I. L’importance du développement du capitalisme dans les premières œuvres politiques de Marx
La conviction que l’expansion du mode de production capitaliste est une condition préalable à la naissance de la société communiste traverse l’ensemble de l’œuvre de Marx. Dans l’une de ses premières conférences publiques, qu’il donna à l’Association des travailleurs allemands à Bruxelles et qu’il intégrera dans un manuscrit préparatoire intitulé « Travail salarié », Marx parla d’un « aspect positif du capital, de la grande industrie, de la libre concurrence, du marché mondial». Aux ouvriers qui étaient venus l’écouter, il dit :
Je n’ai pas besoin de vous expliquer en détail comment, sans ces rapports de production, ni les moyens de production – les moyens matériels pour l’émancipation du prolétariat et la fondation d’une nouvelle société – n’auraient été créés, ni le prolétariat lui-même n’aurait pris l’unification et le développement par lesquels il est réellement capable de révolutionner l’ancienne société et lui-même.
Dans le Manifeste communiste, il soutient avec Engels que si les tentatives révolutionnaires de la classe ouvrière lors de la crise finale de la société féodale ont été vouées à l’échec, « c’est que le prolétariat lui-même se trouvait encore dans un état embryonnaire, c’est que faisaient défaut les conditions matérielles de son émancipation. Or, ces conditions sont le produit de l’ère bourgeoise». Néanmoins, il reconnaît plus d’un mérite à cette époque : non seulement elle a « détruit toutes les conditions féodales, patriarcales, idylliques » ; mais elle a aussi substitué « à l’exploitation, voilée par des illusions religieuses et politiques, […] l’exploitation ouverte, éhontée, directe, dans toute sa sécheresse ». Marx et Engels n’hésitent pas à déclarer que « la bourgeoisie a joué dans l’histoire un rôle éminemment révolutionnaire ». En utilisant les découvertes géographiques et le marché mondial naissant, elle a « donné un caractère cosmopolite à la production et à la consommation dans tous les pays ». De plus, en un siècle à peine, « la bourgeoisie a créé des forces productives plus massives et plus colossales que ne l’avaient fait toutes les générations passées dans leur ensemble ». Cela a été possible après avoir « subordonné la campagne à la ville » et sauvé « une importante partie de la population de l’abrutissement de l’existence campagnarde » si répandu dans la société féodale européenne. Plus important encore, la bourgeoisie a « forgé les armes qui lui donneront la mort » et les êtres humains pour les utiliser : « les travailleurs modernes, les prolétaires » ; ceux-ci se développaient au même rythme que la bourgeoisie. Pour Marx et Engels, « le progrès de l’industrie, dont la bourgeoisie est le véhicule passif et inconscient, remplace peu à peu l’isolement des travailleurs, né de la concurrence, par leur union révolutionnaire au moyen de l’association ».
Marx a développé des idées similaires dans Les luttes de classes en France, en soutenant que seule la domination de la bourgeoisie « extirpe les racines matérielles de la société féodale et prépare le terrain sur lequel une révolution prolétarienne est possible ». Toujours au début des années 1850, lorsqu’il commente les principaux événements politiques de l’époque, il théorise davantage l’idée du capitalisme comme condition préalable nécessaire à la naissance d’un nouveau type de société. Dans l’un des articles qu’il a écrits avec Engels pour la Revue de la Neue Rheinische Zeitung, il soutient qu’en Chine, « en huit années, par les balles de coton de la bourgeoisie anglaise » avaient amené « le plus vieux et le plus inébranlable empire de la terre au seuil d’un bouleversement social dont les résultats ne manqueront pas d’être les plus significatifs pour la civilisation ». Trois ans plus tard, dans « Les conséquences futures de la domination britannique en Inde », il affirme :
L’Angleterre doit accomplir une double mission en Inde : l’une de destruction, l’autre de régénération – faire disparaître la vieille société asiatique et jeter les fondements matériels de la société occidentale en Asie.
Il ne se faisait pas d’illusions sur les caractéristiques fondamentales du capitalisme, étant bien conscient que la bourgeoisie n’avait jamais « effectué un progrès sans traîner individus et peuples dans le sang et la boue, dans la misère et la dégradation ». Mais il était également convaincu que le commerce mondial et le développement des forces productives des êtres humains, et la transformation de la production matérielle en « domination scientifique des forces naturelles », créaient les bases d’une société différente : « L’industrie et le commerce bourgeois créent ces conditions matérielles d’un monde nouveau ».
L’opinion de Marx sur la présence britannique en Inde change quelques années plus tard, dans un article du New York Daily Tribune sur la rébellion des Sepoy, où il se range alors résolument du côté de ceux qui « tentent d’expulser les conquérants étrangers ». Son jugement sur le capitalisme, en revanche, se trouve réaffirmé, avec une pointe plus politique, dans le brillant « Discours à l’occasion de l’anniversaire du People’s Paper » . En y rappelant qu’avec le capitalisme sont nées des forces industrielles et scientifiques sans précédent dans l’histoire, il dit aux militants présents à l’événement que « la vapeur, l’électricité et le métier à filer étaient des révolutionnaires infiniment plus dangereux que des citoyens de la stature d’un Barbès, d’un Raspail et d’un Blanqui ».
II. La conception du capitalisme dans les écrits économiques de Marx
Dans les Grundrisse, Marx répète plusieurs fois l’idée que certaines « tendances civilisatrices » de la société se manifestent avec le capitalisme. Il mentionne l’effet civilisateur du commerce extérieur », ainsi que la « tendance propagandiste (civilisatrice) » de la « production de capital », propriété « exclusive » qui ne s’était jamais manifestée dans « les conditions de production antérieures ». Il va même jusqu’à citer de manière appréciative l’historien John Wade (1788-1875) qui, réfléchissant à la création de temps libre générée par la division du travail, avait suggéré que « le capital n’est qu’un autre nom pour la civilisation ».
Pourtant, en même temps, Marx attaquait le capitaliste comme celui qui « usurpe » le « temps libre créé par les travailleurs pour la société ». Dans un passage très proche des positions exprimées dans le Manifeste communiste ou, en 1853, dans les colonnes du New York Daily Tribune, Marx écrit :
la production fondée sur le capital crée l’industrie universelle […] et d’autre part un système d’exploitation universelle des propriétés naturelles et humaines, un système qui repose sur l’utilité […]. Si c’est que c’est seulement le capital qui crée la société civile bourgeoise et développe et l’appropriation universelle de la nature et de la connexion sociale elle-même par les membres de la société. D’où la grande influence civilisatrice du capital. Le fait qu’il produise un niveau de société par rapport auquel tous les autres niveaux antérieurs n’apparaissent que comme des développements locaux de l’humanité et comme une idolâtrie naturelle. C’est seulement avec lui que la nature devient un pur objet pour l’homme, une pure affaire d’utilité ; qu’elle cesse d’être reconnue comme une puissance pour soi […]. Le capital, selon cette tendance, entraîne aussi bien au-delà des barrières et des préjugés nationaux que de la divinisation de la nature, et de la satisfaction traditionnelle des besoins modestement circonscrite à l’intérieur de limites déterminées et de la reproduction de l’ancien mode de vie. Il détruit et révolutionne constamment tout cela, renversant les obstacles qui freinent le développement des forces productives, l’expansion des besoins, la diversité de la production et l’exploitation et l’échange des forces naturelles et intellectuelles.
Au moment auquel Marx rédigeait les Grundrisse, la question écologique se trouvait ainsi encore à l’arrière-plan de ses préoccupations, subordonnée à la question du développement potentiel des individus.
Le fondateur de la revue Subaltern Studies s’est attaqué ici à une position erronée et superficielle qui, paradoxalement, a été adoptée par de nombreux épigones de Marx : « Certains des écrits de Marx – par exemple certains passages de ses articles bien connus sur l’Inde, par exemple – ont en effet été lus isolément et déformés au point de réduire son jugement sur les possibilités historiques du capital aux louanges d’un adorateur de la technologie ». D’après Guha, la critique de Marx « se distingue sans équivoque du libéralisme », et apparaît d’autant plus forte si l’on considère qu’elle a été développée dans un « contexte de mondialisation », lors d’une « phase ascendante et optimiste », lorsque le capital « croissait de plus en plus et qu’il semblait n’y avoir aucune limite à son expansion et à sa capacité à transformer la société » .
L’un des écrits les plus analytiques de Marx sur les effets positifs de la production capitaliste se trouve dans le Livre I du Capital. Bien qu’il soit beaucoup plus conscient qu’auparavant du caractère destructeur du capitalisme, il réitère dans son opus magnum quelles sont les six conditions générées par le capital – en particulier sa « centralisation » – qui sont les conditions préalables fondamentales à la naissance d’une société communiste. Ces conditions sont : 1) le travail coopératif ; 2) l’application de la science et de la technologie à la production ; 3) l’appropriation des forces de la nature par la production ; 4) la création de grandes machines que les travailleurs ne peuvent faire fonctionner qu’en commun ; 5) l’économie des moyens de production ; et 6) la tendance à créer un marché mondial. Pour Marx,
Parallèlement à cette centralisation ou à cette expropriation d’un grand nombre de capitalistes par quelques-uns, se développent, à une échelle toujours croissante, la forme coopérative du procès de travail, l’application consciente de la science à la technique, l’exploitation méthodique de la terre, la transformation des moyens de travail en moyens de travail qui ne peuvent être employés qu’en commun, l’économie de tous les moyens de production, utilisés comme moyens de production d’un travail social combiné, l’intrication de tous les peuples dans le réseau du marché mondial et, partant, le caractère international du régime capitaliste.
Marx savait bien que, avec la concentration de la production entre les mains de patrons de moins en moins nombreux, « s’accroît le poids de la misère, de l’oppression, de la servitude, de la dégénérescence, de l’exploitation » pour les classes ouvrières, mais il était également conscient que « la coopération des travailleurs salariés n’est elle-même que l’effet du capital qui les emploie en même temps ». Il était arrivé à la conclusion que l’extraordinaire croissance des forces productives sous le capitalisme – un phénomène plus important que dans tous les modes de production précédents – avait créé les conditions pour surmonter les rapports socio-économiques qu’il avait lui-même générés, et donc pour progresser vers une société socialiste.
Comme dans ses considérations sur les formes économiques des sociétés non-européennes, le point central de la pensée de Marx était ici la progression du capitalisme vers son propre renversement. Dans le Livre III du Capital, il écrit que l’« usure » a un « effet révolutionnaire » dans la mesure où elle contribue à la destruction et à la dissolution des « les formes de propriété, qui se reproduisaient sans cesse sous la même forme et sur la base desquelles reposait solidement la structure politique ». La ruine des seigneurs féodaux et de la petite production signifiait « la centralisation des conditions de travail ».
Dans le Livre I du Capital, Marx écrit que « le mode de production capitaliste se présente […] comme nécessité historique de la transformation du procès de travail en un procès social ». Ainsi, « la force productive sociale du travail se développe gratuitement, une fois que les travailleurs ont été placés dans des conditions déterminées, et c’est le capital qui les place dans ces conditions ». Marx soutenait que les circonstances les plus favorables au communisme ne pouvaient se développer qu’avec l’expansion du capital :
C’est en fanatique de la valorisation de la valeur qu’il [le capitaliste] contraint sans ménagement l’humanité à la production pour la production, et donc à un dévelop-pement des forces productives sociales et à la création de conditions matérielles de production qui seules peuvent constituer la base réelle d’une forme de société supérieure dont le principe fondamental est le plein et libre dévelop-pement de chaque individu.
Les réflexions ultérieures sur le rôle décisif du mode de production capitaliste pour faire du communisme une possibilité historique réelle apparaissent tout au long de la critique de l’économie politique par Marx. Certes, il avait bien compris – comme il l’écrit dans les Grundrisse – que si l’une des tendances du capital est de « créer du temps disponible », il le « convertit ensuite en plus-value ». Pourtant, avec ce mode de production, le travail est valorisé au maximum, tandis que « la quantité de travail nécessaire à la production d’un objet donné est […] réduite au minimum ». Pour Marx, il s’agit là d’un point fondamental. Le changement qu’il impliquait devait « profiter au travail émancipé » et était « la condition de son émancipation » . Le capital a donc, « malgré lui, contribué à créer les moyens du temps social disponible, afin de remplacer le temps de travail de toute la société par un minimum décroissant, et de libérer ainsi le temps de chacun pour son propre développement ». Marx note également que, pour parvenir à une société dans laquelle le développement universel des individus est réalisable, il est « nécessaire avant tout que le plein développement des forces productives » soit devenu « la condition de la production ». Il affirme donc que la « grande qualité historique » du capital est :
de créer ce surtravail, travail superflu du point de vue de la simple valeur d’usage, de la simple subsistance, et sa détermination et destination historique est accomplit dès lors que, d’un côté, les besoins sont développés au point que le surtravail au-delà de ce qui est nécessaire est lui-même besoin universel, résulte des besoins individuels eux-mêmes – que, d’un autre côté, l’ardeur universelle au travail du fait de la sévère discipline du capital par laquelle sont passées les générations successives, s’est développée comme acquis universel de la nouvelle génération – dès lors, enfin, que ce surtravail, grâce au développement des forces productives du travail que le capital pousse sans cesse en avant dans son avidité sans bornes à s’enrichir, dans les conditions où il peut seulement la satisfaire, s’est accru jusqu’au point où la possession et la conservation de la richesse universelle, d’une part, n’exige qu’un temps de travail minime pour la société tout entière et où, d’autre part, la société qui travaille adopte une attitude scientifique vis-à-vis du procès de sa reproduction sans cesse en progrès, de sa reproduction en une abondance toujours plus grande ; qu’a cessé donc le travail où l’homme fait ce qu’il peut laisser faire à sa place par des choses. […]
C’est pourquoi le capital est productif ; c’est-à-dire un rapport essentiel pour le développement des forces sociales productives. Il ne cesse de l’être que lorsque le développement de ces forces productives elles-mêmes rencontre un obstacle dans le capital lui-même.
Marx réaffirme ces convictions dans le texte « Résultats du procès de production immédiat » . Après avoir rappelé les limites structurelles du capitalisme – avant tout, le fait qu’il s’agit d’un mode de « production en opposition aux producteurs, et sans égard pour eux » il se concentre sur son « côté positif » . Par rapport aux autres modes de production précédents, le capitalisme se présente comme une forme de production « qui ne se lie pas à une limite prédéterminante et prédéterminée des besoins ». C’est précisément la croissance des « forces sociales productives du travail » qui explique « la signification historique spécifique de la production capitaliste » . Dans les conditions socio-économiques de son époque, Marx considérait donc comme fondamental le processus de création de « la richesse comme telle, c’est-à-dire le développement impitoyable des forces productives du travail social, qui seules peuvent former la base matérielle d’une libre société humaine ». Ce qui était « nécessaire » était d’« abolir la forme antagonique du capitalisme » .
Le même thème revient dans le Livre III du Capital, lorsque Marx souligne que la transformation des
conditions de production en conditions de production sociales, collectives, générales […] est impliquée par le développement des forces productives en système de production capitaliste et par la manière dont s’accomplit ce développement.
Tout en affirmant que le capitalisme était le meilleur système qui ait jamais existé, dans sa capacité à développer les forces productives au maximum, Marx reconnaissait également que, malgré l’exploitation impitoyable des êtres humains, il comportait un certain nombre d’éléments potentiellement progressistes qui permettaient aux capacités individuelles de s’épanouir beaucoup plus que dans les sociétés passées.
Profondément opposé à la maxime productiviste du capitalisme, à la primauté de la valeur d’échange et à l’impératif de la production de la plus-value, Marx a considéré la question de l’augmentation de la productivité en relation avec la croissance des capacités individuelles. Ainsi, il souligne dans les Grundrisse :
Dans l’acte de reproduction lui-même, il n’y a pas que les conditions objectives qui changent ; par exemple, le village devient une ville, la nature sauvage, terre défrichée, etc., mais les producteurs aussi changent, en tirant d’eux-mêmes des qualités nouvelles, en se développant, en se transformant eux-mêmes par le moyen de la production, en façonnant des forces nouvelles et des idées nouvelles, de nouveaux moyens de communications, de nouveaux besoins et un nouveau langage.
Ce développement beaucoup plus intense et complexe des forces productives engendre « le développement le plus riche des individus » et « l’universalité des relations ». Pour Marx,
en aspirant sans trêve à la forme universelle de la richesse, le capital pousse le travail au-delà des frontières de ses besoins naturels et crée ainsi les éléments matériels du développement de cette riche individualité qui est aussi polyvalente dans sa production que dans sa consommation et dont le travail, par conséquent, n’apparaît plus non plus comme travail, mais comme plein dévelop-pement de l’activité elle-même, où la nécessité naturelle a disparu sous sa forme immédiate ; parce qu’un besoin par l’histoire est venu remplacer un besoin naturel.
En bref, pour Marx, la production capitaliste a certainement produit « l’aliénation de l’individu par rapport à lui-même et aux autres, mais produit aussi l’universalité et le caractère multilatéral de ses relations et aptitudes ». Marx a souligné ce point à plusieurs reprises.
Dans les Manuscrits économiques de 1861-1863, il note qu’
une plus grande diversité de la production [et] une extension de la sphère des besoins sociaux et des moyens de les satisfaire […] favorise également le développement de la capacité productive humaine et, par conséquent, l’activation des dispositions humaines dans de nouvelles directions.
Dans les Théories sur la plus-value (1861-1863), il précise que la croissance sans précédent des forces productives générées par le capitalisme n’a pas seulement des effets économiques, mais « révolutionne tous les rapports politiques et sociaux ». Et dans le Livre I du Capital, il écrit que l’on voit « l’échange des marchandises briser les limites individuelles et locales de l’échange immédiat des produits et développer le métabolisme du travail humain. [Mais] il se développe tout un cercle de connexions sociales naturelles que les personnes qui négocient ne peuvent contrôler Le Capital, Livre I, p. 207 ; p. 127.} ». Il s’agit d’une production qui se déroule « sous une forme adéquate au plein développement de l’homme ».
Enfin, Marx voit d’un bon œil certaines tendances du capitalisme pour l’émancipation des femmes et la modernisation des relations au sein de la sphère domestique. Dans l’important document politique « Instructions pour les délégués du Conseil central provisoire de l’A.I.T. », qu’il a rédigé pour le premier congrès de l’Association internationale des travailleurs en 1866, il écrit que « faire coopérer les enfants et les adolescents des deux sexes dans la grande œuvre de la production sociale [est] un progrès légitime et salutaire, quoique la façon dont cette tendance se réalise sous le capital soit tout simplement abominable ».
On peut trouver des jugements similaires dans le Livre I du Capital, où il écrit :
Or quelque effrayante et choquante qu’apparaisse la décomposition de l’ancienne institution familiale à l’inté-rieur du système capitaliste, la grande industrie n’en crée pas moins, en attribuant aux femmes, aux adolescents et aux enfants des deux sexes un rôle décisif dans des procès de production organisés socialement hors de la sphère domestique, la nouvelle base économique d’une forme supérieure de la famille et du rapport entre les sexes.
Marx note également que « le mode de production capitaliste consomme la rupture du lien de parenté qui unissait initialement l’agriculture et la manufacture au stade infantile et non développé de l’une et de l’autre ». Il en résulte notamment une « prépondérance toujours croissante [de] la population urbaine », « la force motrice historique de la société » que « la production capitaliste entasse dans de grands centres » . À l’aide de la méthode dialectique, à laquelle il recourt fréquemment dans le Capital et dans ses manuscrits préparatoires, Marx soutient que « les éléments constitutifs d’une nouvelle société » prennent forme à travers la maturation des « conditions matérielles et la combinaison sociale du procès de production » sous le capitalisme. Les prémisses matérielles étaient donc créées pour « une nouvelle synthèse à un niveau supérieur ». Bien que la révolution ne soit jamais le fruit d’une dynamique purement économique, mais qu’elle nécessite toujours aussi le facteur politique, l’avènement du communisme « requiert pour la société une autre base matérielle, c’est-à-dire toute une série de conditions matérielles d’existence qui sont elles-mêmes à leur tour le produit naturel [naturwüchsiges Produkt] d’un long et douloureux développement historique ».
III. Le capitalisme dans les interventions politiques de Marx
On trouve des thèses similaires dans un certain nombre de textes politiques courts mais significatifs, qui sont contemporains ou postérieurs à la rédaction du Capital et qui confirment qu’il y a continuité de la pensée de Marx. Dans Salaire, prix et profit, il exhorte les travailleurs à comprendre que, « le régime actuel, avec toutes les misères dont il les accable, engendre en même temps les conditions matérielles et les formes sociales nécessaires pour la transformation économique de la société ». Dans la « Communication confidentielle sur Bakounine » envoyée au nom du Conseil général de l’Association internationale des travailleurs au comité de Brunswick du Parti ouvrier social-démocrate d’Allemagne (SDAP), Marx soutient que « même si l’initiative révolutionnaire viendra probablement de France, l’Angleterre seule peut servir de levier à une révolution économique sérieuse ». Il expliquait cela comme suit :
C’est le seul pays où il n’y a plus de paysans et où la propriété foncière est concentrée entre quelques mains. C’est le seul pays où la forme capitaliste – c’est-à-dire le travail coordonné à une grande échelle sous des directions capitalistes – englobe pratiquement toute la production. C’est le seul pays où la grande majorité de la population est constituée de travailleurs salariés. C’est le seul pays où la lutte des classes et l’organisation de la classe ouvrière par les syndicats ont atteint un certain degré de maturité et d’universalité. C’est le seul pays où, en raison de sa domination sur le marché mondial, toute révolution en matière économique doit immédiatement affecter le monde entier. Si le landlordisme et le capitalisme sont des traits classiques en Angleterre, par contre, les conditions matérielles de leur destruction sont ici les plus mûres.
Dans ses « Notes sur Bakounine : Étatisme et anarchie », qui contiennent des indications importantes sur ses différences radicales avec le révolutionnaire russe concernant les conditions préalables à une société alternative au capitalisme, Marx réaffirme, également en ce qui concerne le sujet social qui mènerait la lutte pour le socialisme, qu’« une révolution sociale est liée à des conditions historiques définies de développement économique ; ce sont ses prémisses. Elle n’est donc possible que là où, à côté de la production capitaliste, le prolétariat industriel représente au moins une masse importante du peuple ». Dans la Critique du programme de Gotha, dans laquelle Marx s’oppose à certains aspects du programme d’unification de l’Association générale des travailleurs allemands (ADAV) et du Parti ouvrier social-démocrate d’Allemagne, Marx propose :
À mesure que le travail se développe dans la société et devient, par suite, source de richesse et de culture, se développent, chez le travailleur, pauvreté et inculture, et chez le non-travailleur, richesse et culture.
Et il ajoutait :
il eût mieux valu démontrer avec précision comment, dans la société capitaliste d’aujourd’hui, ont fini par se créer les conditions matérielles, etc., qui mettent le travailleur en état de briser cette malédiction sociale, qui l’obligent à la briser.
Enfin, dans les « Considérants du programme du Parti ouvrier français », un court texte qu’il rédige trois ans avant sa mort, Marx souligne qu’une condition essentielle pour que les ouvriers puissent s’approprier les moyens de production est
la forme collective, dont les éléments matériels et intellectuels sont constitués par le développement même de la classe capitaliste.
Ainsi, en continuité qui va de ses premières formulations de la conception matérialiste de l’histoire, dans les années 1840, à ses dernières interventions politiques des années 1880, Marx met en évidence la relation fondamentale qui existe entre la croissance productive générée par le mode de production capitaliste et les conditions préalables à la société communiste pour laquelle le mouvement ouvrier doit lutter. Les recherches qu’il a menées dans les dernières années de sa vie l’ont cependant aidé à revoir cette conviction et à ne pas tomber dans l’économisme qui a marqué les analyses de tant de ses disciples.
IV. Une transition pas toujours nécessaire
Marx considérait le capitalisme comme un « point de passage nécessaire » pour que se mettent en place les conditions qui permettraient au prolétariat de lutter avec quelque chance de succès pour établir un mode de production socialiste. Dans un autre passage des Grundrisse, il répète que le capitalisme est un « point de transition » vers le progrès ultérieur de la société, qui permettrait « le développement maximum des forces productives » et « le plus riche développement des individus » . Marx décrit les « conditions actuelles de la production » comme « en train de s’abolir elles-mêmes et qui se posent, par conséquent, comme les présupposés historiques d’un nouvel état de la société » .
Marx expose parfois avec emphase l’idée d’une prédisposition capitaliste à l’autodestruction, comme lorsqu’il affirme « que nous n’avons vu le système de l’économie bourgeoise se dévelop-per que peu à peu ; il en va de même pour la négation de ce système lui-même, négation qui en est le résultat ultime ». Il se disait convaincu que « l’ultime figure servile » (avec « ultime » Marx allait certainement trop loin),
que prend l’activité humaine, celle du travail salarié d’un côté, du capital de l’autre, se trouve ainsi dépouillée [c’est-à-dire, éliminée, J.-P. L.], et ce dépouillement lui-même est le résultat du mode de production correspondant au capital ; les conditions matérielles et intellectuelles de la négation du travail salarié et du capital, qui sont déjà elles-mêmes la négation de formes antérieures de la production sociale non libre, sont elles-mêmes résultats de son procès de production. L’inadéquation croissante du développement productif de la société aux rapports de production qui étaient les siens jusqu’alors s’exprime dans des contradictions aiguës, des crises, des convulsions. La destruction violente du capital, non pas par des circonstances qui lui sont extérieures mais comme condition de sa propre conservation, est la forme la plus frappante du conseil qui lui est donné de se retirer pour faire place à un niveau supérieur de production sociale.
On peut trouver encore un autre passage dans les Théories sur la plus-value qui confirme que Marx considérait le capitalisme comme une étape fondamentale à la naissance d’une économie socialiste. Il y exprime son accord avec l’économiste Richard Jones (1790-1855), pour qui « le capital et le mode de production capitaliste » devaient être « acceptés » simplement comme « une phase transitoire dans le développement de la production sociale ». Grâce au capitalisme, écrit Marx, « s’ouvre la perspective d’une nouvelle société, [d’une nouvelle] formation économique de la société, à laquelle le mode de production bourgeois n’est qu’une transition ».
Marx a développé une idée similaire dans le Livre I du Capital et dans ses manuscrits préparatoires. Dans le célèbre « Appendice » non publié, « Résultats du procès de production immédiat », il écrit que le capitalisme est né à la suite d’une « révolution économique complète » qui :
d’une part, crée, parachève, donne forme adéquate aux conditions réelles de la domination du capital sur le travail, d’autre part, dans les forces productives du travail qu’elle développe en contradiction au travailleur, conditions de production et rapports de circulation, crée, les conditions réelles d’un mode de production nouveau, qui dépasse la forme antagonique,du mode de production capitaliste, et ainsi la base matérielle d’un procès de vie sociale structuré à neuf, et par là d’une formation sociale nouvelle.
Dans l’un des derniers chapitres du Livre I du Capital – « La tendance historique de l’accumulation capitaliste » – il affirme :
La centralisation des moyens de production et la socialisation du travail atteignent un point où elles deviennent incompatibles avec leur enveloppe capitaliste. On la fait sauter. L’heure de la propriété privée capitaliste a sonné. On exproprie les expropriateurs.
Bien que Marx ait soutenu que le capitalisme était une transition essentielle, lors de laquelle les conditions historiques étaient créées pour que le mouvement ouvrier lutte pour une transformation communiste de la société, il ne pensait pas que cette idée pouvait être appliquée de manière rigide et dogmatique. Au contraire, il a nié plus d’une fois – dans des textes publiés et non publiés – avoir développé une interprétation unidirectionnelle de l’histoire, dans laquelle les êtres humains seraient partout destinés à prendre le même chemin et à passer par les mêmes étapes.
V. La voie possible de la Russie
Au cours des dernières années de sa vie, Marx rejette la thèse qui lui est attribuée à tort, selon laquelle le mode de production bourgeois est historiquement inévitable. Il prend ses distances avec cette position lorsqu’il se trouve pris dans le débat sur le développement possible du capitalisme en Russie. Dans un article intitulé « Marx devant le tribunal de M. Joukovsky », l’écrivain et sociologue russe Nikolai Mikhaïlovski (1842-1904) l’accuse de considérer le capitalisme comme une étape inévitable pour l’émancipation de la Russie. Marx répond, dans une lettre qu’il rédige pour la revue politico-littéraire Otetchestvennie Zapiski (Les Annales de la Patrie), que dans le Livre I du Capital il n’a prétendu « que tracer la voie par laquelle, dans l’Europe occidentale, l’ordre économique capitaliste est sorti des entrailles de l’ordre économique féodal ». Marx se réfère à un passage de l’édition française du Livre I du Capital (1872-1875), où il affirme que la base de la séparation des masses rurales de leurs moyens de production est « l’expropriation des cultivateurs », ajoutant qu’elle « ne s’est accomplie d’une manière radicale qu’en Angleterre » et que « tous les autres pays de l’Europe occidentale parcourent le même mouvement » . Par conséquent, l’objet de son étude n’était que « le vieux continent », et non le monde entier.
C’est l’horizon spatial dans lequel nous devons comprendre la célèbre phrase de la Préface du Livre I du Capital : « Le pays plus développé industriellement ne fait que montrer ici aux pays moins développés l’image de leur propre avenir ». Écrivant pour un lectorat allemand, Marx observait que, « nous souffrons durement, semblables en cela à tous les pays occidentaux d’Europe continentale, non seulement du développement de la production capitaliste, mais aussi de l’insuffisance de ce même développement ». Selon lui, à côté des « misères modernes », les Allemands étaient « affligés de toute une série de misères congénitales, qui sont le résultat de modes de production antiques et surannés, qui continuent de végéter, avec leur cortège de rapports politiques et sociaux complètement anachroniques » . C’est pour l’Allemand qui pourrait « trouver la tranquillité dans l’illusion optimiste que les choses sont loin d’aller aussi mal en Allemagne » que Marx a affirmé « De te fabula narratur ! » .
Marx fait également preuve de souplesse à l’égard des autres pays européens, car il ne considère pas l’Europe comme un tout homogène. Dans un discours prononcé en 1867 devant la Société d’éducation des travailleurs allemands à Londres, publié plus tard dans Der Vorbote à Genève, il soutient que les prolétaires allemands pourraient mener à bien une révolution parce que, « contrairement aux travailleurs d’autres pays, ils n’ont pas besoin de passer par la longue période de développement bourgeois ».
Marx exprime les mêmes convictions en 1881, lorsque la révolutionnaire Vera Zassoulitch (1849-1919) sollicite son avis sur l’avenir de la commune rurale russe (obchtchina). Elle voulait savoir si elle pouvait se développer sous une forme socialiste, ou si elle était condamnée à périr parce que le capitalisme s’imposerait nécessairement aussi en Russie. Dans sa réponse, Marx souligne que dans le Livre I du Capital, il a « expressément restreint […] la fatalité historique » du développement du capitalisme – qui a opéré « une séparation radicale du producteur et d’avec les moyens de production […] aux pays de l’Europe occidentale » . Dans les premiers brouillons de la lettre, Marx s’attarde sur les particularités découlant de la coexistence de la commune rurale avec des formes économiques plus avancées. Il observe que
la contemporéanité de la production capitaliste lui [à la Russie] prête toutes faites les conditions matérielles du travail coopératif, organisé à une vaste échelle. Elle peut donc s’incorporer tous les acquêts positifs élaborés par le système capitaliste sans passer par ses fourches caudines. Elle peut graduellement […] devenir le point de départ direct du système économique auquel tend la société moderne et faire peau neuve sans commencer par son suicide.
À ceux qui soutenaient que le capitalisme était une étape inévitable pour la Russie aussi, au motif qu’il était impossible que l’histoire avance en faisant des bonds, Marx demandait ironiquement si cela signifiait que la Russie, « comme l’Occident », avait dû « passer par une longue période d’incubation de l’industrie mécanique pour arriver aux machines, aux bâtiments à vapeur, aux chemins de fer, etc. » . De même, n’avait-il pas été possible d’« introduire chez eux en un clin d’œil tout le mécanisme des échanges (banques, sociétés par action, etc.), dont l’élaboration a coûté des siècles à l’Occident ». Il était évident que l’histoire de la Russie, ou de tout autre pays, ne devait pas inévitablement retracer toutes les étapes que l’histoire de l’Angleterre ou d’autres nations européennes avait connues. Ainsi, la transformation socialiste de l’obchtchina pouvait également avoir lieu sans passer nécessairement par le capitalisme.
À la même époque, les recherches théoriques de Marx sur les relations communautaires précapitalistes, compilées dans ses Carnets ethnographiques, le conduisent dans la même direction que celle qui ressort de sa réponse à Vera Zassoulitch. Stimulé par la lecture des travaux de l’anthropologue américain Lewis Morgan (1818-1881), il écrit sur un ton propagandiste que « l’Europe et les États-Unis », les nations où le capitalisme est le plus développé, se trouvent dans une crise qui « finira par son élimination, par un retour des sociétés modernes à une forme supérieure d’un type archaïque de la propriété et de la production collectives » .
Le modèle de Marx n’était pas du tout un « type primitif de la production coopérative ou collective » résultant de « l’individu isolé », mais un modèle dérivant de la « socialisation des moyens de production » . Il n’a pas changé son point de vue (très critique) sur les communes rurales de Russie, et dans son analyse, le développement de l’individu et la production sociale restent toujours aussi centraux.
Il n’y a donc pas dans les réflexions de Marx sur la Russie de rupture spectaculaire avec ses idées antérieures. Les éléments nouveaux proviennent d’une maturation de sa position théorique et politique, qui l’amène à envisager qu’il existe d’autres voies possibles vers le communisme qu’il avait auparavant considérées comme irréalisables.
VI. Conclusions
L’idée que le développement du socialisme pourrait être plausible en Russie n’avait pas pour seul fondement l’étude par Marx de la situation économique de ce pays. Le contact avec les populistes russes, comme celui qu’il avait eu avec les communards parisiens dix ans plus tôt, a contribué à le rendre toujours plus ouvert à la possibilité que l’histoire soit le lieu non seulement d’une succession de modes de production, mais aussi de l’irruption d’événements révolutionnaires et des subjectivités qui les produisent. Il s’est trouvé contraint de tenir encore plus compte des spécificités historiques et du développement inégal des conditions politiques et économiques dans différents pays et contextes sociaux.
Par-delà sa réticence à admettre qu’un développement historique prédéfini puisse se manifester de la même manière dans des contextes économiques et politiques différents, les avancées théoriques de Marx sont dues à l’évolution de sa réflexion sur les effets du capitalisme dans les pays économiquement arriérés. Il ne soutient plus, comme il l’avait fait en 1853 dans un article sur l’Inde pour le New York Daily Tribune, que « l’industrie et le commerce bourgeois créent [l]es conditions d’un monde nouveau ». Des années d’études détaillées et d’observation attentive des changements dans la politique internationale l’avaient aidé à développer une vision du colonialisme britannique assez différente de celle qu’il avait exprimée en tant que journaliste lorsqu’il avait une trentaine d’années. Les effets du capitalisme dans les pays colonisés lui paraissent désormais très différents. Se référant aux « Indes orientales », dans l’un des brouillons de sa lettre à Vera Zassoulitch, il écrit que « tout le monde […] n’est pas sans savoir que là-bas la suppression de la propriété commune du sol n’était qu’un acte de vandalisme anglais, poussant le peuple indigène non en avant, mais en arrière ». Selon lui, « les Anglais eux-mêmes […] ont seulement réussi à gâter l’agriculture indigène et à redoubler le nombre et l’intensité des famines ». Le capitalisme n’a pas apporté, comme ses apologistes s’en sont vantés, le progrès et l’émancipation, mais le pillage des ressources naturelles, la dévastation de l’environnement et de nouvelles formes de servitude et de dépendance humaine.
Marx revient en 1882 sur la possibilité d’une concomitance entre le capitalisme et les formes de communauté antérieures. En janvier, dans la Préface de l’édition russe du Manifeste communiste, qu’il a cosignée avec Engels, on lit que le sort de la commune rurale russe est lié à celui des luttes prolétariennes en Europe occidentale :
En Russie, cependant, à côté du bluff capitaliste en plein épanouissement, et de la propriété foncière bourgeoise, en voie de développement, nous voyons que plus de la moitié du sol est la propriété commune des paysans. Dès lors, la question se pose : l’obchtchina russe, forme de l’archaïque propriété commune du sol, pourra-t-elle, alors qu’elle est déjà fortement ébranlée, passer directement à la forme supérieure, à la forme communiste de la propriété collective ? ou bien devra-t-elle, au contraire, parcourir auparavant le même processus de dissolution qui caractérise le développement historique de l’Occident ?
Voici la seule réponse que l’on puisse faire présen-tement à cette question : si la révolution russe donne le signal d’une révolution prolétarienne en Occident, et que toutes deux se complètent, l’actuelle propriété collective de Russie pourra servir de point de départ pour une évolution communiste.
En 1853, Marx avait déjà analysé les effets de la présence économique des Anglais en Chine dans l’article « Révolution en Chine et en Europe » écrit pour le New York Daily Tribune. Marx pensait qu’il était possible que la révolution dans ce pays puisse conduire à faire éclater « la crise générale depuis longtemps en gestation, laquelle sera suivie de près par des révolutions politiques sur le continent ». Il ajoutait que ce serait un « curieux spectacle, que de voir la Chine répandre le désordre en Occident tandis que les puissances occidentales, par des navires de guerre anglais, français et américains, ramèneront l’ordre à Shanghai, Nankin et les embouchures du Grand Canal ».
D’ailleurs, ce ne sont pas uniquement les réflexions de Marx sur la Russie qui l’ont amené à penser que les destins de différents mouvements révolutionnaires, émergeant dans des pays aux contextes socio-économiques différents, pourraient s’entremêler. Entre 1869 et 1870, dans différentes lettres et dans un certain nombre de documents de l’Association internationale des travailleurs – peut-être de la manière la plus claire et la plus concise dans une lettre à ses camarades Sigfrid Meyer (1840-1872) et August Vogt (1817-1895) – il scelle l’avenir de l’Angleterre (« la métropole du capital ») à celui de l’Irlande, plus arriérée. La première était sans aucun doute « la puissance dominante sur le marché mondial », et donc « pour l’instant le pays le plus important pour la révolution ouvrière, et, de surcroît, l’unique pays où les conditions matérielles de cette révolution sont relativement mûres » .
Cependant, après s’être « occupé des années durant de la question irlandaise », Marx avait acquis la conviction que « le coup décisif contre les classes dirigeantes en Angleterre » « doit être porté non pas en Angleterre, mais uniquement en Irlande » – et, se faisant des illusions, il estimait que ce coup serait « décisif pour le mouvement ouvrier dans le monde entier » . L’objectif le plus important reste de « précipiter la révolution sociale en Angleterre », mais le « seul moyen d’y parvenir » est de « rendre l’Irlande indépendante » . En tout état de cause, Marx considérait que l’Angleterre industrielle et capitaliste était stratégiquement centrale pour la lutte du mouvement ouvrier ; et la révolution en Irlande, uniquement possible si l’on mettait fin à « l’union forcée entre les deux pays », serait une « révolution sociale » qui se manifesterait « sous des formes dépassées » . La subversion du pouvoir bourgeois dans les nations où les formes modernes de production ne sont encore qu’en développement ne suffirait pas à entraîner la disparition du capitalisme.
La position dialectique à laquelle Marx est parvenu dans ses dernières années lui a permis d’écarter l’idée que le mode de production socialiste ne pouvait être construit qu’à travers certaines étapes incontournables. La conception matérialiste de l’histoire qu’il a développée est loin de la séquence mécanique à laquelle sa pensée a souvent été réduite. Elle ne peut être identifiée à l’idée que l’histoire humaine est une succession de modes de production, progressant comme de simples phases préparatoires avant la conclusion inévitable : la naissance d’une société communiste.
De plus, il a explicitement nié qu’il y avait une nécessité historique à ce que le capitalisme s’établisse dans toutes les parties du monde. Dans le célèbre « Avant-propos » de la Contribution à la critique de l’économie politique, il décrit succinctement l’évolution des « modes de production asiatiques, anciens, féodaux et bourgeois modernes » comme la fin de la « préhistoire de la société humaine » et on trouve des formulations similaires dans d’autres écrits. Cependant, cette idée ne représente qu’une petite partie de l’œuvre plus vaste de Marx sur la genèse et le développement des différentes formes de production. Sa méthode ne peut être réduite au déterminisme économique.
Les conceptions de Marx concernant la forme de la société communiste à venir n’ont fondamentalement pas changé de ce qu’il a esquissé depuis les Grundrisse. Ainsi guidé par une hostilité aux schématismes qui l’ont précédé et aux nouveaux dogmatismes émergeant en son nom, il estimait possible que la révolution éclate sous des formes et dans des conditions qui n’avaient jamais été envisagées auparavant.
Précisions sur le manuscrit « Travail salarié » cité par Marcello Musto
Le manuscrit « Travail salarié » de Karl Marx est directement en lien avec avec son texte inachevé « Travail salarié et capital » et constitue un complément important de ce dernier. Il n’est pas disponible en français, mais se trouve dans les éditions allemandes et anglaises à la suite de ce texte. Le manuscrit, qui est conservé dans les archives de la social-démocratie allemande, a été publié pour la première fois en allemand dans la revue Unter dem Banner des Marxismus, 1ère année, cahier 1, mars 1925. L’inscription sur la couverture du manuscrit (« Bruxelles, décembre 1847 »), le résumé introductif de ce qui a déjà été exposé, ainsi que la forme du texte laissent supposer que cette transcription était un travail préparatoire à la dernière ou à quelques-unes des dernières conférences que Marx a données dans la deuxième moitié de décembre 1847 à l’Association des travailleurs allemands de Bruxelles de la conférence. Cette hypothèse est encore corroborée par le fait que, pendant qu’il écrivait, Marx s’était déjà préparé à l’avance à la rédaction de ce travail, puisqu’il préparait déjà son célèbre « Discours sur la question du libre-échange » qu’il a prononcé le 9 janvier 1848 lors d’une réunion publique de l’Association démocratique à Bruxelles. Une indication dans le texte du manuscrit en témoigne. Dans le manuscrit « Travail salarié » comme dans « Travail salarié et capital », Marx évoque que l’ouvrier vend son travail au capitaliste. Dans ses écrits économiques ultérieurs, Marx explique que l’ouvrier ne vend pas son travail au capitaliste. Le capitaliste n’achète pas son travail, mais sa force de travail.
Marcello
Musto