Le dernier voyage de Marx

Éléments pour une biographie intellectuelle

Le 2 décembre 1881 mourait d’un cancer du foie Jenny von Westphalen, la femme qui, pendant toute son existence, avait été aux cotés de Marx et en avait partagé les affres et la passion politique. Ce fut pour ce dernier une perte fatale.

Ainsi, à la douleur morale causée par la perte de sa femme, vint s’ajouter la douleur physique. Pendant le mois d’octobre, en effet, Marx fut frappé par une bronchite virulente qui engendra une grave pleurésie. Sa santé devint alors si précaire que, comme il l’avoua à son ami, l’économiste russe Nikolaï Danielson, dans un des moments les plus critiques il fut « sur le point de tourner le dos à ce monde de malheurs [1]. »

À cette époque Marx était en train de préparer une vaste chronologie des principaux événements politiques, sociaux et économiques de l’histoire mondiale. Entre fin 1880 et début 1881, il s’était plongé dans La société archaïque de Lewis Morgan (1887) ;Java : du gouvernement d’une colonie (1861) de James Money ; Le village aryen en Inde et à Ceylan (1880) de John Phear ; ainsi que l’Histoire de l’origine des institutions (1875) de Henry Maine, rédigeant, comme à son habitude, des synthèses de chaque ouvrage. Un peu plus tard, dans un autre cahier rédigé en 1882, il avait retranscrit des pages choisies de La condition primitive de l’Homme de John Lubbock[2]. En outre, à partir de 1881, Marx recommença aussi à s’occuper de mathématiques, discipline avec laquelle il avait déjà eu occasion de se mesurer à plusieurs reprises. Il concentra son attention sur le calcul différentiel, sujet qu’il avait probablement jugé intéressant pour mettre à l’épreuve sa méthode d’analyse sociale.

LE RETOUR À L’HISTOIRE
Toutefois, entre l’automne 1881 et l’hiver 1882, il allait consacrer l’essentiel de son énergie intellectuelle aux études historiques. Dans ce cadre, il conçut une chronologie critique dans laquelle il répertoria, année par année, les plus importants événements historiques depuis le premier siècle de notre ère, en en résumant les causes et les traits marquants. Il s’agissait de la même méthode déjà employée dans la rédaction de ses Notes sur l’histoire indienne (664-1858) [3] , rédigées entre l’automne 1879 et l’été 1880, à partir du livre de Robert Sewell, Histoire analytique de l’Inde (1870) [4]. Ainsi il entendait, une fois de plus, mettre ses conceptions à l’épreuve des événements réels ayant marqué le sort de l’humanité. Dès lors, il ne se focalisa pas uniquement sur les mutations productives, mais concentra son attention sur la question fondamentale du développement de l’État moderne, par-delà tout déterminisme économique[5].

Pour ce faire, Marx eut recours, à côté de quelques références mineures dont il n’est pas fait mention dans ses notes, essentiellement à deux livres. Le premier, Histoire des peuples d’Italie (1825) de l’italien Carlo Botta, publié en français en trois volumes ; le second, Histoire mondiale à l’usage du peuple allemand (1844-57) de Friedrich Schlosser, paru à Francfort, en 18 volumes, ouvrage qui connut à l’époque un grand succès et une diffusion importante. À partir de ces deux ouvrages, Marx remplit deux cahiers. Les résumés, interrompus parfois par de courts commentaires critiques, ont été rédigés par Marx en allemand, en anglais et en français [6].

Dans le premier cahier, il procéda à la classification, par ordre chronologique et sur un total de 143 pages rédigées, de certains événements majeurs ayant eu lieu entre 91 avant notre ère et 1370. Il prit comme point de départ l’histoire de la Rome antique, pour passer ensuite à la chute de l’empire romain, en passant par l’importance historique de Charlemagne, le rôle de Byzance, les républiques maritimes italiennes, le développement du féodalisme, les croisades, ainsi qu’une description des califats de Bagdad et de Mossoul. Dans le deuxième cahier, qui compte 145 pages, avec des notes allant de 1308 à 1469, le sujet principal porte sur les progrès économiques ayant eu lieu en Italie [7] et la situation politique et économique en Allemagne entre le XIVe et le XVe siècle ; alors que, dans le troisième cahier, au cours de 141 pages couvrant la période 1470-1580, Marx s’occupe du conflit entre la France et l’Espagne, de la République florentine à l’époque de Jérôme Savonarole et de la réforme protestante introduite par Luther. Enfin, dans le quatrième cahier, se composant de 117 pages, il résume la grande quantité de conflits religieux intervenus en Europe entre 1577 et 1648 [8].

À coté de ces quatre cahiers, où figurent des extraits des ouvrages de Botta et Schlosser, Marx en rédigea un cinquième, que l’on peut considérer remonter à la même époque et sur la même ligne de recherche. Dans ce dernier cahier, à partir de l’ Histoire de la République de Florence (1875) de l’Italien Gino Capponi, il rédigea les notices concernant la période allant de 1135 à 1433, alors qu’il rédigea la section relative à la période 1449-1485 à partir de l’ouvrage Histoire du peuple anglais (1877) de John Richard Green. Sa santé chancelante ne lui permit pas de faire davantage, et ses notes s’arrêtent donc à la paix de Westphalie de 1648, c’est-à-dire aux traités qui mirent fin à la guerre de Trente Ans.
Quand enfin ses conditions de santé s’améliorèrent, il fut nécessaire de prendre toutes mesures utiles pour prévenir une rechute [9]. Ainsi, accompagné par sa fille Eleanor, Marx se déplaça à Ventnor, localité de l’île de Wight au climat doux, où il avait déjà séjourné à plusieurs reprises par le passé et qui paraissait adaptée aux circonstances. Il y resta pendant les deux premières semaines de 1882.

Pour pouvoir se balader, sans trop de difficultés, et être par là même « moins dépendant des aléas du climat », il fut obligé de porter « en cas de besoin » un respirateur, qu’il compara à « une muselière [10] ». Même dans de telles circonstances, Marx ne renonça jamais à l’ironie, avouant à sa fille Laura que la véhémence avec laquelle, en Allemagne, les journaux bourgeois avaient annoncé sa « mort, ou tout de même son imminence inéluctable » l’avait « beaucoup amusé [11] ».

Malgré son très mauvais état physique, il continuait à suivre de près les principaux événements de l’actualité politique. Suite à un discours du chancelier allemand devant le Parlement, au cours duquel Bismarck n’avait pas pu ignorer la profonde méfiance avec laquelle les travailleurs avaient accueilli les propositions du gouvernement, il écrivit à Engels : « je considère comme une grande victoire, non seulement pour l’Allemagne mais aussi pour l’étranger, le fait que Bismarck ait avoué devant leReichstag que les ouvriers se fichent de son socialisme d’État [12] ».

Malheureusement sa bronchite devint néanmoins chronique et, une fois de retour à Londres, le séjour dans un lieu chaud devint indispensable, afin d’envisager une guérison complète. L’île de Wight n’avait pas fait l’affaire. Gibraltar n’était pas envisageable, car pour y entrer, il aurait dû exhiber un passeport dont il était précisément démuni en sa qualité d’apatride. L’Empire de Bismarck était, quant à lui, sous la neige, et toujours interdit à Marx, alors que l’Italie n’était pas non plus envisageable car, comme le formula Engels : « la première ordonnance pour les convalescents est celle d’éviter d’être embêtés par la police [13] ».
Avec l’aide de leur médecin commun, Bryan Donkin, et de Paul Lafargue, le gendre de Marx, Engels persuada ce dernier de se rendre à Alger, ville réputée à l’époque parmi les personnes qui, en Angleterre, pouvaient se permettre de s’y rendre afin d’échapper aux rigueurs de l’hiver [14].

Marx quitta Londres le 9 février et, sur le chemin vers la Méditerranée, s’arrêta à Argenteuil, un faubourg de Paris où vivait sa fille aînée Jenny. Après avoir traversé la France en train, il parvint à Marseille le 17 février. Là, il acheta un billet pour le premier navire en partance pour l’Afrique[15] et, le lendemain, par un froid après-midi d’hiver, il fit la queue avec les autres voyageurs, dans le port de Marseille, en attendant de s’embarquer. Il avait avec lui deux valises remplies d’habits chauds, de médicaments et quelques livres. Le bateau Said quitta le port à cinq heures de l’après-midi en direction d’Alger, où Marx demeura pendant 72 jours, seule période de sa vie passée loin de l’Europe [16].

LE VOYAGE À ALGER ET LES REFLEXIONS SUR LE MONDE ARABE
Marx parvint à destination, après une traversée orageuse de 34 heures, le 20 février. Le lendemain, il annonça à Engels que son « corpus delicti a[vait] atterri à Alger gelé jusqu’à la moëlle ».

Il s’installa à l’Hôtel-Pension Victoria, dans la zone du Mustapha supérieur. Depuis sa chambre, située idéalement avec la vue sur le port d’un côté et les montagnes de Kabylie à l’horizon de l’autre, il jouissait d’une « situation magnifique », avec la possibilité d’apprécier le « merveilleux mélange européo-africain [17] ».

La seule personne connaissant l’identité de ce monsieur polyglotte qui venait de débarquer était Albert Fermé, juge de paix et disciple de Charles Fourier, arrivé à Alger en 1870 après une période d’emprisonnement en raison de son opposition au Second Empire en France. Il fut le seul compagnon de Marx et son guide dans ses explorations, toujours prêt à répondre à ses curiosités concernant ce monde inconnu.

Malheureusement, au fil des jours, la santé de Marx ne s’améliora guère. Il était toujours torturé par la bronchite et par une toux intarissable qui l’empêchait de dormir. Pire, le climat pluvieux et humide dans lequel baignait Alger à cette époque de l’année favorisa une nouvelle attaque de pleurite. Alger était frappée par le pire hiver depuis dix ans, et Marx écrivit à Engels : « la seule différence entre ma tenue à Alger et celle que je portais sur l’île de Wight est que j’ai pu remplacer mon manteau de rhinocéros par un manteau plus léger ». Au point qu’il envisagea de se déplacer 400 km plus au sud, à Biskra, un village aux portes du Sahara, mais son mauvais état de santé le dissuada d’entreprendre un tel voyage.

Il entama alors un long cycle de traitements. Il fut pris en charge par le meilleur médecin d’Alger, le docteur Stéphan, qui lui fit une ordonnance à base d’arséniate de sodium et d’un sirop mélangeant des opiacés et de la codéine, censés lui permettre de dormir la nuit. Le même médecin lui imposa de réduire au minimum les efforts physiques et de ne s’atteler à « aucun genre de travail intellectuel, sauf un peu de lecture distrayante ». Pourtant, le 6 mars, sa toux s’aggrava, provoquant des hémorragies à plusieurs reprises. Il lui fut dès lors interdit de sortir de l’hôtel et même de converser : « à présent, la paix, la solitude et le silence sont pour moi une obligation civique ». « Au moins – écrivit-il à Engels – le docteur Stéphan, tout comme mon cher docteur Donkin [à Londres], n’a pas oublié le cognac ».

La thérapie la plus douloureuse fut celle consistant en une série de dix vésicatoires, que Marx parvint à réaliser grâce à l’aide chanceuse d’un autre patient, un jeune pharmacien. Après une série d’applications de collodion sur la poitrine autant que sur le dos, et l’incision des vessies ainsi obtenues, M. Casthelaz parvint à lui extraire, petit à petit, le liquide en excès dans les poumons.

Très mal à point, Marx commençait à regretter le choix d’un tel voyage. Il se plaignit, auprès de son gendre Lafargue, du fait que « depuis le départ de Marseille », sur la côte d’Azur, l’autre destination qu’il avait envisagée, il avait fait « un temps absolument splendide » [18]. Dans la deuxième moitié du mois de mars il avoua à Jenny : « avec cette expédition, folle et malavisée, j’ai recouvré exactement le même état de santé qu’avant le départ » de Londres. Il précisa avoir nourri beaucoup de doutes sur un voyage aussi lointain, mais Engels et Donkin avaient été « partisans tout feu tout flamme pour l’Afrique, sans bien se renseigner ni l’un ni l’autre [19] ». À son avis, « il eut été préférable de se renseigner avant de s’aventurer dans une telle «chasse aux oies sauvages* [20] ».

Le 20 mars il annonça à Lafargue la suspension momentanée du traitement, car, aussi bien sur le thorax que sur les épaules, il ne lui restait plus aucune partie étanche. Son corps lui rappelait la vision d’« un champ de melons en miniature ». Toutefois, il retrouvait « petit à petit » le sommeil, ce qui le soulageait énormément : « qui n’a pas connu d’insomnies ne saurait éprouver la bienfaisante sensation que l’on a quand la peur des nuits passées sans sommeil finit par reculer [21] ».

Néanmoins son essoufflement allait s’accroître avec l’éclosion nocturne des vessies, l’obligation de rester pansé, et l’interdiction absolue de se gratter. Ayant appris, à la lecture des bulletins météo, qu’après son départ le temps en France « avait été splendide », et repensant à l’idée originelle d’une guérison rapide, Marx écrivit à Engels qu’« un homme ne devrait jamais se leurrer avec des visions trop optimistes ». Car, malheureusement, pour « un esprit sain dans un corps sain il a[vait] encore du travail[22] ».

Mais ses douleurs n’étaient pas uniquement d’ordre physique. Il souffrait également de solitude, comme le prouvent ces mots adressés à sa fille Jenny : « Il n’y aurait rien de plus enchanteur que la ville d’Alger, ni surtout que la campagne aux abords de l’été, (…) j’aurais une impression de Mille et une Nuits – me supposant en bonne santé, si j’avais autour de moi tous ceux que j’aime (sans oublier surtout les petits-fils) [23] ». Dans une lettre envoyée juste après, il avoua que ça lui aurait bien plu d’assister à l’émerveillement de Johnny, son premier neveu, devant « des Maures, des Arabes, des Berbères, des Turcs, des Nègres, bref toute cette tour de Babel et leurs costumes (souvent poétiques), ce monde oriental où se mêlent des Français ‘policés’ et de tristes Anglais [24] ».

À Engels, son camarade avec lequel il avait l’habitude de tout partager, il avoua éprouver « une profonde mélancolie, tout comme le grand Don Quichotte ». Sa pensée revenait constamment à la perte de sa compagne : « tu sais que peu de gens répugnent plus que moi aux démonstrations sentimentales ; ce serait mentir toutefois que de ne pas avouer que ma pensée est essentiellement occupée par le souvenir de ma femme, cette part du meilleur de ma vie ! » [25]. Ce qui parvenait à le distraire de sa douleur était toutefois le spectacle de la nature environnante. Ainsi il pouvait déclarer : « je n’arrive jamais à me lasser de contempler la mer de ma galerie », et être enchanté par « l’admirable clarté de la baie sous la lune [26] ».

Marx était profondément affligé par l’astreinte à s’abstenir de toute activité intellectuelle. Depuis le début de ses pérégrinations il s’était montré tout à fait conscient qu’un tel voyage allait « comporter une énorme perte de temps », mais il s’y était fait, après avoir réalisé que sa « satanée maladie endommage l’esprit même du malade [27] ».
Il écrivit à Jenny que, à Alger, « toute activité de travail était à exclure », même la correction du Capital en vue de la troisième édition allemande. Concernant la situation politique, il se borna à lire les nouvelles télégraphiques rapportées par le journal local, Le Petit Colon, et par le seul petit journal ouvrier qui lui parvenait du Vieux Continent, L’Égalité, à propos duquel il put dire, avec son sarcasme habituel, qu’ « on ne pouvait pas le considérer vraiment comme un journal ».

La correspondance du printemps 1882 montre son « désir de mener une vie active et cesser ce stupide métier d’invalide [28] », histoire d’en finir avec cette existence « vide, inutile et en outre chère ! [29] » Il avoua à Lafargue avoir été tellement occupé à ne rien faire qu’il s’était « senti proche de l’imbécillité[30] ». Témoignages qui semblent trahir sa crainte de ne pas pouvoir revenir à son existence habituelle.

L’enchaînement de toutes ces déconvenues empêcha Marx de comprendre en profondeur la réalité algérienne, et a fortiori d’étudier de près, comme l’avait souhaité Engels, le statut de « la propriété collective chez les Arabes ». Marx s’était déjà intéressé à la question foncière en Algérie sous la domination française pendant ses études d’ethnologie, d’histoire de la propriété foncière et des sociétés précapitalistes, menées à partir de 1879. Il avait recopié, dans un de ses cahiers, certains passages concernant l’importance de la propriété commune avant l’arrivée des colonisateurs français, et des changements introduits par ces derniers, à partir du livre de l’historien russe Maxime Kovalevsky, intitulé La propriété rurale commune. Raisons, processus et conséquences de sa décomposition :

La formation de la propriété privée de la terre (aux yeux du bourgeois français) est une condition nécessaire pour le progrès de l’ensemble de la sphère politique et sociale. Le maintien de la propriété commune, en tant que « forme qui soutient les tendances communistes dans les esprits » (Débats à l’Assemblée nationale, 1873), est dangereux, aussi bien pour la colonie que pour la patrie. La distribution de la propriété aux différents clans est vivement encouragée, voire ordonnée : tout d’abord en tant que moyen pour affaiblir les tribus soumises, lesquelles, néanmoins, sont constamment tentées par la révolte et, en deuxième lieu, en tant que seule façon pour envisager le transfert ultérieur de la propriété foncière des natifs aux colonisateurs. Il s’agit de la même politique appliquée par les Français ailleurs et sous d’autres régimes (…) Le but étant toujours le même : la destruction de la propriété collective indigène et sa transformation en objet de libre échange, ce qui facilite son passage ultime entre les mains des colonisateurs français [31].

Le projet de loi sur la situation algérienne, présenté au Parlement par le député de la gauche républicaine Jules Warnier, et approuvé en 1873, avait pour but « l’expropriation des populations natives par les colonisateurs européens et les spéculateurs ». L’outrecuidance française fut proche du « vol explicite », au moyen de la transformation en « propriété gouvernementale » de toutes les terres en friche réservées à l’usage commun parmi les indigènes. Un tel processus visait en outre un autre résultat : annihiler tout risque de résistance de la part des populations locales. Toujours en citant Kovalevsky, Marx nota dans ses cahiers :

La fondation de la propriété privée et l’installation des colonisateurs européens parmi les clans arabes (…) deviendra le moyen le plus efficace pour accélérer le processus de dissolution de l’union entre clans (…) L’expropriation des Arabes poursuivie par la loi [visait] : I) à procurer le plus de terres possible aux Français et II) à arracher les Arabes de leurs liens traditionnels à la terre, afin de briser la force fondamentale de l’union clanique, et, avec elle, tout risque de rébellion [32].

Cette « individualisation de la propriété foncière » aurait donc engendré non seulement un énorme avantage économique aux envahisseurs, mais aurait également permis « un objectif politique (…) : détruire les bases de la société en question[33] ». À ce propos, le 22 février 1882, le journal algérien L’Akhbar ( Les Nouvelles) avait publié un article qui documentait les injustices du système ainsi conçu. À cette époque, chaque citoyen français pouvait acquérir, en théorie, 100 hectares de terrain en Algérie, qu’il pouvait revendre par la suite à un indigène pour la somme de 40.000 francs. En moyenne, les colons revendaient une parcelle de terre payée entre 20 et 30 francs pour 300 francs.

Son mauvais état de santé empêcha Marx de se pencher sur ces questions, et personne ne lui signala l’article susmentionné. En tout cas, sa soif de connaissance restait intacte, même dans de telles circonstances. Il commença donc par explorer la zone autour de son hôtel, où était en cours un vaste chantier de reconstruction des habitations, en remarquant que « bien que les ouvriers qu’on emploie à ces travaux soient des gens d’ici, ils sont pris de fièvre. Ainsi, une partie de leur salaire consiste-t-elle en une dose quotidienne de quinine, qui leur est fournie par les entrepreneurs[34] ».

Parmi les observations qu’il parvint à résumer dans les seize lettres rédigées sur la rive méridionale de la Méditerranée [35], parfois marquées par une vision encore partiellement coloniale, les plus significatives concernent les relations sociales entre musulmans.

Après avoir été profondément frappé par l’allure des Arabes, à propos desquels il remarque que « le plus misérable des Maures surpasse le plus grand comédien d’Europe dans l’art de se draper dans son capot et de prendre une attitude pleine de naturel, de grâce et de dignité » [36], ainsi que le mélange entre classes sociales, alors que, vers la moitié du mois d’avril, il raconta à sa fille Laura avoir vu certains Arabes habillés « avec recherche, et même richement », jouant aux cartes avec d’autres portant des chemises « en lambeaux et en loques ». Pour un « vrai Musulman », ajouta-t-il :

La chance et la malchance ne sauraient établir une vraie différence entre fils de Mahomet. Cela n’influe pas sur l’égalité absolue qu’ils établissent dans leurs relations sociales. Ce n’est que lorsqu’ils sont démoralisés qu’ils prennent conscience de ces différences ; en ce qui concerne la haine envers les chrétiens et l’espoir de remporter enfin la victoire sur ces infidèles, leurs hommes politiques considèrent à juste titre ce sentiment et la pratique de l’égalité absolue (non du confort ou de la position, mais de la personnalité) comme quelque chose qui les incite à maintenir vivante la première et ne pas renoncer au second (et pourtant ils sont fichus sans un mouvement révolutionnaire) [37].

Marx s’étonna par ailleurs de la quasi-absence de l’État :

Dans aucune autre ville qui soit en même temps le siège du gouvernement central il n’existe un tel laisser- faire, laisser-passer ; la police est réduite au strict minimum, sans-gêne public inouï, c’est l’élément maure qui a introduit ces mœurs. Les musulmans en réalité n’acceptent pas la subordination. Ils ne sont ni sujets ni administrés, ils ne reconnaissent nulle autorité excepté sur les questions politiques, ce qui provoque de la part des Européens un grave malentendu [38].

Enfin, Marx s’attaqua violemment aux abus de ces derniers, aux provocations répétées des colonisateurs, sans oublier « l’arrogance impudente, la prétention, la rage vengeresse et la cruauté digne d’un Moloch » de ces derniers face au moindre acte de rébellion de la population locale, et soulignant le fait que, concernant les dommages produits par les grandes puissances dans l’histoire des occupations coloniales, « les Britanniques et les Hollandais dépassent largement les Français ». Concernant Alger, il relata à Engels le témoignage de son ami Fermé, qui, pendant sa carrière de juge de paix, avait vu appliquer « régulièrement une sorte de torture (…), du fait de la police (…) afin d’extorquer des aveux aux Arabes », exactement « comme chez les Anglais en Inde », ajouta-t-il. Le juge Fermé lui avait raconté ceci :

Quand par exemple une bande d’Arabes commet un meurtre, presque toujours pour voler, et qu’au bout de quelques temps les véritables auteurs ont été pincés, jugés et décapités, cette expiation ne suffit pas à la famille des colons lésés. Elle exige au minimum qu’on coupe un peu la tête à une demi-douzaine d’Arabes innocents (…) partout où un colon s’installe ou simplement séjourne pour ses affaires au milieu de « races inférieures », en général il se considère comme plus intouchable que le beau Guillaume 1 er [39].

Marx revint sur le sujet dans une autre occasion, en relatant à Engels une brutalité perpétrée par les autorités françaises à l’égard d’ « un pauvre voleur, un pauvre assassin professionnel d’Arabe ». À la veille de son exécution, « il découvre qu’on ne va pas le fusiller mais le guillotiner ! Et cela en violation de ce qui était convenu ! De la promesse faite ! Et en dépit de l’accord passé… » En outre :

Ses parents, comme les Français l’ont autorisé jusqu’ici, attendent qu’on leur livre le corps et la tête, de façon à recoudre la seconde au premier, et à enterrer ensuite « le tout ». Que non ! Hurlement et malédiction et vacarme ; l’autorité française a refusé, pour la première fois et catégoriquement ! À présent, si le tronc arrive au paradis, Mahomet va demander : où as-tu perdu la tête ? Ou encore, comment la tête a-t-elle tué le tronc ? Tu n’es pas digne d’entrer au paradis ! Retourne donc chez ces chiens de chrétiens ! Et les parents de se lamenter [40].

Après deux mois de souffrances, l’état de Marx s’améliora enfin, et il put rentrer en France. Avant son départ, il fit part à Engels d’une dernière surprise : « à cause du soleil je me suis débarrassé de ma barbe de prophète et de ma perruque, mais (comme mes filles me préfèrent avec) je me suis fait photographier avant de sacrifier ma chevelure sur l’autel d’un barbier algérois »[41]. C’est à cette occasion qu’on prit le dernier cliché de Marx. Une image fort éloignée du profil granitique qu’on retrouve dans les statues qui occupaient les places des capitales du « socialisme réel », par lequel le pouvoir préféra le représenter. Ses moustaches, tout comme ses idées, n’avaient pas perdu le teint de la jeunesse, et son visage, par-delà les difficultés de la vie, demeurait débonnaire, modeste et souriant.

UN RÉPUBLICAIN DANS LA PRINCIPAUTÉ
Le mauvais temps n’avait pas fini de persécuter Marx. Au cours de ses « dernières journées africaines » [42] sa santé fut mise à rude épreuve par l’arrivée du sirocco, et son voyage vers Marseille, où il débarqua le 5 mai – jour de son soixante-quatrième anniversaire – fut également fort agité. Il raconta à la fille Eleanor comment la traversée avait en effet eu lieu dans de très mauvaises conditions : « une violente tempête qui a fait de ma cabine (…) un antre ouvert à tous vents ». Ces nouvelles tracasseries furent nuisibles pour Marx, car, comme il le dit avec son sarcasme habituel, elles « détraquaient plus ou moins de nouveau ma machine », l’obligeant, dès qu’il parvint à Monte- Carlo, à se remettre « entre les mains d’unesculape[43] ».

Son nouveau médecin fut un certain Kunemann, excellent praticien originaire d’Alsace, spécialiste en maladies pulmonaires [44]. Malheureusement, ce dernier constata que la bronchite était devenue chronique et que, à la « grande frayeur » de Marx, « la pleurésie était là de nouveau [45] ». Les déplacements s’étaient révélés, une fois de plus, nuisibles. Il fut donc nécessaire de pratiquer à nouveau, entre les 9 et 30 mai, quatre traitements vésicatoires.

Ne pouvant pas repartir dans un tel état, Marx resta trois semaines dans la Principauté. Ses descriptions du milieu qui l’entourait combinent la perspicacité à la critique sociale. Il s’amusa à comparer Monte-Carlo à Gérolstein, le minuscule État imaginaire dans lequel Jacques Offenbach avait mis en scène La Grande-Duchesse de Gérolstein. Le tableau le plus éloquent d’une telle réalité, il le réserva à sa fille Eleanor, dans une lettre écrite peu avant son départ :

À la table d’hôte, dans les cafés, on parle à voix haute ou basse, presque uniquement des tables de roulette et de trente-et-quarante. Tantôt par exemple une jeune dame russe – la femme d’un diplomate et agent russe (…) – gagne 100 frs et en perd 6000, tantôt un autre joueur n’a même plus l’argent du voyage de retour ; d’autres gaspillent la fortune de toute une famille ; très rares sont ceux qui profitent de ce vol – je veux parler des joueurs – et parmi eux il s’agit presque exclusivement de gens riches. Il ne saurait être question ici de calcul rationnel, etc., à peine si, à partir de calculs de probabilité, on peut s’attendre à bénéficier du « hasard », à condition de pouvoir risquer des sommes rondelettes [46].

La frénésie qu’on respirait dans l’air ne se limitait pas aux salles de jeu ou aux heures du soir, elle gagnait aussi bien l’ensemble de la ville et les journées de ses visiteurs. Près du Casino on trouvait par exemple :

Un kiosque ; chaque jour un placard attire le regard, pas imprimé, manuscrit, signé des initiales de l’auteur ; pour 600 frs il vous révèle, noir sur blanc, les secrets de la science : comment, avec 1000 frs., gagner des millions aux tables de roulette et de trente-et-quarante. Les victimes de cet attrape-nigaud ne sont pas rares non plus. De fait, la majorité des joueurs et des joueuses croit qu’il existe une science de ce qui n’est que jeu de hasard. Devant le Café de Paris, ces messieurs et dames sont assis en face du magnifique jardin qui appartient au casino ou sur les bancs ; des tables (imprimées) à la main, la tête penchée en avant ils griffonnent et se livrent à des calculs ; ou encore l’un d’eux explique sentencieusement à son voisin « le système » qu’il préfère ; s’il vaut mieux se fier à la loi des « séries », etc. On croirait avoir devant soi les pensionnaires d’un asile de fous.
Bref, pour Marx il était clair que « la base économique de Monaco-Gérolstein c’est le casino. Si on le fermait demain, Monaco-Gérolstein à la trappe – tous fichus ! ». Et il ajouta que, en l’absence de ce dernier, « Nice aussi – ce monde de gens distingués et d’aventuriers qui la peuple en hiver – ne pourrait (…) rester ce centre à la mode qu’elle est (…) Et, avec tout ça, quel jeu d’enfant ce casino, comparé à la bourse ! »

Après le dernier traitement vésicatoire, le Dr Kunemann congédia Marx en l’autorisant à reprendre le voyage, tout en lui suggérant « de séjourner quelques jours à Cannes, étant donné que le séchage des plaies de [son] dos l’exigeait ». À peu près quatre mois après son départ, le 7 juin, Marx put ainsi monter dans le train qui l’amena, le lendemain, chez sa fille à Argenteuil.

Suite à son arrivée à Argenteuil, Marx compara son existence à celle d’un « détenu en liberté surveillée », car, au même titre qu’un prisonnier de cette sorte, il devait à chaque fois « se présenter chez le médecin le plus proche de son lieu de séjour [47] ». Le docteur de la famille Longuet connaissait Marx fort bien et lui conseilla d’« essayer pendant quelques semaines les eaux sulfureuses d’Enghien-Les-Bains [48] », pas loin de Paris, où il pourrait également consulter le Dr Feugier.

Pour cela, il dut néanmoins attendre que les beaux jours reviennent, au début du mois de juillet. Avec son sarcasme coutumier il décrit alors à Engels les traitements auxquels il se soumet, dans ces termes :

Dans la salle des inhalations, l’air est dense de vapeurs sulfureuses ; on n’y reste que pendant 30 à 40 minutes ; toutes les cinq minutes, assis à une table spéciale, on aspire de la vapeur chargée de soufre pulvérisé (…). Tout le monde est enveloppé de la tête aux pieds avec de la gomme élastique, on dirait des momies ; à la suite de quoi l’on marche, les uns derrière les autres, autour de la table, version innocente de l’Enfer dantesque[49].

La routine des soins thermaux fut agrémentée par le temps passé en compagnie de sa fille, sa famille et en particulier avec les petits-enfants. Au retour d’Enghien-les-Bains, après s’être reposé un peu, Marx allait régulièrement, au cours de l’après-midi, « se promener et faire des courses avec les enfants, avec des conséquences pour l’ouïe et la vue (sans parler de l’intellect) bien plus nocives que la pratique du Hegel de la Phénoménologie ».

Par la suite les médecins français lui suggérèrent de se rendre sur le lac de Genève « d’où nous viennent des nouvelles météorologiques favorables », dans l’espoir que « les dernières traces du (…) catarrhe bronchique puissent disparaître spontanément [50] ». Cette fois-ci, ne pouvant s’exposer « tout seul aux risques du voyage » il fut accompagné par sa fille Laura, à laquelle Marx rappela – se comparant à l’ismaélien Rashid ad-Din Sinan (1132/1135-1192), le chef de la secte des Assassins, qui occupa une fonction importante pendant la troisième croisade – qu’il était de son devoir d’« accompagner le Vieux de la Montagne » [51].

La première étape du voyage, entreprise uniquement en journée afin d’« éviter tout facteur de rechute [52] », fut Lausanne, sur le chemin pour Vevey. Depuis cette petite ville Marx écrivit à Engels que la toux perdurait, mais aussi que les choses se déroulaient pour le mieux : « on vit au pays de Cocagne [53] ». La compagnie de son ami lui manquait grandement, et il tenta de le persuader de le rejoindre depuis Londres. Mais celui-ci était avant tout préoccupé par des problèmes pratiques, afin de continuer à garantir à Marx les soins nécessaires. Ce dernier comprit la situation et exprima sa gratitude dans ces termes : « l’altruisme dont tu fais preuve à mon égard est incroyable et j’en ai souvent honte, silencieusement [54] ».

Après son retour chez Laura à Paris, à la fin du mois, Marx rencontra à nouveau le docteur pour lui demander « la permission de traverser la Manche [55] ». Le médecin le trouva « fort mieux [et…] presque libéré du catarrhe ». Toutefois, il lui ordonna de ne pas rester « à Londres plus de quinze jours, trois semaines au maximum, seulement si le temps est très bon (…) La campagne d’hiver [aurait dû…] commencer tôt, dans l’île de Wight ». En tous cas, rajouta ironiquement Marx en écrivant à son ami en Angleterre, « si le gouvernement français était informé de ma présence ici, probablement je serais renvoyé, même sans la permission du docteur Dourlen [56] ».

LES DERNIERS TRAVAUX
À Londres les journées passèrent vite. Le 9 octobre Marx écrivit à sa fille Laura que la toux demeurait « gênante [57] », et qu’il était donc nécessaire d’essayer de « s’en libérer entièrement avant de tenter d’être parfaitement efficace ». L’arrivée de l’automne apporta l’humidité et le brouillard. Ce qui poussa le docteur Donkin à conseiller à Marx de se déplacer à nouveau sur l’île de Wight.

Dans ces conditions, et après cette « longue période d’éclipse intellectuelle[58] », Marx jugea impossible de s’atteler à la troisième édition allemande du Capital. Le 14 décembre il écrivit à sa fille Laura que, « depuis à peu près deux semaines, un cathare trachéal » le contraignait « à rester à domicile ». Il précisait qu’il vivait « en ermite : je ne vois personne, à l’exception du Dr Williamson [59] », lequel, en raison du temps « très humide et pluvieux », lui avait interdit de sortir [60].

En dépit de toute cette adversité, Marx ne cessa pas, dans la mesure du possible, de commenter les événements les plus actuels et les positions des dirigeants du mouvement ouvrier. À ce propos il se dit « contrarié » par l’usage d’une « certaine phraséologie ultra-révolutionnaire que j’ai toujours jugée ‘vide’, une spécialité que les nôtres feraient mieux de laisser aux anarchistes, qui sont en réalité les piliers de l’ordre existant, et non pas les créateurs du désordre [61] ».

De la même, il ne tarit pas d’éloges pour ceux qui se montrèrent en mesure de conserver une position de classe autonome, et signala l’absolue nécessité, pour les travailleurs, de s’opposer aux institutions et à la rhétorique de l’État. Lorsque par exemple le président du Congrès des Coopératives et député Joseph Cowen – que Marx tenait pour « le meilleur parmi les parlementaires anglais » – justifia l’invasion de l’Égypte par l’Angleterre[62], il fit part à sa fille Eleanor de sa plus totale désapprobation.

D’abord il s’en prit au gouvernement anglais : « Joli travail ! On pourrait difficilement trouver d’exemple plus effronté de l’hypocrisie chrétienne que cette ‘conquête’ de l’Égypte, une occupation en règle en temps de paix ! ». Il s’en prit en outre à Cowen qui, dans un discours public du 8 janvier 1883, à Newcastle, avait exprimé son admiration pour cette « action héroïque [et] la splendeur du (…) défilé militaire » et « avait souri, avec complaisance, face au tableau enchanteur de toutes ces bases militaires fortifiées entre l’Atlantique et l’Océan indien, auxquelles s’ajoutait maintenant cet empire ‘afro-britannique’ allant du delta du Nil à la région du Cap ». C’était là le « style anglais », caractérisé par « l’intérêt pour la ‘patrie’ ».

Aux yeux de Marx, en matière de politique étrangère, Cowen était l’exemple typique de « ces pauvres bourgeois britanniques qui, tout en se chagrinant, assumaient toujours davantage de ‘responsabilités’ afin de remplir leur mission historique, tout en protestant, en vain, contre celle-ci [63] ». Il s’intéressa également à l’aspect économique de l’événement, comme le montrent les huit pages d’extraits rédigés à partir de l’article Egyptian Finance de Michael George Mulhall (1836-1900) publié dans la livraison d’octobre de la revue londonienne The Contemporary Review [64].

Jusqu’à la fin, donc, Marx livra bataille, avec un zèle inflexible, aux deux nations qu’il avait toujours tenues pour responsables de la réaction en Europe : le Royaume-Uni et la Russie. À cette dernière il consacra toujours une grande attention, en particulier après avoir appris à lire l’alphabet cyrillique en 1869, et il ne se démentit pas non plus entre la fin de 1881 et l’automne 1882, comme le prouvent deux de ses derniers cahiers qui montrent l’intérêt de Marx pour les mutations qui touchent la Russie[65]. En particulier Marx étudia les ouvrages russes qui venaient de paraître et concernant les nouvelles relations socio-économiques engendrées par la réforme agraire de 1861, qui avait abrogé le servage. Parmi les livres résumés par Marx on dénombre Les paysans à l’époque de l’impératrice Catherine II (1881) de Vassili Semevskii (1848-1916), Les artels en Russie (1881) d’Andrej Isaev (1851-1924), La terre commune rurale dans la province d’Archange (1882) de Gerard Minejko (1832-1888) et Le destin du capitalisme en Russie (1882) de Vasilij Voroncov (1847-1918), à côté d’ouvrages plus anciens comme La question paysanne à l’époque d’Alexandre II (1862) d’Aleksander Skerebickij (1827-1902) et En périphérie et dans la capitale (1870) de Fedor Elenev (1827-1902), édité sous le pseudonyme Skaldin.

A cette même époque certains articles parus à Saint-Pétersbourg avaient fait état de « la grande fortune de [ses] théories dans ce pays ». Il s’en félicita vivement, car, comme il le dit à sa fille Laura : « nulle part ailleurs mon succès me réjouit autant. Cela me donne le plaisir de nuire à une puissance qui, avec l’Angleterre, est le rempart de l’ancienne société [66] ».

Marx ne fut pas en mesure de suivre de près les développements du mouvement prolétarien européen, ni de poursuivre son œuvre scientifique. Et cela malgré tous ses efforts pour se rétablir et reprendre le travail, qui l’avaient poussé à demander à sa fille Eleanor – lui rendant visite pour le jour de l’an – de lui apporter certains livres : « apporte-moi la Physiologie, celle de [Johannes] Ranke, et aussi cet horrible petit livre de [Edward] Freeman (1823-1892) [Histoire de l’Europe, 1876], car il remplace ma table chronologique [67] », alors que l’instabilité de sa santé et ses soucis pour l’état de santé de sa fille Jenny, qui venait de s’aggraver, contribuèrent à le replonger dans le désespoir.

Et ce fut la mort de sa fille aînée qui effaça définitivement tout espoir d’un rétablissement. Le 11 janvier Jenny mourait d’un cancer de la vessie. La nouvelle acheva un homme déjà gravement malade et éprouvé par une vie de privations. Le témoignage d’Eleanor sur ce moment pénible est irremplaçable :

On avait reçu par télégramme la nouvelle de la mort de Jenny, et je partis alors immédiatement pour Ventnor. J’en ai vécu des heures tristes, mais jamais comme celle-là. Je savais apporter à mon père son arrêt de mort. Pendant les longues heures de ce voyage angoissant, je me torturais la cervelle en réfléchissant à la manière de lui annoncer la nouvelle. Mais ce ne fut pas nécessaire ; mon visage parla à ma place. Le Maure s’exclama tout de suite : ‘notre petite Jenny est morte !’ et m’ordonna de partir immédiatement pour Paris, pour aider à garder les enfants. Je voulais rester, mais il ne toléra pas d’objections [68].

Le 13 janvier, donc, Marx s’apprêta à son tour à rentrer chez lui. Avant de quitter l’île de Wight, il confia au Dr Williamson la raison pour laquelle il avait soudainement décidé de rentrer à Londres : « la terrible nouvelle de la mort de ma fille aînée ». Ce fut à cette occasion qu’il écrivit ses derniers mots couchés sur papier : « je trouve un peu de soulagement dans un affreux mal au crâne. La douleur physique est le seul ‘étourdissement’ possible contre la douleur morale [69] ».

Traduit de l’italien par Livio Boni

Références
1. Karl Marx à Nikolaï Danielson, le 13 décembre 1881 (en absence d’une édition française complète de la correspondance de Marx, nous traduisons, en indiquant, ici comme par la suite, les références à l’édition italienne utilisée par l’auteur : Marx Karl, Engels Friedrich, Lettere 1880-1883, Genova, Lotta Comunista, 2008. Les traductions ont été systématiquement confrontées à l’allemand avec les Marx Engels Werke (Berlin-RDA, Dietz Verlag, 1962) (NDT).
2. Cf. Krader Lawrence, The Ethnological Notebooks of Karl Marx, Van Gorcum, Assen, 1972 (Le volume n’inclut pas les extraits de l’ouvrage de Money).
3. L’édition la plus récente de ces dernières étant Marx Karl, Notes on Indian History, Honolulu, Press of the Pacific, 2001.
4. Nous traduisons ici les titres des ouvrages en français consultés par Marx pour une meilleure compréhension (NDT).
5. Cf. Krätke Michael, « Marx und die Weltgeschichte »,Beiträge zur Marx-Engels Forschung. Neue Folge, 2014-2015, pp. 133-177. L’auteur affirme que Marx entendait un tel processus comme « le développement, dans son ensemble, du commerce, de l’agriculture, de l’industrie minière, du système fiscal et des infrastructures » (p. 176).
6. Dans la correspondance de Marx ne figure aucune référence à ces études, ce qui rend difficile leur datation. Les éditeurs du dix-neuvième volume des Marx Engels Werke optèrent pour leur encadrement temporel « entre la fin de 1881 et la fin de 1882 » (pp. 621-622), ce qui reste fort vague. On peut émettre l’hypothèse que ces cahiers remontent aux deux seules phases d’activité intellectuelle de Marx pendant les 18 derniers mois de sa vie, se déroulant l’une et l’autre entre Londres et l’île de Wight, période allant de l’automne de 1881 au 9 février 1882 et à celle du début octobre 1882 au 12 janvier 1883. On peut tout à fait exclure que Marx ait travaillé à sa chronologie historique pendant les huit mois de 1882 passés entre la France, l’Algérie et la Suisse.
7. Dans son essai « Marx und die Weltgeschichte », Krätke, propose une excellente synthèse du contenu de l’ensemble de ces cahiers, et affirme par ailleurs que Marx voyait « dans le développement économique des cités-États italiennes à la fin du XIIIe siècle le début du capitalisme moderne » (p. 162).
8. La seule partie de ces manuscrits ayant été publiée est celle, correspondant à une ample section du quatrième cahier, qui figure dans Marx Karl, Engels Friedrich, Über Deutschland und die deutsche Arbeiterbewegung, Berlin, Dietz, 1953, pp. 285-516.
9. Cf. Friedrich Engels à Karl Marx, 8 janvier 1882, in Marx K.- Engels F., Lettere 1880-1883, op. cit., p. 141.
10. Karl Marx à Friedrich Engels, 5 janvier 1882, op. cit., p. 138.
11. Lettre de Karl Marx à Laura Lafargue, 4 janvier 1882, op. cit., p. 137.
12. Karl Marx à Friedrich Engels, 15 janvier 1882, op. cit., p. 147.
13. Friedrich. Engels à Eduard Bernstein, 25 janvier 1882, op. cit., p. 150.
14. Voir Badia Gilbert, « Marx en Algérie », in Marx Karl, Lettres d’Alger et la Côte d’Azur, trad. de G. Badia, Paris, Le Temps de Cerises, 1997, p. 17.
15. Karl Marx à Friedrich Engels, 17 février 1882 : « pas question de passeport ou de choses de cette sorte. Sur le billet ne figurent que le prénom et le nom du passager » (op. cit., p. 160)
16. Les biographes de Marx n’ont jamais accordé une grande importance à ce voyage dans la capitale algérienne. Dans le volume de Vesper Marlene, Marx in Algier (Bonn, Pahl-Rugestein, 1995) on reconstruit par contre, en détail, tout moindre événement qui accompagna le séjour à Alger. Signalons en outre la récente et succincte publication de Krysmanski Hans Jürgen, Die letzte Reise des Karl Marx, Frankfurt am Main, 2014, conçue en tant que scénario pour un film qui n’a jamais vu le jour, faute de financements.
17. Karl Marx à Friedrich Engels, 1er mars 1882, in Marx Karl, Lettres d’Alger…, op. cit., pp. 46-47.
18. Karl Marx à Paul Lafargue, 20 mars 1882, op. cit., p. 56.
19. Karl Marx à Jenny Longuet, 16 mars 1882, op. cit., p. 52.
20. En français dans le texte. Karl Marx à Jenny Longuet, 27 mars 1882, op. cit., p. 58.
21. Karl Marx à Paul Lafargue, 20 mars 1882, op. cit., p. 56.
22. Karl Marx à Friedrich Engels, 28-31 mars 1882, op. cit., pp. 60-63.
23. Karl Marx à Jenny Longuet, 16 mars 1882, op. cit., p. 52.
24. Karl Marx à Jenny Longuet, 27 mars 1882, op. cit., pp. 59-60.
25. Karl Marx à Friedrich Engels, 1er mars 1882, op. cit., p. 48.
26. Karl Marx à Friedrich Engels, 4 avril 1882, op. cit., p. 62.
27. Karl Marx à Petr Lavrov, 25 janvier 1882, in Marx Karl, Engels Friedrich, Lettere 1880-1883, op. cit., p. 148.
28. Karl Marx à Jenny Longuet, 6 avril 1882, op. cit., p. 65.
29. Karl Marx à Friedrich Engels, 20 mai 1882, op. cit., p. 100.
30. Voir Paul Lafargue à Friedrich Engels, 19 juin 1882, in Engels Friedrich, Lafargue Paul and Laura, Correspondence, vol. I (1868-1886), Moscou, Foreign Languages Publishing House, 1959, p. 87.
31. Marx Karl, Excerpts from M. Kovalevskij, Obschinnoe Zemlevladenie, in Krader Lawrence, The Asiatic Mode of Production. Sources, Development and Critique in the Writings of Karl Marx , Assen, Van Gorcum, 1975, p. 405. Les mots entre parenthèses sont rajoutés per Marx. Les notes remontent à 1879.
32. Op. cit. , pp. 411, 408 et 412.
33. Op. cit. , p. 412.
34. Marx Karl, Lettres d’Alger et de côte d’Azur, op. cit., p . 54.
35. Ce chiffre se base uniquement sur les lettres qui nous sont parvenues. En réalité, leur nombre est plus important, car certaines ont été malheureusement perdues. Voir Marx Eleanor in Enzensberger Hans Magnus, Colloqui con Marx e Engels, Torino, Einaudi, 1977.
36. Karl Marx à Jenny Longuet, 6 avril 1882, in Marx Karl, Lettres d’Alger et de côte d’Azur, op. cit., p. 67.
37. Karl Marx à Laura Lafargue, 14 avril 1882, op. cit., p. 78.
38. Karl Marx à Laura Lafargue, 13 avril 1882, op. cit., p. 73.
39. Karl Marx à Friedrich Engels, 8 avril 1882, op. cit., p. 71.
40. Karl Marx à Friedrich Engels, 18 avril 1882, op. cit., pp. 83-84.
41. Karl Marx à Friedrich Engels, 28 avril 1882, op. cit., p. 85.
42. Karl Marx à Friedrich Engels, 8 mai 1882, op. cit., p. 92.
43. Karl Marx à Eleanor Marx, 28 mai 1882, op. cit., p. 104.
44. Karl Marx à Friedrich Engels, 5 juin 1882, op. cit., p. 109.
45. Karl Marx à Friedrich Engels, 20 mai 1882, op. cit., p. 98.
46. Karl Marx à Eleanor Marx, 28 mai 1882, op. cit., pp. 105-106
47. Karl Marx à Friedrich Engels, 9 juin 1882, op. cit., p. 218.
48. Ibidem.
49. Karl Marx à Friedrich Engels, 4 juillet 1882, op. cit., p. 230.
50. Karl Marx à Friedrich Engels, 21 août 1882, op. cit., p. 218. Entre-temps, Engels écrit à Jenny : « on a quand même toutes les raisons d’être satisfaits des améliorations intervenues, compte tenu du climat hostile qui l’a constamment persécuté, et des trois pleurésies, dont deux graves (…). Encore un peu de soins à Enghien ou à Cauterets, afin d’éliminer les résidus de la bronchite, et un séjour climatique sur les Alpes ou les Pyrénées, vont le remettre en état et lui permettre de reprendre le travail » (Friedrich Engels à Jenny Longuet, 27 août 1882, op. cit., pp. 248-249).
51. Karl Marx à Laura Lafargue, 17 juin 1882, op. cit., p. 220.
52. Karl Marx à Friedrich Engels, 21 août 1882, op. cit., p. 243.
53. Karl Marx à Friedrich Engels, 4 septembre 1882, op. cit., 250.
54. Karl Marx à Friedrich Engels, 16 septembre 1882, op. cit., p. 257.
55. Karl Marx à Friedrich Engels, 28 septembre 1882, op. cit., p. 265.
56. Karl Marx à Friedrich Engels, 30 septembre 1882, op. cit., pp. 265-266.
57. Karl Marx à Laura Lafargue, 9 octobre 1882, op. cit., p. 267.
58. Karl Marx à Friedrich Engels, 8 novembre 1882, op. cit., pp. 286-287.
59. Karl Marx à Laura Lafargue, 14 décembre 1882, op. cit., p. 311.
60. Karl Marx à Friedrich Engels, 18 décembre 1882, op. cit., p. 319.
61. Karl Marx à Laura Lafargue, 14 décembre 1882, op. cit., p. 311.
62. Marx se referait à la guerre anglo-égyptienne pendant laquelle, en 1882, les forces égyptiennes, commandées par Ahmad Urabi s’opposèrent aux troupes anglaises. La guerre se termina avec la bataille de Tell al-Kebir (13-14 septembre 1882), qui signa la fin de la révolte d’Urabi, commencée en 1879. Le résultat en fut l’établissement d’un protectorat anglais sur l’Égypte.
63. Karl Marx à Eleanor Marx, 8 janvier 1883, in Karl Marx-Friedrich Engels, Lettere 1880-1883, op. cit., pp. 332-333.
64. Voir IISG Karl Marx-Friedrich Engels Papers, B 168, pp. 11-18.
65. Voir IISG, Karl Marx – Friedrich Engels Papers, A 113 et B 167. Ce dernier cahier contient en outre la liste « russe dans mes étagères », c’est-à-dire un répertoire des publications en russe dans sa bibliothèque personnelle, ce qui laisse deviner qu’il aurait eu l’intention de revenir sur le sujet, s’il en avait eu le temps et la force nécessaires.
66. Karl Marx à Laura Lafargue, 14 décembre 1882, in Marx Karl, Engels Friedrich, Lettere 1880-1883, op. cit., p. 311.
67. Karl Marx à Eleanor Marx, 23 décembre 1882, op. cit., p. 326. Marx se réfère ici à la table chronologique de l’histoire mondiale qu’il avait commencé à rédiger à l’automne 1881.
68. Le témoignage est inclus dans le volume d’Hans Magnus Enzensberger, Colloqui con Marx e Engels, op. cit., p. 453.
69. Karl Marx à James Williamson, 13 janvier 1883, op. cit., p. 335.

Journal:

Actuel Marx

Pub Info:

Vol. 2017/1, n. 61, 106-123

Reference:

DOI: 10.3917/amx.061.0106

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