’inacceptable fossé entre la richesse d’une minorité d’exploiteurs et l’état d’indigence de couches de plus en plus grandes de la population, l’oppression sexuelle, les nouveaux vents de guerre, de racisme et de chauvinisme, imposent au mouvement ouvrier d’aujourd’hui de se réorganiser, avec urgence, à partir de deux caractéristiques de l’Internationale : la collégialité de sa structure et la radicalité des objectifs à atteindre. Les résolutions de l’organisation née à Londres il y a cent cinquante ans sont aujourd’hui plus pertinentes que jamais. Mais, pour être à la hauteur des défis actuels, la nouvelle Internationale ne pourra se soustraire à deux exigences fondamentales : elle devra être plurielle et anticapitaliste.
Traduit de l’italien par Béatrice Propetto Marzi
Références
1. Cf. H. Collins et C. Abramsky, Karl Marx and the British Labour Movement, London: MacMillan, 1965, p. 34.
2. Johann Georg Eccarius à Karl Marx, 12 octobre 1864, in Marx-Engels-Gesamtausgabe, vol. III/13, Akademie, Berlin 2002, p. 11.
3. Pour plus de précisions sur l’histoire politique de l’Internationale, lire Musto, M., L’Internazionale, Roma-Bari: Laterza (à paraître en 2015).
4. Cf. document II, p. 35-40.
5. Cf. J. Freymond, Introduction, in PI, I, p. XI.
6. PI, II, p. 24.
7. Cf. J. Freymond, Introduction, in PI, I, p. XIV.
8. Cf. document 3, p. 41-45.
9. PI, II, p. 74.
10. Cf. J. Rougerie, L’AIT et le mouvement ouvrier à Paris pendant les événements de 1870-1871, in «International Review of Social History», XVII, 1972, 1; p. 11-12.
11. E. É. Fribourg, L’Association internationale des travailleurs, Paris 1871, p. 26.
12. Friedrich Engels a Theodor Cuno, 7-8 mai 1872, in Opere, XLIV, Roma: Editori Riuniti, 1990, p. 468.
13. Cf. Document 64, p. 215.
14. Cf. Documents 54 et 55, p. 190-195.
15. G. Haupt, L’internazionale socialista dalla Comune a Lenin, Torino: Einaudi, 1978, p. 78. 16. Ibid., p. 93-95.
17. Cf. document 74, p. 239.
18. Soulignons qu’en ce temps-là, la notion de parti politique avait un sens beaucoup plus large que celui communément admis au XXe siècle et que la conception qu’en avait Marx fut radicalement differente de celle qui allait s’imposer, après la révolution d’Octobre, dans de nombreuses organisations communistes.
19. J. Freymond, M. Molnár, The Rise and Fall of the First International, in The Revolutionary Internationals, 1864-1943, sous la direction de M. M. Drachkovitch, Stanford: Stanford University Press, 1966, p. 27-28.
20. Le congrès de La Haye est le seul congrès de l’Internationale auquel il a participé accompagné par Engels.
21. Cf. document 65, p. 268.
22. Pour une analyse critique de cette position, se reporter à M. Moliár, Quelques remarques à propos de la crise de l’Internationale en 1872, in La Première Internationale. L’institution, l’implantation, le rayonnement, actes du Colloque international sur la Première Internationale (Paris, 16 au 18 novembre 1964), CNRS, Paris, 1968, p. 439.
23. Cf. document 78, p. 247.
24. M. Bakounine, J. Guillaume, Risoluzioni del congresso antiautoritario internazionale svoltosi a Saint-Imier, in G. M. Bravo, La Prima Internazionale, II, Roma: Editori Riuniti, 1978, p. 841.
25. PI, IV, p. 5.
26. Ibid., p. 350.
Marcello
Musto