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Ivan Jurkovic, Lire Marx

Dans ce livre, Marcello Musto rend son corps, sa complexité, sa puissance et son implacable exigence scientifique à celui dont le nom plane au-dessus de toutes les luttes contre le capital. Traduit moins de sept ans après sa parution (en 2016) en plus de vingt langues, ce petit livre de Marcello Musto est paru aux éditions PUF en 2023, traduit par Anthony Burlaud. Nous allons voir en quoi ce petit ouvrage trouvera une place de choix dans le rayon « Introductions à Marx » de votre bibliothèque.

Dans l’introduction, l’auteur revient sur l’histoire de l’édition et des commentaires sur l’œuvre de Marx. Cette manière d’aborder l’objet du livre permet de constater aisément le fossé qu’il y a entre la profusion exégétique sur les manuscrits de jeunesse et le délaissement du Marx de la maturité. Même les biographies ont l’habitude de ne consacrer que quelques pages au Marx après 1872.

En se concentrant sur les deux dernières années de la vie de Marx, le livre de Marcello Musto nous fait apercevoir ce que peut représenter un si petit laps de temps déjà en termes de masse de travail. Mais la puissance du livre est bien entendu de très précisément « incarner » Marx, qui est alors malade, vit en Angleterre aux côtés de sa famille, et en compagnie d’amis qui gravitent autour d’elle. Le récit qu’en fait Marcello Musto est cousu avec finesse, si bien qu’il nous laisse presque entendre la voix Marx, tout simplement parce qu’il amène avec une grande adresse les témoignages dont on dispose, et que l’on peut ainsi se glisser dans le regard de ceux qui le rencontrent. Ces éclairages par les récits d’amis et de personnalités de passage permettent de reconstruire tout en proximité la personnalité de Marx.

Le premier chapitre s’ouvre sur les nouveaux horizons de recherche que Marx explore. Nous découvrons ainsi l’intérêt scientifique que Marx porte aux écrits ethnologiques (notamment de Morgan), puis aux mathématiques (calculs différentiel et infinitésimal). Ce premier chapitre se termine sur la section « Citoyen du monde [1] » où il apparaît la curiosité de Marx pour la politique internationale et l’évolution en général des sociétés, ce que l’auteur fait notamment découler du caractère abstrait qu’a pour Marx la question du socialisme tant qu’elle ne s’attelle pas à saisir le réel et ses potentialités. Nous y trouvons donc ses commentaires politiques, des changements de régime, et des programme soutenus par les partis en défense des travailleurs, comme le programme du POF (Parti ouvrier de France).

Le chapitre 2 est totalement consacré aux controverses sur le développement du capitalisme en Russie. L’importance de ce débat explique bien entendu que lui soit consacré une partie entière. L’exercice de synthèse de Marcello Musto est très éclairant et propose un découpage de la question en chapitres tout à fait pertinent. Il début par La question de la commune agraire (comme forme embryonnaire d’émancipation sociale ou non), et s’ensuit la question du capitalisme comme préalable ou non à une société communiste et enfin. L’auteur note alors que ses lettres ne furent pas publiés, sans que l’on n’en connaisse la raison, a porté un préjudice majeur au marxisme en Russie. Puis vient la section « L’autre voie possible », qui montre qu’avec cet objet de réflexion, « sa vision de la transition des formes communales au capitalisme » a changé (p. 135). C’est ainsi que Marx révise fondamentalement l’idée d’un lien nécessaire entre développement des forces productives et socialisme, conception « entachée d’un certain nationalisme et complaisante à l’égard du colonialisme » (p. 148). Comme le rappelle l’auteur, c’est la vision déterministe d’Engels qui cependant allait laisser ses marques dans les Internationales, et poser comme inévitable le passage par le capitalisme en Russie. La troisième section de ce chapitre est consacrée à l’analyse du mouvement populiste. Problématique alors plus politique, l’auteur expose les différentes tendances des révolutionnaires qui existent alors en Russie. Ce bref aperçu permet à l’auteur de rappeler que Marx parvient à une conception multilinéaire du développement historique.

La troisième partie (Les travaux et les peines d’« Old Nick ») met en parallèle la diffusion du Capital et les difficultés de famille et de santé que traverse alors Marx. L’auteur explique alors les circonstances qui amènent à ce que Marx ne parvienne pas à achever les livres II et III du Capital : elles sont d’ordre personnelles (sa condition physique), d’ordre laborieuse (le travail de traduction du Capital lui ayant pris plus de temps que prévu) et scientifique (il accumule du matériau et travaille sur ses outils mathématiques). La conclusion à laquelle l’auteur parvient est : « La conscience critique avec laquelle Marx composa son Capital montre combien il était éloigné de l’auteur dogmatique que beaucoup de ses adversaires et disciples autoproclamés présentèrent au monde » (p. 186).

Après un retour sur les études historiques auxquelles Marx revient entre 1881 et 1882, nous parvenons enfin au voyage à Alger. Ce voyage qui est la seule fois où Marx résida hors d’Europe, dura 72 jours, mais il s’y rendit pour des raisons de santé. Ces circonstances empêchent à Marx de découvrir en profondeur la réalité algérienne. Engels s’attendait à ce que Marx étudie plus spécifiquement les caractéristiques de la propriété commune chez les Arabes, suivant le modèle des réflexions menées sur la commune agraire en Russie, mais la santé de Marx en le permit pas.

Le livre se conclue sur la fascination que peut produire « la capacité de ses analyses socio-économiques à expliquer le monde », ou encore « le message qui irradie constamment toute son œuvre : la nécessité d’organiser le combat pour mettre fin au mode de production bourgeois pour parvenir à émanciper les travailleurs du monde de la domination du capital » (p. 245).

On peut regretter que sur la question de l’approche biographique et les intrications entre l’œuvre et la vie, qui posent des problèmes sur le statut du biographe, du lecteur, ou encore sur la nature de la personnalité en général et son intrication avec l’œuvre et enfin les possibilités de les rendre sous une forme d’unité [2]. Si certaines polémiques sont évoquées, et que le propos du livre est entièrement agencé par celles-ci, on aurait tout de même pu s’attendre à ce que plus de place soit accordée aux recherches à présent nombreuses qui existent sur cette période, et notamment inaugurées par le livre Marx aux antipodes de Perry Anderson. On pourra regretter aussi parfois un anti-engelsisme peu contrasté de la part de l’auteur, un Marx ouvert au changement et rétif à la dogmatisation, alors qu’Engels serait son pendant, prompt à raccourcir, réduire à des formes simples des questions complexes, etc. Enfin, d’un point de vue éditorial, on regrette qu’à de rares exceptions près aucune référence ne précise les éditions françaises disponibles.

Dans l’ensemble, le souci de la précision allié à la subtilité du montage des sources projette le lecteur aux côtés de Marx, au plus proche de son corps aussi, de ses souffrances, de ses peines et ses joies. Sans l’expliciter outre mesure l’auteur inscrit bel et bien son texte dans les méandres des marxismes postérieurs, en soulignant dès que possible la distance qui sépare Marx du dogmatisme, du déterminisme, de l’économicisme. Cette période tardive concentre tous les éléments les plus impressionnants de la vie de Marx : des chantiers théoriques multiples, des échanges épistolaires en grand nombre, une vie de famille intense et une santé qui l’accable de douleur et se trouve être, aux côtés de la peine causée par le décès de sa femme, la seule chose ce qui l’empêche de travailler.

Sa manière de répondre aux premières dogmatisations de sa théorie permet enfin de souligner la distance qu’il peut y avoir avec ce qu’est devenu le marxisme par après. Ainsi, cet aperçu de la fin de la vie de Marx permet d’éclairer au mieux en quoi les versions officielles des marxismes de parti sont éloignées de l’œuvre de Marx : une œuvre ne construction permanente, qui ne se fige que pour répondre aux inepties d’interlocuteurs qui sont passés à côtés ou bien de son propos, ou bien de l’implacable réel.

 

[1] Terme employé par Marx pour se caractériser, voir Paul Lafargue, Souvenirs personnels sur Karl Marx, p. 19.

[2] On pense ici notamment à la théorie de la biographie de Michael Heinrich, même si elle est parue en anglais seulement en 2018, elle aurait pu être citée en page 19. Elle apporte à la théorie de la biographie des éléments de réflexion dont la puissance provient notamment d’une lecture fine de Marx, qui permettrait d’étayer le choix du sous-titre « Une biographie intellectuelle ».

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Ernest Simon, Démocratie & Socialisme

Travailleur acharné, Marx considérait qu’il fallait « avoir la patience nécessaire – première condition de tout apprentissage – pour explorer un sujet en profondeur » (lettre de Karl Marx à Friedrich Sorge, 15 décembre 1881). Il soulignait ainsi qu’« il n’y a pas de route royale pour la science, et ceux-là seulement ont la chance d’arriver à ses sommets lumineux qui ne craignent pas de se fatiguer à gravir ses sentiers escarpés » (lettre de Karl Marx à Maurice Lachâtre, 18 mars 1872).

Un travailleur infatigable

Quel que soit le sujet, Marx commençait par lire une quantité considérable de livres, dont il s’attachait à recopier les parties qui l’intéressaient et à exprimer son jugement dans nombre de cahiers qui, pour la plupart, ne seront publiés que progressivement à compter de la fin du XXe siècle. Marx était un penseur internationaliste polyglotte : il lisait les auteurs de toute la scène européenne en allemand, en anglais, en français, en espagnol, en italien ou encore en russe et, pour les Anciens, en latin et en grec. « Une langue étrangère est une arme dans les luttes de la vie » disait-il. Marx voyait dans ses livres ses « esclaves » et il se percevait comme « une machine condamnée à les dévorer pour ensuite les recracher sous une forme modifiée sur le fumier de l’histoire » (lettre de Karl Marx à Laure et Paul Lafargue, 11 avril 1868).

Marcello Musto souligne l’importance pour Marx durant cette période de la lecture d’un livre de Maxim Kovalevsky, intitulé La Propriété communale, causes, formes et conséquences de son déclin (1879). Marx résuma dans ses carnets de notes les différentes manières dont les Espagnols en Amérique Latine, les Anglais en Inde et les Français en Algérie avaient réglé le droit de propriété. Les commentaires de Marx sur cette lecture font apparaître son scepticisme quant à la possibilité de transférer des catégories interprétatives (notamment le modèle européen d’évolution de la propriété foncière) à des contextes historiques et géographiques complètement différents.

Marx étudiait avec intérêt de nouvelles aires géographiques afin de poursuivre et développer sa critique du système capitaliste et comprendre sur une longue durée les évolutions des sociétés. Il étudia ainsi l’histoire indienne dans des notes couvrant la période allant de 664 à 1858, et dans lesquelles transparaissait son anticolonialisme. Il s’intéressa également à l’effet de la présence européenne en Asie, étudia les changements sociaux aux États-Unis, soutint la cause irlandaise, s’informa sur l’Australie. Ce n’est pas sans raison que Marx pouvait dire de lui-même : « Je suis un citoyen du monde » (Paul Lafargue, Souvenirs personnels sur Karl Marx, publiés en 1890-1891 dans Die neue Zeit).

Théoriser « l’évolution révolutionnaire »

Dans ces années, Marx se prit de passion pour les mathématiques. Initialement, son intérêt pour la matière avait pour but d’alimenter ses analyses économiques, mais progressivement, Marx se plongea dans les mathématiques pour se détourner des difficultés du quotidien. Il rédigea ainsi des centaines de pages connues sous le nom de Manuscrits mathématiques, en s’intéressant aux théories de Isaac Newton et Gottfried Wilhelm Leibniz portant sur le calcul différentiel et le calcul intégral, deux composantes du calcul infinitésimal. Il est intéressant de noter l’intérêt de Marx pour établir une définition du calcul différentiel, ne pouvant se contenter du fondement « mystique » de l’approche développée par ces illustres savants.

Parallèlement, Marx continuait à suivre l’évolution des mouvements politiques de la scène européenne et à correspondre avec des militants de nombreux pays. Par l’intermédiaire de sa fille (Laura) et de son gendre (Paul Lafargue), Marx fut mis en relation avec Jules Guesde, et contribua au programme adopté lors du congrès fondateur du Parti ouvrier français en 1880. Interrogé par Ferdinand Domela Nieuwenhuis, figure dirigeante du Sociaal-Democratische Bond des Pays-Bas, sur le passage au communisme, Marx exprima, dans une lettre du 22 février 1881, son refus d’une formule générale : « Ce qu’il faudra faire immédiatement dans un moment précis, déterminé de l’avenir, dépend naturellement entièrement des circonstances historiques données dans lesquelles il faudra agir ». Il exprime sa conviction que « l’anticipation doctrinaire et nécessairement fantasmatique du programme d’action d’une révolution à venir ne fait que distraire des luttes du présent ». Il souligne aussi que « les congrès des travailleurs, ou congrès socialistes, dès lors qu’ils ne s’attachent pas aux conditions immédiates, données, dans telle ou telle nation précise, sont non seulement inutiles, mais aussi dommageables. Ils ne produisent rien d’autre qu’une litanie rabâchée de banalités générales ».

Par ailleurs, il ne faudrait pas croire que l’arrivée aux commandes d’un pays d’un gouvernement socialiste suffirait à accomplir une révolution. Ce gouvernement aura besoin de disposer du « premier desideratum : le temps d’agir dans la durée ». Dans un autre échange en 1879 (Sir Mountstuart Elphinstone Grant Duff’s Account of a Talk with Karl Marx), Marx avait également pu signifier que « tout grand mouvement est lent » et qu’une révolution ne constituerait « qu’une étape dans l’amélioration des choses […], une simple étape sur un long chemin ».

Marx anthropologue

Entre décembre 1880 et juin 1881, le centre d’intérêt de Marx se déplaça vers une nouvelle discipline : l’anthropologie. Avec la lecture de La Société archaïque (1887) de l’anthropologue états-unien Lewis Morgan, Marx découvrit, au travers de l’étude de la parenté, le rôle de la gens comme unité sociale du système tribal. Ce n’est donc plus la famille monogame qui constituait la base du système social mais un réseau plus large regroupant des parents, liés entre eux par le sang et ayant une filiation commune. Cette structuration fut assimilée par Engels, dans une note de l’édition anglaise du Manifeste du parti communiste, à une forme de société communiste primitive. Marx, de son côté, à la lecture du livre de Morgan, notait que « la famille monogame présupposait, pour avoir une existence séparée des autres, l’existence d’une classe domestique qui était partout directement composée d’esclaves » et que « la propriété des maisons, des terres, et des troupeaux » était liée à la « famille monogame ».

La réflexion de Marx sur la propriété s’enrichit, dans les années 1870, à la lecture du philosophe et écrivain russe Nikolaï Tchernychevski (1828-1889), l’auteur notamment du fameux Que faire ? qui inspira la première génération des bolcheviks. Dans sa Critique des préjugés philosophiques contre la propriété communale de la terre (1859), Tchernychevski se demandait si « un phénomène social donné doit passer à travers tous les moments logiques dans la vie réelle de chaque société ». De ses observations, il conclut qu’un phénomène de la vie sociale au sein des peuples avancés pouvait se développer à grande vitesse chez d’autres peuples. Il considérait alors que les traits positifs de l’Obchtchina (la communauté villageoise paysanne) devaient être préservés, mais qu’ils devaient être intégrés dans un contexte productif différent pour assurer le bien-être des masses paysannes. Pour Tchernychevski, le stade primitif caractérisant la propriété communale de la terre, était suivi d’un deuxième stade où la terre devenait propriété privée de ceux qui investissaient du capital dans sa culture. Dans un troisième stade, la propriété communale apparaissait « nécessaire non seulement pour le bien-être de la classe agricole, mais pour le progrès de l’agriculture elle-même », elle est alors à nouveau définie comme « une forme plus haute de la relation de l’homme avec la terre ».

Nourri par de telles lectures, Marx est interrogé en février 1881 par une militante russe, Vera Zassoulitch, pour exprimer son avis sur le destin des communes rurales de Russie : était-il nécessaire de parcourir tous les stades de la production sociale ou bien la commune rurale pouvait-elle évoluer dès à présent dans la voie socialiste ? La lecture du Capital laisse à penser une nécessité historique de la production capitaliste comme stade intermédiaire, préparant les conditions favorables à « une forme de société supérieure dont le principe fondamental est le plein et libre développement de chaque individu ». Et cela suivant le principe « le pays plus développé industriellement ne fait que montrer ici aux pays moins développés l’image de leur propre avenir ».

En 1877, Marx avait rédigé un brouillon de réponse à une lettre de la rédaction des Otetchestvenniye Zapiski (« Annales de la patrie ») dans laquelle il tentait déjà de répondre à un article sur l’avenir de la commune rurale. Cette réponse ne fut jamais publiée, mais elle révèle un Marx qui considère que son « esquisse historique de la genèse du capitalisme dans l’Europe occidentale » ne devait pas être métamorphosée en « une théorie historico-politique de la marche générale, fatalement imposée à tous les peuples, quelles que soient les circonstances historiques où ils se trouvent placés ».

Marx contre les « marxistes »

Aussi, à rebours des « marxistes » prévoyant l’avènement inévitable du capitalisme par le développement industriel, Marx élabora plusieurs versions de réponse à Vera Zassoulitch dans lesquelles il indiquait que la Russie pourrait « transformer la forme encore archaïque de sa commune rurale au lieu de la détruire ». À ce moment précis de l’Histoire, Marx semblait espérer que grâce à l’intensification de la communication sociale et la modernisation des méthodes de production, le système villageois, construit sur la propriété commune de la terre, pourrait « s’incorporer les acquêts positifs élaborés par le système capitaliste sans passer par ses fourches caudines ». Finalement, Marx n’adressa qu’une réponse assez courte à Vera Zasssoulitch, le 8 mars 1881, mais il y soulignait que l’analyse donnée dans le Capital « est expressément restreinte aux pays de l’Europe occidentale » et qu’elle « n’offre donc de raisons ni pour ni contre la vitalité de la commune rurale ». Cette position est déterminante pour appréhender le « marxisme » de Marx : il n’y a pas de lois abstraites pour définir le cours possible de l’Histoire, il importe de tenir compte de la diversité des contextes existants pour identifier les mécanismes à l’œuvre.

En janvier 1882, dans la préface à la seconde édition russe du Manifeste du parti communiste, Marx et Engels exprimeront à nouveau leur position sur la propriété foncière en Russie : « Si la révolution russe donne le signal d’une révolution prolétarienne en Occident, et que toutes les deux se complètent, la propriété commune actuelle de la Russie pourra servir de point de départ à une évolution communiste ».

Encore une fois – et c’est tout l’intérêt du livre de Marcello Musto –, nous découvrons une pensée marxiste qui n’est pas figée, qui évolue, tient compte des spécificités de chaque pays. Marx retardait sans cesse la parution de ses écrits pour se donner le temps d’affiner au plus juste son argumentation. Il est d’autant plus cruel de constater que les travaux de ce penseur scrupuleux ont alimenté au XXe siècle un dogmatisme en béton armé. Gageons que la publication des œuvres complètes de Marx permettra d’y remédier ! Le livre de Marcello Musto contribue incontestablement à cette salutaire démythification.

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Baptiste Eychart, Les Lettres françaises

Le découpage de la vie intellectuelle de Karl Marx est un exercice déjà ancien : dès les années 1950, on s’est efforcé de distinguer le Jeune Marx du Marx de la maturité, soit le Marx encore marqué par l’humanisme de Feuerbach et le Marx du Capital et de la fondation du matérialisme historique. La question de la fameuse coupure épistémologique a été au cœur des interprétations d’un Althusser en France ou, plus tôt encore, d’un Délia Volpe en Italie et fut l’objet de débats dont la virulence peut étonner rétrospectivement. Aujourd’hui ces débats semblent clos et l’althussérisme, tout comme le dellavolpisme d’ailleurs, appartiennent à l’histoire du marxisme et ne constituent plus vraiment des écoles.

Paradoxalement, on a vu fleurir depuis plusieurs années une suite d’études qui prennent pour objet non pas simple-ment Marx, ni non plus spécifiquement le Marx de la maturité mais ce qu’un consensus académique désigne plus ou moins comme le « Dernier Marx », le Marx d’après la publication du Capital, le Marx inspirant les courants du mouvement ouvrier inaugurant le socialisme moderne, le Marx se confrontant aux recherches ethnologiques de son temps etc. Ces études se révèlent d’im très grand intérêt en nous montrant un Marx souvent plus proches des problé-matiques actuelles qu’on pourrait le penser. L’ouvrage de Marcello Musto, Les dernières années de Karl Marx. prolonge à son extrême limite cette démarche puisqu’il se propose de traiter les trois dernières années de vie du communiste rhénan, soit les années de 1881 à 1883. Le tour de force de Musto est de rendre extrêmement intéressant ces trois années a priori « chiches » en production intel¬lectuelle et en pratique politique.

Maladies et peines de toutes sortes

La séquence 1881-83 semble d’autant plus chiche que Marx mourut précocement en 1883 : le 14 mars il fut emporté par une insuffisance cardiaque liée à une tubercu-lose qui l’avait considérablement affaibli. Et durant les mois antérieurs, il était déjà perclus de graves problèmes physiques qui réduisaient dramatiquement ses capacités de travail. D’une certaine manière, les dernières années de Karl Marx apparaissent comme celle d’une lutte entre des exigences intellectuelles toujours vives et des obstacles humains de plus en plus insurmontables.

Exigence intellectuelle car contrairement à certaines interprétations hasardeuses, l’incapacité de Marx d’achever les livres 2 et 3 du Capital ne tient pas du tout à des obsta-cles épistémologiques insurmontables (on pense notamment au problème de la transformation des valeurs en prix). Les dernières années de Kart Marx démontre bien que le projet de finir au moins le livre 2 n’était pas du tout abandonné par Marx ; il y travaillait encore en 1881… dans la mesure du possible. Souffrant de bronchite et de pleurésie, contraint à différents voyages par ses médecins qui l’enjoignaient à chercher un climat plus clément vers l’île de Wight, la France, et l’Algérie, Karl Marx vit son temps et ses capa¬cités de travail drastiquement réduits. En outre, les chagrins du deuil ne l’épargnèrent pas : si la famille Marx avait déjà eu à souffrir des décès prématurés de trois des six enfants du couple, les dernières années de Marx furent les plus douloureuses sur ce plan. En l’espace de deux ans, Marx perdit sa femme, Jenny von Westphalen ( 1881 ) puis sa fille aînée, Jenny Longuet (1883), décédée à 39 ans. Trop malade, il ne put assister aux funérailles de cette dernière, emportée très brutalement, quatre mois après la naissance de sa fille. C’est im homme en partie brisé par la tristesse qui s’éteint le 14 mars 1883.

On connaît l’affection qu’avait Marx pour ses trois filles et l’attention qu’il prit, avec sa femme, à leur éducation à la fois très soignée mais aussi émancipatrice. Logiquement Karl Marx se prit d’attachement aussi pour ses petits¬enfants qui s’intégrèrent dans un foyer familial dans lequel il jouait le rôle d’un patriarche bienveillant que peint très bien en plusieurs paragraphes évocateurs Marcello Musto. C’est un moment assez lumineux de bonheur familial et d’optimisme qui ouvre les premiers chapitres des Dernières années de Karl Marx et l’on se plaît à suivre Marx en promenade avec ses petits-enfants ou avec ses trois chiens. Peut-être l’auteur aurait-il pu insister plus nettement sia le rôle d’Eleanor Marx, la benjamine qui fut un appui essentiel pour ses deux parents jusqu’à la fin de leurs jours.

Evoquer les contraintes que cela entraîna pour elle aurait permis de nuancer le tableau d’une famille que plus personne ne se propose d’idéaliser, mais qui fut incon-testablement heureuse jusqu’aux toutes dernières années.

Achever les derniers livres du Capital

Marx manqua assurément de temps et d’énergie pour conclure la rédaction du livre 2 du Capital et ce fut Engels qui l’acheva en 1885, trois ans après sa mort. Il perdit aussi du temps à se pencher sur les idées de l’économiste américain Henry George, largement oublié aujourd’hui mais auteur d’un bestseller à l’époque, Progrès et pauvreté (1879). Il y défendait l’idée que le paupérisme pourrait être vaincu par une panacée : tme seule et unique taxe foncière qui se substituerait aux autres impôts et qui éviterait de devoir transformer les rapports de propriété. Rétrospective-ment, on peut déplorer que Marx, sollicité par certains de ses correspondants socialistes, ait perdu une partie de son temps à se pencher sur les écrits de Henry George pour les réfuter (il en concluait qu’il était un « théoricien complètement arriéré »).

Mais il restait un acteur du mouvement socialiste naissant et jouait volontairement le rôle de conseiller et d’inspirateur. Il fut donc impliqué dans d’autres tâches, certes chronophages, mais au moins plus fécondes que l’analyse du pensum de Henry George. Parmi celles-ci, on trouve l’élaboration du programme du parti de Jules Guesde et Paul Lafargue, le Parti ouvrier français (POF). Les sources citées par Musto insistent sur l’importance de Marx dans ce travail de rédaction lorsque Jules Guesde se rendit à Londres en mai 1880 pour travailler avec lui. À en lire les passages qui assènent que « I’émancipation de la classe productive est celle de tous les êtres humains sans distinc¬tion de sexe ni de race » ou qui revendiquent 1 ‘« interdiction légale aux patrons d’employer des ouvriers étrangers à un salaire inférieur à celui des ouvriers français », on perçoit l’importance aujourd’hui de ce programme qui relève bien d’un universalisme révolutionnaire toujours vivant.

Mais le cœur du projet de Marx dans ses dernières années était évidemment la rédaction des livres 2 et 3 du Capital. Le matériau qu’a utilisé Engels pour en proposer des éditions en 1885 et 1894 est pléthorique et parfois contradictoire comme les chercheurs de la MEGA ont su le démontrer. En ses dernières années, Marx se débattait avec les nouveaux impératifs intellectuels qu’il s’était donnés. Cherchant à affiner son analyse sur les voies historiques menant au développement et à l’affirmation du mode de production capitaliste, Marx effectua un gros travail de lectures sur l’Indonésie et l’Inde coloniales et précoloniales, sur la propriété agraire en Algérie, sur l’histoire de la banque notamment en Italie, voire sur le commerce byzantin… On connaît son intérêt pour la question du sort de la propriété communautaire en Russie, mais on sait moins qu’il suivait aussi de très près le développement économique des États- Unis. Et à chaque fois, il remplissait des cahiers de notes, établissait des chronologies extrêmement détaillées, se montrant fidèle à une éthique du travail intellectuel « remarquable ». Marx aurait sans doute pu clore le livre 2 du Capital après la publication du premier livre en 1867 en synthétisant les matériaux qu’il avait rédigés mais il visait encore davantage de rigueur dans ses analyses que ses tâches politiques et intellectuelles extrêmement exigeantes ne pouvait qu’alimenter. L’excellent livre de Marcello Musto nous montre qu’ainsi il n’aurait été en rien fidèle à lui-même et à l’idée qu’il se faisait de son rôle au sein du mouvement d’émancipation des travailleurs.

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Michael Löwy, Le Monde diplomatique

Le sociologue Marcello Musto, professeur à l’université York, à Toronto, traite d’un chapitre oublié des biographes : le « dernier Marx » (1881-1883). Ce travail a rapidement été traduit en plus de vingt langues, Antony Burlaud s’est chargé de la version française. Musto analyse, avec une riche documentation (notes, articles, correspondance, etc.), les nouvelles explorations théoriques de Karl Marx au cours de ses dernières années. Les plus importantes concernent le débat sur l’avenir de la commune rurale russe. Dans les brouillons de sa lettre de mars 1881 à la révolutionnaire russe Vera Zassoulitch, il évoque la possibilité que cette commune devienne le point de départ d’une régénération socialiste révolutionnaire de la Russie. Un changement de perspective évident par rapport à certains de ses écrits antérieurs, par exemple sur l’Inde, qui considéraient le capitalisme comme une étape nécessaire pour les pays moins développés. Cependant, cette intuition ne fut pas adoptée par les fondateurs du marxisme russe. Ce qui prédomina fut l’équation mécanique liant le socialisme au niveau des forces productives.

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La pensée vive du vieux Marx

Entretien avec Marcello Musto, auteur des « Dernières Années de Karl Marx », une biographie intellectuelle du vieux Marx entre 1881 et 1883 qui permet de redécouvrir un penseur en mouvement permanent, plus ouvert à la diversité du monde qu’on pouvait le croire. P rofesseur Professeur de sociologie à l’université d’York, près de Toronto, au Canada, Marcello Musto est un des chercheurs les plus importants des études modernes sur Marx. Cet Italien de 47 ans a centré, depuis quelques années, ses recherches sur les dernières années du penseur de Trèves, avec une étude systématique et en profondeur des cahiers publiés dans l’édition complète en allemand qui est toujours en cours, la fameuse « MEGA » (pour Marx-Engels Gesamtausgabe , œuvres complètes de Marx et Engels publiées à Berlin).

La MEGA avait publié les textes de carnets de notes et d’esquisses entre 1875 et 1883 dès 1985 , et en 1999, puis en , des textes issus des lectures sur diverses sciences naturelles comme la biologie, la minéralogie et l’agronomie. Mais ces textes ont très largement été ignorés par les chercheurs marxistes.

Pour Marcello Musto, ils recèlent un Marx en travail permanent, venant corriger, amender, préciser et développer ces idées à la lumière de nouvelles idées, de nouveaux intérêts et de l’évolution de l’histoire. Cette réalité permet de dresser le portrait d’un Marx finalement plus historique que celui qu’on connaissait, autrement dit plus marxien, mais aussi d’un Marx plus ouvert et complexe que celui que dessine la vulgate officielle écrite des années après sa mort.

Dans un ouvrage paru d’abord en anglais en 2020 et qui a été traduit cette année aux Presses universitaires de France sous le titre Les Dernières Années de Karl Marx : une biographie intellectuelle 1881-1883 (281 pages, 19 euros), Marcello Musto raconte les deux dernières années de la vie du penseur. Une vie partagée entre drames familiaux, santé fragile, voyages et études intenses qui l’amènent à noircir des dizaines de pages de carnets.

Le Marx qui est ici décrit est loin de l’image dont l’Occident a hérité au travers de l’histoire du mouvement communiste. C’est un homme en bouillonnement intellectuel permanent, pensant l’apport des cultures extra-européennes, l’émergence de la puissance étasunienne et les questions écologiques, entre autres.

Marcello Musto a rédigé en italien une biographie intellectuelle plus large de Marx, commençant en 1857 ( Karl Marx. Biografia intellettuale e politica, 1857-1883 , Einaudi, 2018, non traduit), et, en français, une introduction aux textes de la Première Internationale ( Pour lire la Première Internationale , Éditions sociales, 2021, 408 pages, 7 euros). Son travail a ouvert la voie à d’autres réflexions, comme celles du Japonais Kohei Saito, et constitue un des axes de la redécouverte actuelle de Marx.

Mediapart: Durant des décennies, le débat dans la pensée marxiste a porté sur le « jeune Marx », les dernières années de Karl Marx étaient largement oubliées, même après la publication des nouveaux volumes de la MEGA. Comment expliquez-vous cela ?

Marcello Musto : Pendant longtemps, de nombreux chercheurs ont mis au premier plan les écrits du prétendu « jeune Marx ». Alors que la Seconde Guerre mondiale créait un sentiment d’angoisse profonde résultant des barbaries du nazisme et du fascisme, le sujet de la condition de l’individu dans la société a acquis une grande importance et l’intérêt philosophique pour Marx a commencé à croître partout en Europe. Ce phénomène était particulièrement fort en France, où l’étude des premiers écrits de Marx (surtout les Manuscrits économiques et philosophiques de 184 4 et l’ Idéologie allemande ) s’est le plus répandue. Henri Lefebvre avançait que leur assimilation était « l’événement philosophique décisif de l’époque » . Dans ce processus très varié s’étendant dans les années 1960, de nombreux écrivains de différentes origines culturelles et politiques ont cherché à accomplir une synthèse philosophique entre marxisme, hégélianisme, existentialisme et pensée chrétienne.

Beaucoup de biographes ont pensé à tort que Marx avait abandonné l’idée de compléter son œuvre et ils n’ont pas regardé dans les archives ce qu’il a effectivement fait durant cette période.

Le débat a donné lieu à beaucoup d’écrits de mauvaise qualité dans plus d’un cas, tordant les textes de Marx pour coller aux convictions politiques de ceux qui y participaient. Raymond Aron a justement ridiculisé la fascination de certains écrivains pour l’obscurité, l’incomplétude et parfois le caractère contradictoire de ces écrits précoces. Dans ces textes, on trouve de nombreuses idées qui seront améliorées, ou même dépassées, dans l’œuvre plus tardive de Marx. Mais c’est surtout dans le Capital et dans ses brouillons préliminaires, ainsi que dans ses recherches des dernières années, que l’on trouve certaines des réflexions sur la critique du mode de production capitaliste qui sont les plus utiles aujourd’hui.

Pendant longtemps, on a ignoré l’existence de manuscrits regroupant les recherches des dernières années de la vie de Marx, spécialement celles du début des années 1880, et cela a empêché la connaissance des avancées importantes qu’il y a effectuées. C’est pourquoi tous ses biographes ont consacré si peu de pages à son activité après l’échec de la Première Internationale (l’Association internationale des travailleurs – AIT) en 1872. Ces derniers ont pensé à tort que Marx avait abandonné l’idée de compléter son œuvre et ils n’ont pas regardé dans les archives (alors que l’existence de ces textes était rendue évidente par la correspondance) ce qu’il a effectivement fait durant cette période. Nous devons donc ajouter que la majorité de ces matériaux sont difficiles à comprendre. Ce sont surtout des esquisses d’idées incluses dans des cahiers de notes que Marx a remplis avec des extraits de livres qu’il était en train de lire et des réflexions que ces lectures lui inspiraient.

Mais s’il existe quelques justifications pour de tels choix dans le passé, les nouveaux matériaux disponibles dans la MEGA aujourd’hui et le volume de littérature secondaire sur le « Marx tardif » depuis les années 1970 auraient dû inverser la tendance. Or, au contraire, la longue biographie de Gareth Stedman Jones, Karl Marx : Greatness and Illusion (Penguin, 2016, non traduit) qui examine toute la période 1872-1883 comme un court épilogue, tout en consacrant trois chapitres et 150 pages à la période 1845-49, est juste un exemple de mauvaise recherche. Pour ne pas parler du déplorable livre de Jonathan Sperber, Karl Marx : homme du XIX siècle (traduit en français chez Piranha en 2017), qui ignore simplement les derniers textes de Marx.

Mediapart: Dans quels buts avez-vous entrepris ces recherches sur la fin de la vie de Marx ?

Marcello Musto:Une des principales raisons de ma recherche est de m’opposer aux mauvaises représentations de Marx – comme un auteur eurocentriste, économiste et qui réduirait tout aux oppositions de classes – qui sont en vogue aujourd’hui. Inutile de dire que ceux qui défendent cette thèse n’ont jamais lu Marx ou sont encore attachés aux interprétations mécanistes qui prévalaient dans les manuels marxistes-léninistes qu’ils ont lus dans leur jeunesse.

Marx a entrepris des investigations étendues sur les sociétés non-européennes et s’est toujours exprimé sans ambiguïté contre les ravages du colonialisme. Ces considérations sont absolument évidentes pour quiconque a lu Marx, en dépit du scepticisme de certains cercles académiques qui représentent un décolonialisme étranger et assimilent Marx à un penseur libéral. Par exemple, quand Marx a écrit sur la domination britannique en Inde (après les écrits journalistiques des années 1850, il reviendra sur le sujet en 1881), il a affirmé que les colons anglais avaient seulement été capables de « détruire l’agriculture indigène et de doubler le nombre et l’intensité des famines »

Dans ses dernières années, Marx a cru que le développement du capitalisme partout n’était pas une condition pour la révolution : elle pouvait aussi commencer en dehors de l’Europe. La « ductilité » [capacité de se déformer sans rompre – ndlr] théorique de Marx est très différente des positions de certains de ses disciples et contribue à la nouvelle vague d’intérêt pour ses théories, du Brésil à l’Asie.

Mediapart:  L’impression que l’on a à vous lire est celle d’un travail très intense durant cette période. Mais cela n’a conduit ni à des publications, ni à la rédaction du deuxième livre du Capital . Comment expliquer cette incapacité de Marx de terminer son œuvre ?

Marcello Musto:  La mauvaise santé constante de Marx, à laquelle se sont ajoutés ses soucis quotidiens, a joué un rôle significatif dans l’incapacité de Marx de finaliser une partie de la recherche conduite pendant ses dernières années. Mais il faut également ajouter que sa méthode rigoureuse et son autocritique sans pitié ont augmenté les difficultés à finir beaucoup de ce qu’il avait entrepris.

C’était déjà le cas quand il était plus jeune – avec beaucoup de ses manuscrits laissés inachevés – et cela était encore plus le cas à la fin de sa vie. Sa passion pour le savoir est restée intacte au fil du temps et l’a toujours conduit à de nouvelles études. Pour cette raison, à la fin des années 1870, il s’est embarqué dans une nouvelle étude sur la banque et le commerce et, jusqu’au début de 1881, il a écrit de nouvelles versions de différentes parties du volume 2 du Capital – particulièrement concernant une étude qu’il a faite quand il avait considéré les représentations monétaires comme n’étant que qu’une simple couverture du contenu réel des relations monétaires.

À côté de ses études spécifiques, un obstacle majeur à l’achèvement du “Capital” a été le fait que Marx a approfondi sa connaissance des développements économiques de la Russie et des États-Unis. Cela a représenté un effort considérable, qui a rendu son objectif encore plus difficile à atteindre.

Un exemple similaire peut être pris au regard des études qu’il a faites au sujet de l’agronomie, de la géologie et de la propriété de la terre en Russie et aux États-Unis. Elles ont été menées pour retravailler complètement la section sur la rente foncière dans le volume 3 du Capital puisque Marx n’était pas satisfait de ce qu’il avait écrit auparavant. Finalement, d’autres difficultés ont accompagné le travail de révision du volume 1, comme le prouve le temps pris par Marx pour réviser la traduction française de Joseph Roy, publiée entre 1872 et 1875. 

À côté de ses études spécifiques, un obstacle majeur à l’achèvement du Capital a été le fait que Marx a approfondi sa connaissance des développements économiques de la Russie et des États-Unis. Cela a représenté un effort considérable, qui a rendu son objectif encore plus difficile à atteindre. À partir de 1878, Marx a étudié les rapports du Bureau de statistiques de l’Ohio et, peu après, a tourné son attention vers la Pennsylvanie et le Massachussetts. Il prévoyait de suivre les dynamiques du mode de production capitaliste à une échelle plus globale dans les volumes du Capital qui restaient à écrire. Si l’Angleterre avait été la toile de fond du volume 1, les États-Unis auraient pu représenter un nouveau champ d’observation qui lui aurait permis d’étendre son travail.

Il s’attachait à vérifier de plus près les formes dans lesquelles le mode de production capitaliste se développait dans les différents contextes et les différentes périodes. Par exemple, Marx était particulièrement intéressé par le développement des compagnies par actions et par l’impact de la construction des chemins de fer sur l’économie. Selon lui, les chemins de fer avaient donné un élan jamais imaginé auparavant à la concentration du capital, et cela était arrivé dans des pays où le capitalisme était encore sous-développé.

La même chose était arrivée avec les prêts de capitaux. C’était devenu une activité cosmopolite, qui avait rapidement embrassé le monde entier, créant un réseau d’arnaques financières et d’endettements mutuels. Cela lui a pris du temps pour comprendre ces phénomènes et Marx était bien conscient de l’ampleur de la tâche qui était devant lui. Non seulement, il avait besoin de revenir sur certaines parties de ses manuscrits et d’améliorer leur contenu, mais il devait faire face à une tâche encore plus pressante, qui était de régler les problèmes théoriques qui demeuraient non résolus. Seule l’énergie qu’il avait dans les années 1850, quand il a écrit les Grundrisse (et les études relatives aux théories de la plus-value), lui aurait permis d’accomplir cette nouvelle tâche de titan qu’il s’était lui-même imposée.

Mediapart:  Une des questions centrales des deux années que vous décrivez dans le livre est celle de la Russie et, plus globalement, du lien entre capitalisme et socialisme. Avec la fameuse lettre à Véra Zassoulich de 1881, Marx cesse-t-il d’être eurocentriste ? Et, dès lors, y a-t-il eu une impossibilité d’Engels, ensuite, de comprendre ce mouvement à l’intérieur de la pensée de Marx ?

Marcello Musto: À partir de 1870, après avoir appris à lire le russe, Marx commence une étude sérieuse sur les changements socio-économiques qui ont lieu en Russie. C’est ainsi qu’il fait connaissance avec le travail de Nikolay Chernyshevsky, figure principale du « populisme » russe (à l’époque, ce terme a une connotation de gauche et anticapitaliste). En étudiant cette œuvre, Marx découvre des idées originales sur la possibilité que, dans certaines parties du monde, le développement économique passe par-dessus le mode de production capitaliste avec toutes ses terribles conséquences pour la classe ouvrière en Europe occidentale.

Chernyshevsky écrivait que tous les phénomènes sociaux ne passaient pas nécessairement à travers toutes les étapes logiques dans la vie réelle des sociétés. En conséquence, les caractéristiques positives de la commune rurale russe (l ‘obchtchina ) devaient être préservées mais elles ne pouvaient assurer le bien-être des masses paysannes que si elles étaient insérées dans un contexte productif différent. L’ obchtchina ne pouvait contribuer à une étape initiale de l’émancipation sociale que si elle devenait l’embryon d’une nouvelle organisation sociale radicalement différente. Sans les découvertes scientifiques et les innovations technologiques qui sont associées à la montée du capitalisme, l’ obchtchina ne pourrait jamais être transformée en une expérience de coopération agricole moderne, un élément pertinent pour une future société socialiste.

Quand Véra Zassoulich a demandé à Marx en 1881 si l’ obchtchina était destinée à disparaître ou si elle pouvait être transformée dans une forme socialiste de production, Marx a défendu un point de vue critique du processus de transition des formes communales du passé vers le capitalisme. Il ne croyait pas que le capitalisme fût une étape nécessaire pour la Russie. Marx ne pensait pas que l’ obchtchina était destinée à suivre le même sort que les communes du même genre en Europe occidentale au cours des siècles précédents, où la transformation de la société basée sur la propriété commune vers une société basée sur la propriété privée avait été plus ou moins uniforme. L’allégation d’eurocentrisme (un des principaux arguments de ceux qui s’opposent aujourd’hui au « retour de Marx ») ne tient donc pas. Les interprétations unilatérales et superficielles de Marx à la Edward Said [XXXX, ndlr] ont été démontées par la recherche la plus rigoureuse au cours des quinze dernières années.

Concernant Engels, je pense que vers la fin de sa vie, il a été trop coupable d’une acceptation passive du cours de l’histoire (et de l’illusion de sa tendance progressiste). Le doute de Marx a été remplacé par une conviction que, même dans un pays comme la Russie, le capitalisme était une étape indispensable du développement économique. Bien sûr, la Russie changeait beaucoup et vite. Après tout, c’est aussi pour cela que Marx était très prudent dans sa réponse à Zassoulich et a décidé de publier seulement une petite partie de cette dernière. Inutile de dire que la Russie du début des années 1880 ne peut pas être comparée avec ce qu’elle était devenue à l’époque de Lénine.

Mediapart: Dans son dernier livre , le chercheur japonais Kohei Saito, qui vous cite par ailleurs, défend l’idée d’une « coupure épistémologique » dans l’œuvre de Marx après la parution en 1867 du volume 1 du « Capital ». Une coupure qui modifierait entièrement sa vision du socialisme. Êtes-vous en accord avec cette idée ?

Marcello Musto:  Non, je suis en désaccord. J’ai toujours été sceptique au sujet des interprétations à la Louis Althusser dans laquelle d’imaginaires « coupures » viendraient diviser l’œuvre de Marx en plusieurs morceaux. Il n’y a pas deux ou trois Marx, mais seulement un auteur – très rigoureux et très critique de lui-même – qui développe constamment ses idées. L’ouverture théorique du « dernier » Marx qui l’amène à considérer d’autres routes vers le socialisme ne devrait pas être confondue avec un changement dramatique au regard de ses écrits précédents.

Dans le passé, des auteurs comme Haruki Wada, Enrique Dussel ou d’autres ont partagé une lecture prétendument « tiers-mondiste » du dernier Marx, suggérant même qu’après un certain point, pour lui, le sujet révolutionnaire n’était plus l’ouvrier des usines, mais les masses de la campagne et de la périphérie.

Marx était certainement plus attentif aux spécificités historiques et aux divergences de développement économique et politique dans des contextes nationaux et sociaux différents, et c’est pourquoi il continue à être très utile pour comprendre le « Sud global »). Mais les idées de Marx sont toujours restées en opposition complète avec des gens comme Alexander Herzen [1812-1870, autre penseur populiste russe défendant un socialisme de petites communes indépendantes formées d’individus libres soudés par le panslavisme – ndlr] , pour ne prendre qu’un exemple. La possibilité d’une révolution en Russie ne pouvait pas s’inscrire dans le panslavisme, au regard tant des formes nécessaires de capture du pouvoir politique que des conditions nécessaires à la naissance d’une société post-capitaliste.

Mediapart:  Quelle pourrait être l’importance de cette découverte des dernières années de Marx dans l’héritage de sa pensée pour notre époque ? Pourquoi est-il encore, aussi inachevé soit-il, une pensée cruciale pour comprendre notre époque ?

Marcello Musto:  Durant cette époque, Marx est allé en profondeur sur de nombreuses autres questions – qui ont été par le passé sous-estimée et même ignorée par les chercheurs –, qui sont d’une importance cruciale pour l’agenda politique de notre temps. L’importance que Marx accorde à la question écologique est au centre de quelques-unes des études majeures consacrées à son œuvre au cours des deux dernières décennies. À de nombreuses reprises, il a dénoncé le fait que l’expansion du mode de production capitaliste augmentait non seulement l’exploitation de la classe laborieuse, mais aussi le pillage des ressources naturelles. Dans le Capital , Marx observe que, quand le prolétariat aura établi un mode de production communiste, la propriété privée du globe par des individus paraîtra aussi absurde que la propriété privée des êtres humains par d’autres êtres humains.

Marx était aussi très intéressé par la question des migrations et, parmi ses dernières notes, on trouve des écrits sur le pogrom qui a eu lieu à San Francisco en 1877 contre des migrants chinois. Marx se dresse contre les démagogues antichinois qui prétendent que les migrants « vont affamer les prolétaires blancs » et contre ceux qui tentaient d’imposer des positions xénophobes dans la classe ouvrière. Au contraire, Marx a montré que le mouvement forcé du travail créé par le capitalisme était une composante importante de l’exploitation bourgeoise et que la clé pour la combattre était la solidarité de classe entre les travailleurs, quelles que soient leurs origines et sans distinction entre travail local et « importé ».

Je pourrais continuer avec de nombreux autres exemples concernant la critique du nationalisme, de la liberté individuelle dans la sphère économique et aussi de l’émancipation de genre.

Marx a encore tant à nous apprendre et la dernière phase de sa vie intellectuelle nous aide à comprendre combien il est indispensable pour repenser une alternative au capitalisme. Et c’est encore plus urgent aujourd’hui qu’à son époque.

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Stéphanie Roza, Esprit

Dans ce petit ouvrage dense, Marcello Musto revient en détail sur la dernière période d’existence et de production intellectuelle de la vie de Marx. On assiste à la conclusion dramatique d’une vie tumultueuse, marquée dans ses ultimes années par des tragédies intimes (la mort de sa femme Jenny, puis de sa fille aînée) qui auront probablement eu raison des dernières forces de l’auteur du Capital. Ces vicissitudes sont retracées avec rigueur mais aussi avec sensibilité, qualités permises par de larges références à la correspondance personnelle de Marx. Toutefois, l’accent est porté sur les apports théoriques et politiques survenus dans ces dernières années. De ce point de vue, le choix de se concentrer sur la séquence 1881-1883 correspond à la volonté, exprimée par Marcello Musto, de réaliser un point d’étape sur une période souvent sous-estimée et peu étudiée, en s’appuyant notamment sur les nouveaux matériaux progressivement mis à disposition dans les derniers volumes de l’édition allemande des œuvres complètes de Marx (MarxEngels-Gesamtausgabe ou MEGA).

Si les dernières années du père du matérialisme historique ont été, jusqu’ici, souvent laissées de côté par les biographes et les exégètes, c’est avant tout parce qu’elles n’ont vu paraître aucun ouvrage d’envergure : l’inachèvement qui caractérise une bonne partie de la production marxienne s’y manifeste plus que jamais, et l’on doit se contenter pour l’essentiel de notes de lectures, de brouillons et de lettres. Pourtant, loin de considérer ces fragments souvent raturés, parfois abandonnés puis recommencés, comme peu significatifs, Marcello Musto les estime représentatifs de la méthode rigoureuse de Marx, qu’il campe en intellectuel avide de savoir, toujours prêt à revoir son point de vue à la lumière de nouvelles lectures, de nouvelles découvertes, et beaucoup plus enclin à l’autocritique qu’on ne pourrait le croire. À un tel prisme, l’attention consacrée à ses ultimes efforts théoriques apparaît, d’une part, comme une manière de combattre l’image dogmatique et mécaniste du marxisme, que nombre d’héritiers proclamés ont contribué à forger dès la fin du xixe siècle. Elle constitue, d’autre part, un moyen d’enrichir et de rééquilibrer le legs marxien, en se libérant de la fascination que les écrits de jeunesse ont exercée sur un certain nombre d’auteurs et de commentateurs.

Ainsi, Marcello Musto dépoussière l’héritage de Marx, en montrant notamment, contre certaines lectures postcoloniales, que celui-ci « n’était nullement eurocentriste, économiste, ou obsédé par le seul conflit de classe ». En effet, le récit des années 1881-1883 nous fait découvrir un homme convaincu, au soir d’une vie largement consacrée à l’étude des sociétés européennes et de leur histoire, que « l’étude de nouveaux conflits politiques, de nouveaux thèmes, de nouvelles aires géographiques [sont] fondamentales pour poursuivre et développer sa critique du système capitaliste ». Le contenu des Cahiers de notes ethnologiques, notamment, dévoile un Marx impatient de comprendre les formations socio-économiques du passé sur plusieurs continents et les consé- quences de l’apparition de la propriété privée dans ces différentes sociétés. L’auteur de ces Cahiers s’indigne des effets négatifs de l’arrivée des Européens dans certaines d’entre elles, demeurées jusqu’alors marquées par la propriété communale, comme en Inde ou à Ceylan. Selon Marcello Musto, ces notes attestent aussi que Marx se tient à distance de tout schéma rigide qui postulerait l’existence d’une suite déterminée d’étapes dans l’histoire humaine, valant sous toutes les latitudes: très loin de considérer la colonisation comme un adjuvant bienvenu du progrès, il condamne fermement celle-ci. Il s’intéresse à la spécificité de la situation concrète des diffé- rents peuples et aux voies spécifiques d’émancipation que celle-ci leur offre. Tout à fait significatif est, de ce point de vue, le célèbre échange épistolaire avec Vera Zassoulitch. Marx, qui s’intéressait à la Russie depuis les années 1870, s’était vu prier par la militante russe, au début de l’année 1881, de répondre à une question épineuse: dans quelle mesure le mode de production collectif propre à l’obtchina, la communauté paysanne traditionnelle, pouvait-il constituer une base pour la société socialiste ? Pouvait-on imaginer qu’il devienne le fondement d’un mode d’appropriation et de répartition socialiste, sans passer par l’étape de la petite propriété individuelle ? Avec précision, Marcello Musto montre l’évolution de la pensée de Marx à ce sujet, qui se convainc peu à peu de la possibilité d’une voie propre aux campagnes russes. On découvre aussi que ces conclusions ne remettent pas en cause sa conviction globale concernant la nécessité de l’étape historique du capitalisme pour l’humanité, mais la nuancent par la prise en compte de la pluralité des contextes. Enfin, on comprend, à travers l’évocation des nombreux brouillons que Marx consacre à cette question, à quel point l’état final de sa pensée n’était pas, à ses yeux, définitif : jusqu’au bout, ses travaux restèrent ouverts à des révisions ultérieures, que seule la mort empêcha finalement d’éclore.

Loin de tout dogmatisme, le dernier Marx dépeint dans l’ouvrage surprendra peut-être le lecteur. Celui-ci découvrira un penseur curieux, rigoureux, capable de se remettre en question : un grand intellectuel, en somme, dont la complexité et la souplesse de pensée étaient – déjà – incomprises des marxistes de son temps.

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Alain Bergounioux, L’OURS

Les deux mots du sous-titre, « biographie » et « intellectuelle», ont une égale importance. Car le livre détaille la vie quotidienne de l’exilé de Londres, marquée, de plus en plus, par la maladie et les malheurs personnels (les morts de sa femme et de sa fille aînée), mais aussi par des curiosités savantes et un effort intellectuel sans cesse renouvelés, malgré les défaillances du corps.

Penseur et homme d’action

Ce qui ressort des évocations de la vie de Karl Marx, à Londres, c’est, avant tout, la volonté de poursuivre son travail pour préciser et consolider ses apports théoriques. La description de son cabinet de travail est, pour cela, suggestive : pièce où s’entassent les livres, les revues, les journaux, qu’il se fait livrer du monde entier, où il a l’habitude de marcher, de long en large, pour forger sa pensée avant d’écrire ou, même, pour parler à ses visiteurs. Le penseur reste un homme d’action qui continue d’être souvent sollicité pour les conseils qu’il peut donner aux partis socialistes naissants, particulièrement le parti français de Jules Guesde et le parti allemand.
La présence fréquente de Friedrich Engels et son aide constante n’étonnent pas. La chaleur du foyer familial, l’attachement qu’il manifeste à sa femme, son souci pour ses trois filles, le plaisir qu’il a d’être avec ses petits-enfants, contribuent, aussi, à dessiner un portrait plus riche. Mais les problèmes de santé rythment ces trois années, et toutes les tentatives pour combattre ses maux — la recherche, notamment, d’un air plus pur que celui de Londres – se sont soldées par des échecs jusqu’à son décès le 14 mars 1883.

Éviter les simplifications

L’intérêt de Marcello Musto porte, surtout, sur ce qu’a voulu faire Karl Marx dans ses derniers travaux. À partir des années 1870, sa pensée a commencé à avoir un rayonnement au-delà des cercles militants. Esprit critique qui n’écarte pas les doutes, il se montre soucieux d’éviter les simplifications et les malentendus sur son œuvre. Il aurait voulu poursuivre Le Capital et achever le Litre II. Mais il n’a pu que corriger des passages du Litre l et livrer des brouillons, qu’il aurait, sans doute, repris, par la suite. Mais il s’est tourné vers d’autres recherches, la physique notamment, et, surtout, l’anthropologie, avec les travaux récents de Lewis Morgan sur les sociétés archaïques qui l’ont amené à réfléchir sur les évolutions de la propriété dans l’histoire, et tout particulièrement sur les formes de la propriété collective. Le capitalisme les a détruites au fiir et à mesure de son développement, mais des éléments demeurent encore dans l’Europe de XIX* siècle, particulièrement en Russie. Compte tenu de ce que fut l’histoire de ce pays dans les décennies suivantes, on voit l’intérêt de ces réflexions.
Cela dit, s’il ne remet pas en cause, pour l’essentiel, son schéma central qui fait du capitalisme la condition nécessaire du développement économique et social, et la matrice, par ses contradictions mêmes, de l’avènement du communisme, la société russe — il a appris la langue pour lire directement les études et les documents – lui paraissait montrer que la communauté rurale, si elle bénéficiait d’avancées technologiques, pouvait être une structure de production et de distribution. Dans ses échanges avec des intellectuels et populistes russes, notamment Vera Zassoulitch, il admet que la Russie ne serait peut-être pas amenée à reproduire toutes les phases du capitalisme, et il paraissait ouvert à certaines positions du populisme russe, complexifiant ainsi son schéma de l’évolution des modes de production.On ne peut savoir, évidemment, ce qu’il aurait pensé du communisme soviétique… Son horizon enfin s’élargit aussi aux effets du colonialisme, en Inde, sous domination britannique, et en Algérie, sous domination française — pays où il effectua son seul voyage hors d’Europe pour un traitement médical, dans une autre atmosphère, qui se révéla vain.

L’auteur ne fait que mentionner son « activité de conseil » auprès des partis européens. Et c’est un peu dommage. On aurait aimé en savoir plus, si du moins les documents le permettent. Car, on a en mémoire, que c’est à propos du programme du Parti ouvrier français, de Jules Guesde, et de son gendre, Paul Lafargue, qu’il aurait dit, ironiquement : « Ce qu’il y a de certain, c’est que moi, je ne suis pas marxiste!« Quoi qu’il en soit, ce livre complète, utilement, nos connaissances sur la vie et la pensée de Karl Marx, en apportant des touches de complexité suggestives

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Jérôme Skalski, L’Humanité

Professeur de sociologie àl’université de York à Toronto, au Canada, Marcello Musto est l’auteur de plusieurs ouvrages sur Karl Marx, dont Pour lire la Première Internationale , publié aux Éditions sociales en 2022. Dans les Dernières Années de Karl Marx , ouvrage traduit de l’anglais par Antony Burlaud et publié cette année aux PUF dans la collection « Questions républicaines », c’est la fin de la vie du militant et théoricien allemand qui fait l’objet de son investigation. Une période souvent méconnue mais cruciale pour la compré- hension d’une pensée dont le mouvement, libéré de certaines interprétations sclérosées, interpelle notre temps.

La fin de l’expérience du socialisme soviétique a libéré la lecture de Marx. Dans quelles directions?

La fin du marxisme-léninisme a finalement libéré l’œuvre de Marx du carcan d’une idéologie à des années-lumière de saconception de la société. Mais la chute du mur de Berlin a été suivie de deux décennies de conspiration du silence autour de l’œuvre de Marx. Dans les années 1990 et 2000, la littérature secondaire sur Marx était extrêmement rare et on peut en dire autant de la réimpression de sesécrits. L’œuvre de Marx – qui n’est plus confondue avec la fonction odieuse d’un instrumentum regni (1) – est redevenue l’objet d’un regain d’intérêt mondial en 2008. Ceretour àMarx, après l’une

des plus grandes crises économiques del’histoire du capitalisme, a été distinct de sa critique de l’économie. Des journaux prestigieux, ainsi que des revues à large lectorat, ont décrit l’auteur du Capital comme un théoricien clairvoyant dont l’actualité s’est une fois de plus confirmée. Marx est devenu, presque partout, le thème des cours universitaires et des conférences internationales. Ses écrits ont réapparu dans les rayons des librairies et son interprétation du capitalisme a pris de plus en plus d’ampleur. Ces dernières années, cependant, on a également reconsidéré Marx en tant que théoricien politique et de nombreux auteurs aux opinions progressistes ont soutenu que sesthéories continuent d’être indispensables pour quiconque estime qu’il est nécessaire de construire une alternative à la société dans laquelle nous vivons. Ce « Marx revival » contemporain ne se limite pas seulement à la critique marxienne de l’économie politique, mais ouvre aussi à la redécouverte de sesidées politiques et de ses interprétations sociologiques.

Dans l’histoire de son œuvre, quelle est l’importance de la période d’écriture que vous abordez dans votre travail ?

Dans ses dernières années, l’éventail des intérêts de Marx était large. Par exemple, les recherches de Marx en anthro­pologie, inspirées du livre Ancient Society, publié en 1877 par Henry Morgan, étaient particulièrement pertinentes. Ce qui a le plus frappé Marx, c’est la façon dont Morgan a traité la production et les facteurs technologiques comme des conditions préalables au progrès social, et il s’est senti poussé à assembler une compilation d’une centaine de pages denses d’extraits de ce livre. Ceux-ci constituent l’essen­tiel de ce que l’on appelle les «carnets ethnologiques ». Ils contiennent également des extraits d’autres anthropologues qui ont été critiqués par Marx pour leurs observations pleines de connotations racistes. Son rejet d’une telle idéologie était catégorique, et il l’a commenté d’un ton caustique ; « Encore ce non-sens ! C’est le diable qui parle ce “jargonaryen” ! » Par une coïncidence fortuite, la célèbre lettre écrite par Vera Zassoùlitch a été adressée à Marx à l’époque même où son intérêt pour les formes primitives de communauté s’accen – tuait. La théorie et la pratique l’avaien t conduit au même en – droit. S’appuyant sur les idées suggérées par Morgan, il écrit alors que le capitalisme pouvait être remplacé par- une forme supérieure de la production collective primitive. Cette affir – mation ambiguë appelle au moins deux précisions.

Lesquelles?

Premièrement, grâce à ce qu’il avait appris du sociologue russe Njkolaï Tchernychevsky, Marx soutient que la Russie n’avait pas à répéter servilement t outes les étapes historiques de l’Angleterre et des autres pays d’Europe occidentale. En principe, la transformation socialiste de l’«obshchina », la communauté villageoise traditionnelle russe, pourrait se faire sans passage obligé par le capitalisme. Mais cela ne si­gnifie pas que Marx ait changé son jugement critique sur­la commune rurale en Russie, ou qu’il croyait que les pays où le capitalisme était encore sous-développé étaient plus proches de la révolution que d’autres avec un développe ment productif plus avancé, il n’est pas devenu subitement convaincu que les communes rurales archaïques étaient un lieu d’émancipation plus avancé pour l’individu que les rap­ports sociaux existant sous le capitalisme. Deuxièmement, son analyse de la possible transformation progressive de l’«obshchina» n’était pas censée être élevée à un modèle plus général. C’était une analyse spécifique d’une produc­tion collectiveparticulièreàun moment historique précis. En d’autres termes, Marx a fait preuve d’une souplesse théorique et d’une absence de schématisme qui ont manqué à beau coup de marxistes après lui. À la fin de sa vie, Marx a révélé une ouverture théorique toujours plus grande qui lui a per­mis d’envisager d’autres voies possibles vers le socialisme qu ’il n’avait jamais prisesau sérieux auparavant ou qu’il avait considérées comme inaccessibles. Malheureusement, les doutes de Marx ont été plus tard remplacés par la conviction de nombreux marxistes que le capitalisme était une étape incontournable du développement économique dans tous les pays et toutes les conditions historiques.

Quel fut, à cette époque, le fil conducteur de ses études?

Il n’y a pas qu’un seul fil conducteur dans les dernières an­nées de recherche de Marx. Certaines de ses études décou­laient simplement de découvertes scien tifiqu.es récentes sur lesquelles il souhaitait rester à jour ou d’événements poli­tiques qu ’ il jugeai t significatifs. Par exemple, lorsque Joseph Cowen, député et président du Cooperative Congress – que Marx considérait comme «le meilleur des parlementaires anglais» – , a justifié l’invasion britannique de l’Égypte en 1882, Marx a exprimé sa totale désapprobation. Surtout, il a ironisé contre le gouvernement britannique: «Très joli! En fait, il ne pourrait y avoir d’exemple plus flagrant d’hy pocrisiechrétienne que la “conquêtede l’Égypte” – conquête en pleine paix! » Et lorsque Cowen exprima son admira­tion pour P « exploit héroïque » du peuple britannique, Marx écrivit qu’il n’était qu’un exemple typique de «cespauvres bourgeois britanniques» caractérisés par le «sens de la res­ponsabilité» à l’égard de «l’intérêt domestique national». D’autres sujets d’intérêt de cette période incluent le fémi­nisme, l’Inde et l’histoire mondiale, Marx avait déjà appris auparavant dans sa vie q ue le niveau général d ’ émancipation dans une société dépendait du niveau d’émancipation des femmes, mais les études anthropologiques menées dans les années 1880 lui ont donné l’occasion d’analyser plus en profondeur l’oppression de genre. De plus, il a rempli un cahier intéressant intitulé Notes sur l’his taire indienne f664-1858) et il a travaillé inten­sivement sur ce qui est appelé les « extraits chronologiques », une chronologie annotée, année par année, de 550 pages. Ceux-ci comprenaient des exposés d’événements mondiaux, du Ier siècle avant T. -C. à la guerre de Trente Ans en 1648, résumant leurs causes et leurs traits saillants. 11 est possible que Marx ait voulu tester si ses conceptions étaient bien fondées à la lumière des dé­veloppements politiques, militaires, économiques et tech­nologiques majeurs du passé.

Quel est l’intérêt aujourd’hui de (a lecture du « vieux » Marx ?

Des recherches récentes ont réfuté les diverses approches qui réduisaient la conception de Marx de la société commu­niste au développement des forces productives. En particulier, a été montrée l’importance qu’il attachait à la question écologique : à plusieurs reprises, Marx a dénoncé le fait que l’expansion du mode de production capitaliste accroît non seulement le vol du travail des travailleurs, mais aussi le pillage des ressources naturelles. Une autre ques­tion à laquelle Marx s’est intéressé de près était la migration. 11 a montré que le mou­vement forcé de main – d’œuvre généré pat­te capitalisme était une composante majeure de l’exploitation bourgeoise et que la clé pour lutter contre cela était la solidarité de classe entre les travailleurs, quelles que soient leurs origines ou toute distinction entre travail local et travail importé. De plus, Marx a entrepris des études approfondies sur les sociétés extra européennes et s’est exprimé sans ambiguïté contre les ravages du colonia­lisme. Ces considérations ne sont que trop évidentes pour quiconque a lu Marx, malgré le scepticisme à la mode au­jourd’hui dans certains milieux académiques. De plus, à la tin de sa vie, Marx a beaucoup écrit sur la liberté individuelle dans la sphère économique et politique, l’émancipation des sexes, la critique du nationalisme et les formes de proprié­té collective non contrôlées par l’État. En d’autres termes, il a approfondi de nombreuses questions qui acquièren t une importance cruciale pour l’agenda politique de notreépoque. Le « vieux » Marx nous aide à mieux la comprendre encore et ce serait une grave erreur de le considérer comme un pen seur dogmatique, économiciste et eurocen trique.

Comment prendre au sérieux la pensée de Marx sans en faire une « statue de commandeur » ou la stériliser?

À bien des égards, Marx diffère du penseur que de nombreux partisans et opposants ont présenté au fil des ans – sans par 1er des statues de pierre que l’on trouvait sur les places pu­bliques sous les régimes d’Europe de l’Est, qui le montraient pointant vers i ’ avenir avec une certitude impérieuse. En re­vanche, Userait trompeur d’affirmer dévotement qu’il atou jours eu raison et que ses écrits contiennent tous les outils critiques dont nous avons besoin pour comprendre le monde d’aujourd’hui. Marx s’est trompé sur le rôle révolutionnaire permanent de la classe ouvrière européenne. 11 s’en est rendu compte dans les dernières années de sa vie, lorsqu’il affir ma, amèrement, que les prolétaires anglais avaient préféré devenir ies « contremaîtres de leurs propres esclavagistes». Son analyse des classes sociales doit également être réajus­tée, et sa théorie de la crise, d’ailleurs inachevée, appartient au capitalisme de son temps. Marx n’a pas la réponse à tous les problèmes de notre temps, mais il en cerne les questions essentielles. Je pense que c’est sa plus grande contribution aujourd’hui. Marx aide à nous poser les bonnes questions, à identifier les principales contradictions. Ce qui, me semble – t-il, n’est pas une mince affaire.

Plus généralement, comment penser « avec » Marx pour relever les défis du monde contemporain?

Partout en Europe, en Amérique du Nord et dans de nom breuses autres régions du monde, l’instabilité économique et politique est désormais une caractéristique persistante de la vie sociale contemporaine. La mondialisation, les crises financières, la montée des problèmes écologiques, la récente pandémie mondiale et line nouvelle guerre dramatique ne sont que quelques-uns des chocs et des tensions qui pro­duisent les tensions et les contradictions de notre époque. Pour la première fois depuis la fin de la guerre froide, il existe un consensus mondial croissant sur la nécessité de repen­ser la logiq ue d’organisation dominante de la société contem – poraine et de développer de nouvelles solutions économiques et politiques. Contrairement à l’équation du communisme et de la dictature du prolétariat, chère à la propagande du «socialisme réellement existant», il est nécessaire de reve­nir sur les réflexions de Marx sur la société communiste. Il l’a un jour définie comme «une association d’iïidivfdus libres ». Si le communisme se veut une forme supérieure de société, il doit promouvoir les conditions du «plein et libre épanouissement de chaque individu ». Dans le Capital, Marx a révélé le caractère mensonger de l’idéologie bourgeoise. Le capitalisme n’est pas une organisation de la société dans laquelle les êtres humains, protégés par des normes juri­diques impartiales capables de garantir la justice et l’équi­té, jouissent d’une véritable liberté et vivent dans une démocratie accompiie. En réalité, ils sont dégrades en de simples objets dont la fonction première est de produire des marchandises et du profit pour les autres. Pour renverser cet état de fait, il ne suffit pas de modifier la répartition des biens de consommation. Ce qu’il faut, c’est un changement radi­cal au niveau des actifs productifs de la société : « Les pro­ducteurs ne peuvent être libres que lorsqu’ils sont enpossession des moyens de production. » Le modèle socialiste que Marx avait en tête ne laissait pas déplacé à un état de pauvre lé gé­nérale mais visait la réalisation d’une plus grande richesse collective et d’une plus grande satisfaction des besoins. Le «vieux Maure » (2) nous est encore très utile aujourd’hui. Peut-être même plus qu’à son époque.

(1) En latin, « instrument de gouvernement despotique ».

(2} Par allusion au héros du Marchand de Venise, de Shakespeare, surnom familier de Karl Marx.

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Marx a beaucoup écrit sur la liberté individuelle

Professeur de sociologie à l’université de York à Toronto, au Canada, Marcello Musto est l’auteur de plusieurs ouvrages sur Karl Marx, dont Pour lire la Première Internationale, publié aux Éditions sociales en 2022. Dans les Dernières Années de Karl Marx, ouvrage traduit de l’anglais par Antony Burlaud et publié cette année aux PUF dans la collection « Questions républicaines », c’est la fin de la vie du militant et théoricien allemand qui fait l’objet de son investigation. Une période souvent méconnue mais cruciale pour la compréhension d’une pensée dont le mouvement, libéré de certaines interprétations sclérosées, interpelle notre temps.

La fin de l’expérience du socialisme soviétique a libéré la lecture de Marx. Dans quelles directions ?

La fin du marxisme-léninisme a finalement libéré l’œuvre de Marx du carcan d’une idéologie à des années-lumière de sa conception de la société. Mais la chute du mur de Berlin a été suivie de deux décennies de conspiration du silence autour de l’œuvre de Marx. Dans les années 1990 et 2000, la littérature secondaire sur Marx était extrêmement rare et on peut en dire autant de la réimpression de ses écrits. L’œuvre de Marx – qui n’est plus confondue avec la fonction odieuse d’un instrumentum regni [1] – est redevenue l’objet d’un regain d’intérêt mondial en 2008. Ce retour à Marx, après l’une des plus grandes crises économiques de l’histoire du capitalisme, a été distinct de sa critique de l’économie. Des journaux prestigieux, ainsi que des revues à large lectorat, ont décrit l’auteur du Capital comme un théoricien clairvoyant dont l’actualité s’est une fois de plus confirmée. Marx est devenu, presque partout, le thème des cours universitaires et des conférences internationales. Ses écrits ont réapparu dans les rayons des librairies et son interprétation du capitalisme a pris de plus en plus d’ampleur. Ces dernières années, cependant, on a également reconsidéré Marx en tant que théoricien politique et de nombreux auteurs aux opinions progressistes ont soutenu que ses théories continuent d’être indispensables pour quiconque estime qu’il est nécessaire de construire une alternative à la société dans laquelle nous vivons. Ce « Marx revival » contemporain ne se limite pas seulement à la critique marxienne de l’économie politique, mais ouvre aussi à la redécouverte de ses idées politiques et de ses interprétations sociologiques.

Dans l’histoire de son œuvre, quelle est l’importance de la période d’écriture que vous abordez dans votre travail ?

Dans ses dernières années, l’éventail des intérêts de Marx était large. Par exemple, les recherches de Marx en anthropologie, inspirées du livre Ancient Society, publié en 1877 par Henry Morgan, étaient particulièrement pertinentes. Ce qui a le plus frappé Marx, c’est la façon dont Morgan a traité la production et les facteurs technologiques comme des conditions préalables au progrès social, et il s’est senti poussé à assembler une compilation d’une centaine de pages denses d’extraits de ce livre. Ceux-ci constituent l’essentiel de ce que l’on appelle les « carnets ethnologiques ». Ils contiennent également des extraits d’autres anthropologues qui ont été critiqués par Marx pour leurs observations pleines de connotations racistes. Son rejet d’une telle idéologie était catégorique, et il l’a commenté d’un ton caustique : « Encore ce non-sens ! C’est le diable qui parle ce “jargon aryen” !» Par une coïncidence fortuite, la célèbre lettre écrite par Vera Zassoulitch a été adressée à Marx à l’époque même où son intérêt pour les formes primitives de communauté s’accentuait. La théorie et la pratique l’avaient conduit au même endroit. S’appuyant sur les idées suggérées par Morgan, il écrit alors que le capitalisme pouvait être remplacé par une forme supérieure de la production collective primitive. Cette affirmation ambiguë appelle au moins deux précisions.

Lesquelles ?

Premièrement, grâce à ce qu’il avait appris du sociologue russe Nikolaï Tchernychevsky, Marx soutient que la Russie n’avait pas à répéter servilement toutes les étapes historiques de l’Angleterre et des autres pays d’Europe occidentale. En principe, la transformation socialiste de l’« obshchina », la communauté villageoise traditionnelle russe, pourrait se faire sans passage obligé par le capitalisme. Mais cela ne signifie pas que Marx ait changé son jugement critique sur la commune rurale en Russie, ou qu’il croyait que les pays où le capitalisme était encore sous-développé étaient plus proches de la révolution que d’autres avec un développement productif plus avancé. Il n’est pas devenu subitement convaincu que les communes rurales archaïques étaient un lieu d’émancipation plus avancé pour l’individu que les rapports sociaux existant sous le capitalisme. Deuxièmement, son analyse de la possible transformation progressive de l’« obshchina » n’était pas censée être élevée à un modèle plus général. C’était une analyse spécifique d’une production collective particulière à un moment historique précis. En d’autres termes, Marx a fait preuve d’une souplesse théorique et d’une absence de schématisme qui ont manqué à beaucoup de marxistes après lui. À la fin de sa vie, Marx a révélé une ouverture théorique toujours plus grande qui lui a permis d’envisager d’autres voies possibles vers le socialisme qu’il n’avait jamais prises au sérieux auparavant ou qu’il avait considérées comme inaccessibles. Malheureusement, les doutes de Marx ont été plus tard remplacés par la conviction de nombreux marxistes que le capitalisme était une étape incontournable du développement économique dans tous les pays et toutes les conditions historiques.

Quel fut, à cette époque, le fil conducteur de ses études ?

Il n’y a pas qu’un seul fil conducteur dans les dernières années de recherche de Marx. Certaines de ses études découlaient simplement de découvertes scientifiques récentes sur lesquelles il souhaitait rester à jour ou d’événements politiques qu’il jugeait significatifs. Par exemple, lorsque Joseph Cowen, député et président du Cooperative Congress – que Marx considérait comme « le meilleur des parlementaires anglais » –, a justifié l’invasion britannique de l’Égypte en 1882, Marx a exprimé sa totale désapprobation. Surtout, il a ironisé contre le gouvernement britannique : « Très joli ! En fait, il ne pourrait y avoir d’exemple plus flagrant d’hypocrisie chrétienne que la “conquête de l’Égypte” – conquête en pleine paix ! » Et lorsque Cowen exprima son admiration pour l’« exploit héroïque » du peuple britannique, Marx écrivit qu’il n’était qu’un exemple typique de « ces pauvres bourgeois britanniques » caractérisés par le « sens de la responsabilité » à l’égard de « l’intérêt domestique national ». D’autres sujets d’intérêt de cette période incluent le féminisme, l’Inde et l’histoire mondiale. Marx avait déjà appris auparavant dans sa vie que le niveau général d’émancipation dans une société dépendait du niveau d’émancipation des femmes, mais les études anthropologiques menées dans les années 1880 lui ont donné l’occasion d’analyser plus en profondeur l’oppression de genre. De plus, il a rempli un cahier intéressant intitulé Notes sur l’histoire indienne (664-1858) et il a travaillé intensivement sur ce qui est appelé les « extraits chronologiques », une chronologie annotée, année par année, de 550 pages. Ceux-ci comprenaient des exposés d’événements mondiaux, du Ier siècle avant J.-C. à la guerre de Trente Ans en 1648, résumant leurs causes et leurs traits saillants. Il est possible que Marx ait voulu tester si ses conceptions étaient bien fondées à la lumière des développements politiques, militaires, économiques et technologiques majeurs du passé.

Quel est l’intérêt aujourd’hui de la lecture du « vieux » Marx  ?

Des recherches récentes ont réfuté les diverses approches qui réduisaient la conception de Marx de la société communiste au développement des forces productives. En particulier, a été montrée l’importance qu’il attachait à la question écologique : à plusieurs reprises, Marx a dénoncé le fait que l’expansion du mode de production capitaliste accroît non seulement le vol du travail des travailleurs, mais aussi le pillage des ressources naturelles. Une autre question à laquelle Marx s’est intéressé de près était la migration. Il a montré que le mouvement forcé de main-d’œuvre généré par le capitalisme était une composante majeure de l’exploitation bourgeoise et que la clé pour lutter contre cela était la solidarité de classe entre les travailleurs, quelles que soient leurs origines ou toute distinction entre travail local et travail importé. De plus, Marx a entrepris des études approfondies sur les sociétés extra-européennes et s’est exprimé sans ambiguïté contre les ravages du colonialisme. Ces considérations ne sont que trop évidentes pour quiconque a lu Marx, malgré le scepticisme à la mode aujourd’hui dans certains milieux académiques. De plus, à la fin de sa vie, Marx a beaucoup écrit sur la liberté individuelle dans la sphère économique et politique, l’émancipation des sexes, la critique du nationalisme et les formes de propriété collective non contrôlées par l’État. En d’autres termes, il a approfondi de nombreuses questions qui acquièrent une importance cruciale pour l’agenda politique de notre époque. Le « vieux » Marx nous aide à mieux la comprendre encore et ce serait une grave erreur de le considérer comme un penseur dogmatique, économiciste et eurocentrique.

Comment prendre au sérieux la pensée de Marx sans en faire une « statue de commandeur » ou la stériliser ?

À bien des égards, Marx diffère du penseur que de nombreux partisans et opposants ont présenté au fil des ans – sans parler des statues de pierre que l’on trouvait sur les places publiques sous les régimes d’Europe de l’Est, qui le montraient pointant vers l’avenir avec une certitude impérieuse. En revanche, il serait trompeur d’affirmer dévotement qu’il a toujours eu raison et que ses écrits contiennent tous les outils critiques dont nous avons besoin pour comprendre le monde d’aujourd’hui. Marx s’est trompé sur le rôle révolutionnaire permanent de la classe ouvrière européenne. Il s’en est rendu compte dans les dernières années de sa vie, lorsqu’il affirma, amèrement, que les prolétaires anglais avaient préféré devenir les « contremaîtres de leurs propres esclavagistes ». Son analyse des classes sociales doit également être réajustée, et sa théorie de la crise, d’ailleurs inachevée, appartient au capitalisme de son temps. Marx n’a pas la réponse à tous les problèmes de notre temps, mais il en cerne les questions essentielles. Je pense que c’est sa plus grande contribution aujourd’hui. Marx aide à nous poser les bonnes questions, à identifier les principales contradictions. Ce qui, me semble-t-il, n’est pas une mince affaire.

Plus généralement, comment penser « avec » Marx pour relever les défis du monde contemporain ?

Partout en Europe, en Amérique du Nord et dans de nombreuses autres régions du monde, l’instabilité économique et politique est désormais une caractéristique persistante de la vie sociale contemporaine. La mondialisation, les crises financières, la montée des problèmes écologiques, la récente pandémie mondiale et une nouvelle guerre dramatique ne sont que quelques-uns des chocs et des tensions qui produisent les tensions et les contradictions de notre époque. Pour la première fois depuis la fin de la guerre froide, il existe un consensus mondial croissant sur la nécessité de repenser la logique d’organisation dominante de la société contemporaine et de développer de nouvelles solutions économiques et politiques. Contrairement à l’équation du communisme et de la dictature du prolétariat, chère à la propagande du « socialisme réellement existant », il est nécessaire de revenir sur les réflexions de Marx sur la société communiste. Il l’a un jour définie comme« une association d’individus libres ». Si le communisme se veut une forme supérieure de société, il doit promouvoir les conditions du « plein et libre épanouissement de chaque individu ». Dans le Capital, Marx a révélé le caractère mensonger de l’idéologie bourgeoise. Le capitalisme n’est pas une organisation de la société dans laquelle les êtres humains, protégés par des normes juridiques impartiales capables de garantir la justice et l’équité, jouissent d’une véritable liberté et vivent dans une démocratie accomplie. En réalité, ils sont dégradés en de simples objets dont la fonction première est de produire des marchandises et du profit pour les autres. Pour renverser cet état de fait, il ne suffit pas de modifier la répartition des biens de consommation. Ce qu’il faut, c’est un changement radical au niveau des actifs productifs de la société : « Les producteurs ne peuvent être libres que lorsqu’ils sont en possession des moyens de production. » Le modèle socialiste que Marx avait en tête ne laissait pas de place à un état de pauvreté générale mais visait la réalisation d’une plus grande richesse collective et d’une plus grande satisfaction des besoins. Le « vieux Maure » (2) nous est encore très utile aujourd’hui. Peut-être même plus qu’à son époque.

Entretien réalisé par Jérôme Skalski

[1] En latin, « instrument de gouvernement despotique ». (2) Par allusion au héros du Marchand deVenise, de Shakespeare, surnom familier de Karl Marx.

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Igor Martinache, Alternatives Economiques

On connaît la distinction proposée par Louis Althusser entre le « jeune » Marx et celui de la maturité, mais on connaît moins le « dernier Marx », celui des quelques années qui ont précédé sa mort alors qu’il avait à peine 65 ans. Celles-ci sont pourtant cruciales pour appréhender l’œuvre de l’un des penseurs les plus révérés des deux derniers siècles, comme le démontre cet ouvrage déjà classique de Marcello Musto enfin traduit en français. L’auteur y éclaire en effet la pensée de Marx par sa biographie agitée, marquée par la maladie et la perte de ses deux chères Jenny, son épouse et sa fille. Il bat en brèche l’image d’un penseur obtus et dogmatique que certains se plaisent à entretenir en montrant comment celui-ci n’était au contraire jamais satisfait de ses écrits, reprenant sans cesse des brouillons, et se montrait avide de comptes rendus ethnographiques pour complexifier ses analyses. Arrimé à sa table de travail, il n’en était pas moins un grand-père affable et plein d’humour. Bref, un être humain, trop humain.

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André Loez, Le Monde

Marx l’ancien

Et si le dernier Marx, celui de la vieillesse en Angleterre, était le plus neuf ? Marcello Musto soutient brillamment cette idée, en s’appuyant sur des textes récenment redécouverts. L’ouvrage présente un double intérêt. Il montre d’abord Marx au travail, lisant, annotant, contredisant ses contemporains, avec l’appétit intellectual d’un ogre, aussi curieux du calcul différentiel que de la commune rurale russe. L’accumulation de notes, de courriers et de journaux ne ralentit pas avec l’âge, toujours au service d’une réflexion critique. C’est là le second point-clé défendu par l’auteur : loin de ressasser un déterminisme historique figé, qui sera fixé par une vulgate ultérieure, la pensée de Marx semble n’avoir jamais été aussi «complexe, souple et composite » que dans ces dernières années.

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Philippe Petit, Marianne

Dans « Les dernières années de Karl Marx » (PUF), un livre foisonnant, le sociologue Marcello Musto, retrace les deux dernières années de la vie du philosophe allemand Karl Marx, décédé le 14 mars 1883. On y découvre notamment un homme à la force de travail hors du commun.

Ses amis et ses proches appelaient Karl Marx (1818-1883) « le Maure », à cause de sa gueule de métèque, tandis que ses petits-enfants l’appelaient « Old Nick », en référence au surnom donné au diable en Angleterre, mais pour la terre entière, son patronyme suffit à l’identifier. Marx, c’est un peu comme Copernic ou Galilée, il n’est pas besoin de lui assigner un prénom, n’était parfois le grand Karl, pour l’identifier.

Ne voir en lui qu’un simple doctrinaire, un progressiste naïf, heurterait sa critique constante « des faiseurs de panacée ». C’est ce dont on s’avise en lisant le livre de Marcello Musto, professeur de sociologie à Toronto, Les dernières années de Karl Marx, traduit en une vingtaine de langues, au succès mérité. On y découvre un Marx dépoussiéré, plein d’humour, qui un jour de 1882 aurait lâché qu’il n’était pas « marxiste ». Un Marx apatride, un citoyen du monde, dévorant l’actualité, s’enquérant des soubresauts financiers et sociaux. Un homme malade, mais vivant jusqu’au bout.

 

LA MORT D’UN PERFECTIONNISTE

Cette biographie couvre les années 1881-1883, lesquelles permettent de comprendre les tâtonnements de son travail. Marcello Musto, conteur né, évoque parallèlement ses problèmes de santé, ses joies et peines familiales, la dépression de sa fille Éléonore, la maladie et la disparition de sa femme, ses déplacements en Europe, son voyage à Alger en 1882. S’appuyant sur les notes, brouillons, correspondance, articles, qu’il a laissés, il nous convie dans son cabinet de travail. Il nous met sous les yeux une évidence que l’on devinait, mais ne réalisait pas à ce point : Marx était un savant. Un travailleur de la preuve. Un grand obstiné.

Ce n’est pas le capital qu’il accumulait – sans l’aide de son ami Engels, il aurait crevé de faim – mais le savoir. Hors les mathématiques qu’il pratiquait pour le plaisir de l’esprit. Il lisait tout. Dans plusieurs langues européennes. Il lisait même le russe appris sur le tard. Il se nourrissait de chimie, physique, anthropologie, ethnologie, économie, histoire, littérature. Il avait le projet d’une étude sur Balzac. C’était un perfectionniste. Il était obsédé par le contexte. Marx, écrit Musto, « ne cessait d’observer les signes de conflit social qui apparaissaient sous toutes les latitudes, tout autour du monde ». C’était un lutteur.

Ce livre n’est pas celui d’un thuriféraire. Mais d’un archiviste. Il ne commente pas Marx. Il le suit à la trace. Marx était si attentif aux mouvements de l’Histoire qu’il lui fallait se renseigner sur tous les pays. Tenir compte de leur histoire spécifique. Pour lui, il ne fallait pas « confondre des rébellions ou des luttes de résistance sporadique avec l’établissement d’un nouvel ordre socio-économique ». Pas plus qu’il ne fallait confondre la Révolution avec la prise du pouvoir d’État. Le primat qu’il accordait aux conditions sociales et économiques, était son seul viatique.

En Algérie, un an avant sa mort, où son médecin lui avait conseillé de se rendre pour soigner sa tuberculose, il n’a pas le temps de découvrir la réalité algérienne. Revenant en France, il fait une halte à Monaco, s’attarde au casino, qu’il juge être « un enfantillage comparé à la Bourse ». Puis, l’été 1882, il s’en va respirer à Enghien, avant de séjourner en Suisse, et de rejoindre sa fille Jenny, à Argenteuil. Il repart en Angleterre où il continue de travailler. Confiné dans sa chambre, il y meurt paisiblement. « Vivre avec, devant soi, tant de travaux inachevés », leCapital notamment, il ne l’aurait pas supporté selon Engels. Le Maure a quitté la scène en douceur. Au bon moment.

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La théorie marxienne de la fonction dialectique du capital

I. L’importance du développement du capitalisme dans les premières œuvres politiques de Marx
La conviction que l’expansion du mode de production capitaliste est une condition préalable à la naissance de la société communiste traverse l’ensemble de l’œuvre de Marx. Dans l’une de ses premières conférences publiques, qu’il donna à l’Association des travailleurs allemands à Bruxelles et qu’il intégrera dans un manuscrit préparatoire intitulé « Travail salarié », Marx parla d’un « aspect positif du capital, de la grande industrie, de la libre concurrence, du marché mondial». Aux ouvriers qui étaient venus l’écouter, il dit :

Je n’ai pas besoin de vous expliquer en détail comment, sans ces rapports de production, ni les moyens de production – les moyens matériels pour l’émancipation du prolétariat et la fondation d’une nouvelle société – n’auraient été créés, ni le prolétariat lui-même n’aurait pris l’unification et le développement par lesquels il est réellement capable de révolutionner l’ancienne société et lui-même.

Dans le Manifeste communiste, il soutient avec Engels que si les tentatives révolutionnaires de la classe ouvrière lors de la crise finale de la société féodale ont été vouées à l’échec, « c’est que le prolétariat lui-même se trouvait encore dans un état embryonnaire, c’est que faisaient défaut les conditions matérielles de son émancipation. Or, ces conditions sont le produit de l’ère bourgeoise». Néanmoins, il reconnaît plus d’un mérite à cette époque : non seulement elle a « détruit toutes les conditions féodales, patriarcales, idylliques » ; mais elle a aussi substitué « à l’exploitation, voilée par des illusions religieuses et politiques, […] l’exploitation ouverte, éhontée, directe, dans toute sa sécheresse ». Marx et Engels n’hésitent pas à déclarer que « la bourgeoisie a joué dans l’histoire un rôle éminemment révolutionnaire ». En utilisant les découvertes géographiques et le marché mondial naissant, elle a « donné un caractère cosmopolite à la production et à la consommation dans tous les pays ». De plus, en un siècle à peine, « la bourgeoisie a créé des forces productives plus massives et plus colossales que ne l’avaient fait toutes les générations passées dans leur ensemble ». Cela a été possible après avoir « subordonné la campagne à la ville » et sauvé « une importante partie de la population de l’abrutissement de l’existence campagnarde » si répandu dans la société féodale européenne. Plus important encore, la bourgeoisie a « forgé les armes qui lui donneront la mort » et les êtres humains pour les utiliser : « les travailleurs modernes, les prolétaires » ; ceux-ci se développaient au même rythme que la bourgeoisie. Pour Marx et Engels, « le progrès de l’industrie, dont la bourgeoisie est le véhicule passif et inconscient, remplace peu à peu l’isolement des travailleurs, né de la concurrence, par leur union révolutionnaire au moyen de l’association ».

Marx a développé des idées similaires dans Les luttes de classes en France, en soutenant que seule la domination de la bourgeoisie « extirpe les racines matérielles de la société féodale et prépare le terrain sur lequel une révolution prolétarienne est possible ». Toujours au début des années 1850, lorsqu’il commente les principaux événements politiques de l’époque, il théorise davantage l’idée du capitalisme comme condition préalable nécessaire à la naissance d’un nouveau type de société. Dans l’un des articles qu’il a écrits avec Engels pour la Revue de la Neue Rheinische Zeitung, il soutient qu’en Chine, « en huit années, par les balles de coton de la bourgeoisie anglaise » avaient amené « le plus vieux et le plus inébranlable empire de la terre au seuil d’un bouleversement social dont les résultats ne manqueront pas d’être les plus significatifs pour la civilisation ». Trois ans plus tard, dans « Les conséquences futures de la domination britannique en Inde », il affirme :

L’Angleterre doit accomplir une double mission en Inde : l’une de destruction, l’autre de régénération – faire disparaître la vieille société asiatique et jeter les fondements matériels de la société occidentale en Asie.

Il ne se faisait pas d’illusions sur les caractéristiques fondamentales du capitalisme, étant bien conscient que la bourgeoisie n’avait jamais « effectué un progrès sans traîner individus et peuples dans le sang et la boue, dans la misère et la dégradation ». Mais il était également convaincu que le commerce mondial et le développement des forces productives des êtres humains, et la transformation de la production matérielle en « domination scientifique des forces naturelles », créaient les bases d’une société différente : « L’industrie et le commerce bourgeois créent ces conditions matérielles d’un monde nouveau ».

L’opinion de Marx sur la présence britannique en Inde change quelques années plus tard, dans un article du New York Daily Tribune sur la rébellion des Sepoy, où il se range alors résolument du côté de ceux qui « tentent d’expulser les conquérants étrangers ». Son jugement sur le capitalisme, en revanche, se trouve réaffirmé, avec une pointe plus politique, dans le brillant « Discours à l’occasion de l’anniversaire du People’s Paper » . En y rappelant qu’avec le capitalisme sont nées des forces industrielles et scientifiques sans précédent dans l’histoire, il dit aux militants présents à l’événement que « la vapeur, l’électricité et le métier à filer étaient des révolutionnaires infiniment plus dangereux que des citoyens de la stature d’un Barbès, d’un Raspail et d’un Blanqui ».

II. La conception du capitalisme dans les écrits économiques de Marx
Dans les Grundrisse, Marx répète plusieurs fois l’idée que certaines « tendances civilisatrices » de la société se manifestent avec le capitalisme. Il mentionne l’effet civilisateur du commerce extérieur », ainsi que la « tendance propagandiste (civilisatrice) » de la « production de capital », propriété « exclusive » qui ne s’était jamais manifestée dans « les conditions de production antérieures ». Il va même jusqu’à citer de manière appréciative l’historien John Wade (1788-1875) qui, réfléchissant à la création de temps libre générée par la division du travail, avait suggéré que « le capital n’est qu’un autre nom pour la civilisation ».

Pourtant, en même temps, Marx attaquait le capitaliste comme celui qui « usurpe » le « temps libre créé par les travailleurs pour la société ». Dans un passage très proche des positions exprimées dans le Manifeste communiste ou, en 1853, dans les colonnes du New York Daily Tribune, Marx écrit :

la production fondée sur le capital crée l’industrie universelle […] et d’autre part un système d’exploitation universelle des propriétés naturelles et humaines, un système qui repose sur l’utilité […]. Si c’est que c’est seulement le capital qui crée la société civile bourgeoise et développe et l’appropriation universelle de la nature et de la connexion sociale elle-même par les membres de la société. D’où la grande influence civilisatrice du capital. Le fait qu’il produise un niveau de société par rapport auquel tous les autres niveaux antérieurs n’apparaissent que comme des développements locaux de l’humanité et comme une idolâtrie naturelle. C’est seulement avec lui que la nature devient un pur objet pour l’homme, une pure affaire d’utilité ; qu’elle cesse d’être reconnue comme une puissance pour soi […]. Le capital, selon cette tendance, entraîne aussi bien au-delà des barrières et des préjugés nationaux que de la divinisation de la nature, et de la satisfaction traditionnelle des besoins modestement circonscrite à l’intérieur de limites déterminées et de la reproduction de l’ancien mode de vie. Il détruit et révolutionne constamment tout cela, renversant les obstacles qui freinent le développement des forces productives, l’expansion des besoins, la diversité de la production et l’exploitation et l’échange des forces naturelles et intellectuelles.

Au moment auquel Marx rédigeait les Grundrisse, la question écologique se trouvait ainsi encore à l’arrière-plan de ses préoccupations, subordonnée à la question du développement potentiel des individus.

Le fondateur de la revue Subaltern Studies s’est attaqué ici à une position erronée et superficielle qui, paradoxalement, a été adoptée par de nombreux épigones de Marx : « Certains des écrits de Marx – par exemple certains passages de ses articles bien connus sur l’Inde, par exemple – ont en effet été lus isolément et déformés au point de réduire son jugement sur les possibilités historiques du capital aux louanges d’un adorateur de la technologie ». D’après Guha, la critique de Marx « se distingue sans équivoque du libéralisme », et apparaît d’autant plus forte si l’on considère qu’elle a été développée dans un « contexte de mondialisation », lors d’une « phase ascendante et optimiste », lorsque le capital « croissait de plus en plus et qu’il semblait n’y avoir aucune limite à son expansion et à sa capacité à transformer la société » .

L’un des écrits les plus analytiques de Marx sur les effets positifs de la production capitaliste se trouve dans le Livre I du Capital. Bien qu’il soit beaucoup plus conscient qu’auparavant du caractère destructeur du capitalisme, il réitère dans son opus magnum quelles sont les six conditions générées par le capital – en particulier sa « centralisation » – qui sont les conditions préalables fondamentales à la naissance d’une société communiste. Ces conditions sont : 1) le travail coopératif ; 2) l’application de la science et de la technologie à la production ; 3) l’appropriation des forces de la nature par la production ; 4) la création de grandes machines que les travailleurs ne peuvent faire fonctionner qu’en commun ; 5) l’économie des moyens de production ; et 6) la tendance à créer un marché mondial. Pour Marx,

Parallèlement à cette centralisation ou à cette expropriation d’un grand nombre de capitalistes par quelques-uns, se développent, à une échelle toujours croissante, la forme coopérative du procès de travail, l’application consciente de la science à la technique, l’exploitation méthodique de la terre, la transformation des moyens de travail en moyens de travail qui ne peuvent être employés qu’en commun, l’économie de tous les moyens de production, utilisés comme moyens de production d’un travail social combiné, l’intrication de tous les peuples dans le réseau du marché mondial et, partant, le caractère international du régime capitaliste.

Marx savait bien que, avec la concentration de la production entre les mains de patrons de moins en moins nombreux, « s’accroît le poids de la misère, de l’oppression, de la servitude, de la dégénérescence, de l’exploitation » pour les classes ouvrières, mais il était également conscient que « la coopération des travailleurs salariés n’est elle-même que l’effet du capital qui les emploie en même temps ». Il était arrivé à la conclusion que l’extraordinaire croissance des forces productives sous le capitalisme – un phénomène plus important que dans tous les modes de production précédents – avait créé les conditions pour surmonter les rapports socio-économiques qu’il avait lui-même générés, et donc pour progresser vers une société socialiste.

Comme dans ses considérations sur les formes économiques des sociétés non-européennes, le point central de la pensée de Marx était ici la progression du capitalisme vers son propre renversement. Dans le Livre III du Capital, il écrit que l’« usure » a un « effet révolutionnaire » dans la mesure où elle contribue à la destruction et à la dissolution des « les formes de propriété, qui se reproduisaient sans cesse sous la même forme et sur la base desquelles reposait solidement la structure politique ». La ruine des seigneurs féodaux et de la petite production signifiait « la centralisation des conditions de travail ».

Dans le Livre I du Capital, Marx écrit que « le mode de production capitaliste se présente […] comme nécessité historique de la transformation du procès de travail en un procès social ». Ainsi, « la force productive sociale du travail se développe gratuitement, une fois que les travailleurs ont été placés dans des conditions déterminées, et c’est le capital qui les place dans ces conditions ». Marx soutenait que les circonstances les plus favorables au communisme ne pouvaient se développer qu’avec l’expansion du capital :

C’est en fanatique de la valorisation de la valeur qu’il [le capitaliste] contraint sans ménagement l’humanité à la production pour la production, et donc à un dévelop-pement des forces productives sociales et à la création de conditions matérielles de production qui seules peuvent constituer la base réelle d’une forme de société supérieure dont le principe fondamental est le plein et libre dévelop-pement de chaque individu.

Les réflexions ultérieures sur le rôle décisif du mode de production capitaliste pour faire du communisme une possibilité historique réelle apparaissent tout au long de la critique de l’économie politique par Marx. Certes, il avait bien compris – comme il l’écrit dans les Grundrisse – que si l’une des tendances du capital est de « créer du temps disponible », il le « convertit ensuite en plus-value ». Pourtant, avec ce mode de production, le travail est valorisé au maximum, tandis que « la quantité de travail nécessaire à la production d’un objet donné est […] réduite au minimum ». Pour Marx, il s’agit là d’un point fondamental. Le changement qu’il impliquait devait « profiter au travail émancipé » et était « la condition de son émancipation » . Le capital a donc, « malgré lui, contribué à créer les moyens du temps social disponible, afin de remplacer le temps de travail de toute la société par un minimum décroissant, et de libérer ainsi le temps de chacun pour son propre développement ». Marx note également que, pour parvenir à une société dans laquelle le développement universel des individus est réalisable, il est « nécessaire avant tout que le plein développement des forces productives » soit devenu « la condition de la production ». Il affirme donc que la « grande qualité historique » du capital est :

de créer ce surtravail, travail superflu du point de vue de la simple valeur d’usage, de la simple subsistance, et sa détermination et destination historique est accomplit dès lors que, d’un côté, les besoins sont développés au point que le surtravail au-delà de ce qui est nécessaire est lui-même besoin universel, résulte des besoins individuels eux-mêmes – que, d’un autre côté, l’ardeur universelle au travail du fait de la sévère discipline du capital par laquelle sont passées les générations successives, s’est développée comme acquis universel de la nouvelle génération – dès lors, enfin, que ce surtravail, grâce au développement des forces productives du travail que le capital pousse sans cesse en avant dans son avidité sans bornes à s’enrichir, dans les conditions où il peut seulement la satisfaire, s’est accru jusqu’au point où la possession et la conservation de la richesse universelle, d’une part, n’exige qu’un temps de travail minime pour la société tout entière et où, d’autre part, la société qui travaille adopte une attitude scientifique vis-à-vis du procès de sa reproduction sans cesse en progrès, de sa reproduction en une abondance toujours plus grande ; qu’a cessé donc le travail où l’homme fait ce qu’il peut laisser faire à sa place par des choses. […]

C’est pourquoi le capital est productif ; c’est-à-dire un rapport essentiel pour le développement des forces sociales productives. Il ne cesse de l’être que lorsque le développement de ces forces productives elles-mêmes rencontre un obstacle dans le capital lui-même.

Marx réaffirme ces convictions dans le texte « Résultats du procès de production immédiat » . Après avoir rappelé les limites structurelles du capitalisme – avant tout, le fait qu’il s’agit d’un mode de « production en opposition aux producteurs, et sans égard pour eux » il se concentre sur son « côté positif » . Par rapport aux autres modes de production précédents, le capitalisme se présente comme une forme de production « qui ne se lie pas à une limite prédéterminante et prédéterminée des besoins ». C’est précisément la croissance des « forces sociales productives du travail » qui explique « la signification historique spécifique de la production capitaliste » . Dans les conditions socio-économiques de son époque, Marx considérait donc comme fondamental le processus de création de « la richesse comme telle, c’est-à-dire le développement impitoyable des forces productives du travail social, qui seules peuvent former la base matérielle d’une libre société humaine ». Ce qui était « nécessaire » était d’« abolir la forme antagonique du capitalisme » .

Le même thème revient dans le Livre III du Capital, lorsque Marx souligne que la transformation des

conditions de production en conditions de production sociales, collectives, générales […] est impliquée par le développement des forces productives en système de production capitaliste et par la manière dont s’accomplit ce développement.

Tout en affirmant que le capitalisme était le meilleur système qui ait jamais existé, dans sa capacité à développer les forces productives au maximum, Marx reconnaissait également que, malgré l’exploitation impitoyable des êtres humains, il comportait un certain nombre d’éléments potentiellement progressistes qui permettaient aux capacités individuelles de s’épanouir beaucoup plus que dans les sociétés passées.

Profondément opposé à la maxime productiviste du capitalisme, à la primauté de la valeur d’échange et à l’impératif de la production de la plus-value, Marx a considéré la question de l’augmentation de la productivité en relation avec la croissance des capacités individuelles. Ainsi, il souligne dans les Grundrisse :

Dans l’acte de reproduction lui-même, il n’y a pas que les conditions objectives qui changent ; par exemple, le village devient une ville, la nature sauvage, terre défrichée, etc., mais les producteurs aussi changent, en tirant d’eux-mêmes des qualités nouvelles, en se développant, en se transformant eux-mêmes par le moyen de la production, en façonnant des forces nouvelles et des idées nouvelles, de nouveaux moyens de communications, de nouveaux besoins et un nouveau langage.

Ce développement beaucoup plus intense et complexe des forces productives engendre « le développement le plus riche des individus » et « l’universalité des relations ». Pour Marx,

en aspirant sans trêve à la forme universelle de la richesse, le capital pousse le travail au-delà des frontières de ses besoins naturels et crée ainsi les éléments matériels du développement de cette riche individualité qui est aussi polyvalente dans sa production que dans sa consommation et dont le travail, par conséquent, n’apparaît plus non plus comme travail, mais comme plein dévelop-pement de l’activité elle-même, où la nécessité naturelle a disparu sous sa forme immédiate ; parce qu’un besoin par l’histoire est venu remplacer un besoin naturel.

En bref, pour Marx, la production capitaliste a certainement produit « l’aliénation de l’individu par rapport à lui-même et aux autres, mais produit aussi l’universalité et le caractère multilatéral de ses relations et aptitudes ». Marx a souligné ce point à plusieurs reprises.

Dans les Manuscrits économiques de 1861-1863, il note qu’

une plus grande diversité de la production [et] une extension de la sphère des besoins sociaux et des moyens de les satisfaire […] favorise également le développement de la capacité productive humaine et, par conséquent, l’activation des dispositions humaines dans de nouvelles directions.

Dans les Théories sur la plus-value (1861-1863), il précise que la croissance sans précédent des forces productives générées par le capitalisme n’a pas seulement des effets économiques, mais « révolutionne tous les rapports politiques et sociaux ». Et dans le Livre I du Capital, il écrit que l’on voit « l’échange des marchandises briser les limites individuelles et locales de l’échange immédiat des produits et développer le métabolisme du travail humain. [Mais] il se développe tout un cercle de connexions sociales naturelles que les personnes qui négocient ne peuvent contrôler Le Capital, Livre I, p. 207 ; p. 127.} ». Il s’agit d’une production qui se déroule « sous une forme adéquate au plein développement de l’homme ».

Enfin, Marx voit d’un bon œil certaines tendances du capitalisme pour l’émancipation des femmes et la modernisation des relations au sein de la sphère domestique. Dans l’important document politique « Instructions pour les délégués du Conseil central provisoire de l’A.I.T. », qu’il a rédigé pour le premier congrès de l’Association internationale des travailleurs en 1866, il écrit que « faire coopérer les enfants et les adolescents des deux sexes dans la grande œuvre de la production sociale [est] un progrès légitime et salutaire, quoique la façon dont cette tendance se réalise sous le capital soit tout simplement abominable ».

On peut trouver des jugements similaires dans le Livre I du Capital, où il écrit :

Or quelque effrayante et choquante qu’apparaisse la décomposition de l’ancienne institution familiale à l’inté-rieur du système capitaliste, la grande industrie n’en crée pas moins, en attribuant aux femmes, aux adolescents et aux enfants des deux sexes un rôle décisif dans des procès de production organisés socialement hors de la sphère domestique, la nouvelle base économique d’une forme supérieure de la famille et du rapport entre les sexes.

Marx note également que « le mode de production capitaliste consomme la rupture du lien de parenté qui unissait initialement l’agriculture et la manufacture au stade infantile et non développé de l’une et de l’autre ». Il en résulte notamment une « prépondérance toujours croissante [de] la population urbaine », « la force motrice historique de la société » que « la production capitaliste entasse dans de grands centres » . À l’aide de la méthode dialectique, à laquelle il recourt fréquemment dans le Capital et dans ses manuscrits préparatoires, Marx soutient que « les éléments constitutifs d’une nouvelle société » prennent forme à travers la maturation des « conditions matérielles et la combinaison sociale du procès de production » sous le capitalisme. Les prémisses matérielles étaient donc créées pour « une nouvelle synthèse à un niveau supérieur ». Bien que la révolution ne soit jamais le fruit d’une dynamique purement économique, mais qu’elle nécessite toujours aussi le facteur politique, l’avènement du communisme « requiert pour la société une autre base matérielle, c’est-à-dire toute une série de conditions matérielles d’existence qui sont elles-mêmes à leur tour le produit naturel [naturwüchsiges Produkt] d’un long et douloureux développement historique ».

III. Le capitalisme dans les interventions politiques de Marx
On trouve des thèses similaires dans un certain nombre de textes politiques courts mais significatifs, qui sont contemporains ou postérieurs à la rédaction du Capital et qui confirment qu’il y a continuité de la pensée de Marx. Dans Salaire, prix et profit, il exhorte les travailleurs à comprendre que, « le régime actuel, avec toutes les misères dont il les accable, engendre en même temps les conditions matérielles et les formes sociales nécessaires pour la transformation économique de la société ». Dans la « Communication confidentielle sur Bakounine » envoyée au nom du Conseil général de l’Association internationale des travailleurs au comité de Brunswick du Parti ouvrier social-démocrate d’Allemagne (SDAP), Marx soutient que « même si l’initiative révolutionnaire viendra probablement de France, l’Angleterre seule peut servir de levier à une révolution économique sérieuse ». Il expliquait cela comme suit :

C’est le seul pays où il n’y a plus de paysans et où la propriété foncière est concentrée entre quelques mains. C’est le seul pays où la forme capitaliste – c’est-à-dire le travail coordonné à une grande échelle sous des directions capitalistes – englobe pratiquement toute la production. C’est le seul pays où la grande majorité de la population est constituée de travailleurs salariés. C’est le seul pays où la lutte des classes et l’organisation de la classe ouvrière par les syndicats ont atteint un certain degré de maturité et d’universalité. C’est le seul pays où, en raison de sa domination sur le marché mondial, toute révolution en matière économique doit immédiatement affecter le monde entier. Si le landlordisme et le capitalisme sont des traits classiques en Angleterre, par contre, les conditions matérielles de leur destruction sont ici les plus mûres.

Dans ses « Notes sur Bakounine : Étatisme et anarchie », qui contiennent des indications importantes sur ses différences radicales avec le révolutionnaire russe concernant les conditions préalables à une société alternative au capitalisme, Marx réaffirme, également en ce qui concerne le sujet social qui mènerait la lutte pour le socialisme, qu’« une révolution sociale est liée à des conditions historiques définies de développement économique ; ce sont ses prémisses. Elle n’est donc possible que là où, à côté de la production capitaliste, le prolétariat industriel représente au moins une masse importante du peuple ». Dans la Critique du programme de Gotha, dans laquelle Marx s’oppose à certains aspects du programme d’unification de l’Association générale des travailleurs allemands (ADAV) et du Parti ouvrier social-démocrate d’Allemagne, Marx propose :

À mesure que le travail se développe dans la société et devient, par suite, source de richesse et de culture, se développent, chez le travailleur, pauvreté et inculture, et chez le non-travailleur, richesse et culture.

Et il ajoutait :

il eût mieux valu démontrer avec précision comment, dans la société capitaliste d’aujourd’hui, ont fini par se créer les conditions matérielles, etc., qui mettent le travailleur en état de briser cette malédiction sociale, qui l’obligent à la briser.

Enfin, dans les « Considérants du programme du Parti ouvrier français », un court texte qu’il rédige trois ans avant sa mort, Marx souligne qu’une condition essentielle pour que les ouvriers puissent s’approprier les moyens de production est

la forme collective, dont les éléments matériels et intellectuels sont constitués par le développement même de la classe capitaliste.

Ainsi, en continuité qui va de ses premières formulations de la conception matérialiste de l’histoire, dans les années 1840, à ses dernières interventions politiques des années 1880, Marx met en évidence la relation fondamentale qui existe entre la croissance productive générée par le mode de production capitaliste et les conditions préalables à la société communiste pour laquelle le mouvement ouvrier doit lutter. Les recherches qu’il a menées dans les dernières années de sa vie l’ont cependant aidé à revoir cette conviction et à ne pas tomber dans l’économisme qui a marqué les analyses de tant de ses disciples.

IV. Une transition pas toujours nécessaire
Marx considérait le capitalisme comme un « point de passage nécessaire » pour que se mettent en place les conditions qui permettraient au prolétariat de lutter avec quelque chance de succès pour établir un mode de production socialiste. Dans un autre passage des Grundrisse, il répète que le capitalisme est un « point de transition » vers le progrès ultérieur de la société, qui permettrait « le développement maximum des forces productives » et « le plus riche développement des individus » . Marx décrit les « conditions actuelles de la production » comme « en train de s’abolir elles-mêmes et qui se posent, par conséquent, comme les présupposés historiques d’un nouvel état de la société » .

Marx expose parfois avec emphase l’idée d’une prédisposition capitaliste à l’autodestruction, comme lorsqu’il affirme « que nous n’avons vu le système de l’économie bourgeoise se dévelop-per que peu à peu ; il en va de même pour la négation de ce système lui-même, négation qui en est le résultat ultime ». Il se disait convaincu que « l’ultime figure servile » (avec « ultime » Marx allait certainement trop loin),

que prend l’activité humaine, celle du travail salarié d’un côté, du capital de l’autre, se trouve ainsi dépouillée [c’est-à-dire, éliminée, J.-P. L.], et ce dépouillement lui-même est le résultat du mode de production correspondant au capital ; les conditions matérielles et intellectuelles de la négation du travail salarié et du capital, qui sont déjà elles-mêmes la négation de formes antérieures de la production sociale non libre, sont elles-mêmes résultats de son procès de production. L’inadéquation croissante du développement productif de la société aux rapports de production qui étaient les siens jusqu’alors s’exprime dans des contradictions aiguës, des crises, des convulsions. La destruction violente du capital, non pas par des circonstances qui lui sont extérieures mais comme condition de sa propre conservation, est la forme la plus frappante du conseil qui lui est donné de se retirer pour faire place à un niveau supérieur de production sociale.

On peut trouver encore un autre passage dans les Théories sur la plus-value qui confirme que Marx considérait le capitalisme comme une étape fondamentale à la naissance d’une économie socialiste. Il y exprime son accord avec l’économiste Richard Jones (1790-1855), pour qui « le capital et le mode de production capitaliste » devaient être « acceptés » simplement comme « une phase transitoire dans le développement de la production sociale ». Grâce au capitalisme, écrit Marx, « s’ouvre la perspective d’une nouvelle société, [d’une nouvelle] formation économique de la société, à laquelle le mode de production bourgeois n’est qu’une transition ».

Marx a développé une idée similaire dans le Livre I du Capital et dans ses manuscrits préparatoires. Dans le célèbre « Appendice » non publié, « Résultats du procès de production immédiat », il écrit que le capitalisme est né à la suite d’une « révolution économique complète » qui :

d’une part, crée, parachève, donne forme adéquate aux conditions réelles de la domination du capital sur le travail, d’autre part, dans les forces productives du travail qu’elle développe en contradiction au travailleur, conditions de production et rapports de circulation, crée, les conditions réelles d’un mode de production nouveau, qui dépasse la forme antagonique,du mode de production capitaliste, et ainsi la base matérielle d’un procès de vie sociale structuré à neuf, et par là d’une formation sociale nouvelle.

Dans l’un des derniers chapitres du Livre I du Capital – « La tendance historique de l’accumulation capitaliste » – il affirme :

La centralisation des moyens de production et la socialisation du travail atteignent un point où elles deviennent incompatibles avec leur enveloppe capitaliste. On la fait sauter. L’heure de la propriété privée capitaliste a sonné. On exproprie les expropriateurs.

Bien que Marx ait soutenu que le capitalisme était une transition essentielle, lors de laquelle les conditions historiques étaient créées pour que le mouvement ouvrier lutte pour une transformation communiste de la société, il ne pensait pas que cette idée pouvait être appliquée de manière rigide et dogmatique. Au contraire, il a nié plus d’une fois – dans des textes publiés et non publiés – avoir développé une interprétation unidirectionnelle de l’histoire, dans laquelle les êtres humains seraient partout destinés à prendre le même chemin et à passer par les mêmes étapes.

V. La voie possible de la Russie
Au cours des dernières années de sa vie, Marx rejette la thèse qui lui est attribuée à tort, selon laquelle le mode de production bourgeois est historiquement inévitable. Il prend ses distances avec cette position lorsqu’il se trouve pris dans le débat sur le développement possible du capitalisme en Russie. Dans un article intitulé « Marx devant le tribunal de M. Joukovsky », l’écrivain et sociologue russe Nikolai Mikhaïlovski (1842-1904) l’accuse de considérer le capitalisme comme une étape inévitable pour l’émancipation de la Russie. Marx répond, dans une lettre qu’il rédige pour la revue politico-littéraire Otetchestvennie Zapiski (Les Annales de la Patrie), que dans le Livre I du Capital il n’a prétendu « que tracer la voie par laquelle, dans l’Europe occidentale, l’ordre économique capitaliste est sorti des entrailles de l’ordre économique féodal ». Marx se réfère à un passage de l’édition française du Livre I du Capital (1872-1875), où il affirme que la base de la séparation des masses rurales de leurs moyens de production est « l’expropriation des cultivateurs », ajoutant qu’elle « ne s’est accomplie d’une manière radicale qu’en Angleterre » et que « tous les autres pays de l’Europe occidentale parcourent le même mouvement » . Par conséquent, l’objet de son étude n’était que « le vieux continent », et non le monde entier.

C’est l’horizon spatial dans lequel nous devons comprendre la célèbre phrase de la Préface du Livre I du Capital : « Le pays plus développé industriellement ne fait que montrer ici aux pays moins développés l’image de leur propre avenir ». Écrivant pour un lectorat allemand, Marx observait que, « nous souffrons durement, semblables en cela à tous les pays occidentaux d’Europe continentale, non seulement du développement de la production capitaliste, mais aussi de l’insuffisance de ce même développement ». Selon lui, à côté des « misères modernes », les Allemands étaient « affligés de toute une série de misères congénitales, qui sont le résultat de modes de production antiques et surannés, qui continuent de végéter, avec leur cortège de rapports politiques et sociaux complètement anachroniques » . C’est pour l’Allemand qui pourrait « trouver la tranquillité dans l’illusion optimiste que les choses sont loin d’aller aussi mal en Allemagne » que Marx a affirmé « De te fabula narratur ! » .

Marx fait également preuve de souplesse à l’égard des autres pays européens, car il ne considère pas l’Europe comme un tout homogène. Dans un discours prononcé en 1867 devant la Société d’éducation des travailleurs allemands à Londres, publié plus tard dans Der Vorbote à Genève, il soutient que les prolétaires allemands pourraient mener à bien une révolution parce que, « contrairement aux travailleurs d’autres pays, ils n’ont pas besoin de passer par la longue période de développement bourgeois ».

Marx exprime les mêmes convictions en 1881, lorsque la révolutionnaire Vera Zassoulitch (1849-1919) sollicite son avis sur l’avenir de la commune rurale russe (obchtchina). Elle voulait savoir si elle pouvait se développer sous une forme socialiste, ou si elle était condamnée à périr parce que le capitalisme s’imposerait nécessairement aussi en Russie. Dans sa réponse, Marx souligne que dans le Livre I du Capital, il a « expressément restreint […] la fatalité historique » du développement du capitalisme – qui a opéré « une séparation radicale du producteur et d’avec les moyens de production […] aux pays de l’Europe occidentale » . Dans les premiers brouillons de la lettre, Marx s’attarde sur les particularités découlant de la coexistence de la commune rurale avec des formes économiques plus avancées. Il observe que

la contemporéanité de la production capitaliste lui [à la Russie] prête toutes faites les conditions matérielles du travail coopératif, organisé à une vaste échelle. Elle peut donc s’incorporer tous les acquêts positifs élaborés par le système capitaliste sans passer par ses fourches caudines. Elle peut graduellement […] devenir le point de départ direct du système économique auquel tend la société moderne et faire peau neuve sans commencer par son suicide.

À ceux qui soutenaient que le capitalisme était une étape inévitable pour la Russie aussi, au motif qu’il était impossible que l’histoire avance en faisant des bonds, Marx demandait ironiquement si cela signifiait que la Russie, « comme l’Occident », avait dû « passer par une longue période d’incubation de l’industrie mécanique pour arriver aux machines, aux bâtiments à vapeur, aux chemins de fer, etc. » . De même, n’avait-il pas été possible d’« introduire chez eux en un clin d’œil tout le mécanisme des échanges (banques, sociétés par action, etc.), dont l’élaboration a coûté des siècles à l’Occident ». Il était évident que l’histoire de la Russie, ou de tout autre pays, ne devait pas inévitablement retracer toutes les étapes que l’histoire de l’Angleterre ou d’autres nations européennes avait connues. Ainsi, la transformation socialiste de l’obchtchina pouvait également avoir lieu sans passer nécessairement par le capitalisme.

À la même époque, les recherches théoriques de Marx sur les relations communautaires précapitalistes, compilées dans ses Carnets ethnographiques, le conduisent dans la même direction que celle qui ressort de sa réponse à Vera Zassoulitch. Stimulé par la lecture des travaux de l’anthropologue américain Lewis Morgan (1818-1881), il écrit sur un ton propagandiste que « l’Europe et les États-Unis », les nations où le capitalisme est le plus développé, se trouvent dans une crise qui « finira par son élimination, par un retour des sociétés modernes à une forme supérieure d’un type archaïque de la propriété et de la production collectives » .

Le modèle de Marx n’était pas du tout un « type primitif de la production coopérative ou collective » résultant de « l’individu isolé », mais un modèle dérivant de la « socialisation des moyens de production » . Il n’a pas changé son point de vue (très critique) sur les communes rurales de Russie, et dans son analyse, le développement de l’individu et la production sociale restent toujours aussi centraux.

Il n’y a donc pas dans les réflexions de Marx sur la Russie de rupture spectaculaire avec ses idées antérieures. Les éléments nouveaux proviennent d’une maturation de sa position théorique et politique, qui l’amène à envisager qu’il existe d’autres voies possibles vers le communisme qu’il avait auparavant considérées comme irréalisables.

VI. Conclusions
L’idée que le développement du socialisme pourrait être plausible en Russie n’avait pas pour seul fondement l’étude par Marx de la situation économique de ce pays. Le contact avec les populistes russes, comme celui qu’il avait eu avec les communards parisiens dix ans plus tôt, a contribué à le rendre toujours plus ouvert à la possibilité que l’histoire soit le lieu non seulement d’une succession de modes de production, mais aussi de l’irruption d’événements révolutionnaires et des subjectivités qui les produisent. Il s’est trouvé contraint de tenir encore plus compte des spécificités historiques et du développement inégal des conditions politiques et économiques dans différents pays et contextes sociaux.

Par-delà sa réticence à admettre qu’un développement historique prédéfini puisse se manifester de la même manière dans des contextes économiques et politiques différents, les avancées théoriques de Marx sont dues à l’évolution de sa réflexion sur les effets du capitalisme dans les pays économiquement arriérés. Il ne soutient plus, comme il l’avait fait en 1853 dans un article sur l’Inde pour le New York Daily Tribune, que « l’industrie et le commerce bourgeois créent [l]es conditions d’un monde nouveau ». Des années d’études détaillées et d’observation attentive des changements dans la politique internationale l’avaient aidé à développer une vision du colonialisme britannique assez différente de celle qu’il avait exprimée en tant que journaliste lorsqu’il avait une trentaine d’années. Les effets du capitalisme dans les pays colonisés lui paraissent désormais très différents. Se référant aux « Indes orientales », dans l’un des brouillons de sa lettre à Vera Zassoulitch, il écrit que « tout le monde […] n’est pas sans savoir que là-bas la suppression de la propriété commune du sol n’était qu’un acte de vandalisme anglais, poussant le peuple indigène non en avant, mais en arrière ». Selon lui, « les Anglais eux-mêmes […] ont seulement réussi à gâter l’agriculture indigène et à redoubler le nombre et l’intensité des famines ». Le capitalisme n’a pas apporté, comme ses apologistes s’en sont vantés, le progrès et l’émancipation, mais le pillage des ressources naturelles, la dévastation de l’environnement et de nouvelles formes de servitude et de dépendance humaine.

Marx revient en 1882 sur la possibilité d’une concomitance entre le capitalisme et les formes de communauté antérieures. En janvier, dans la Préface de l’édition russe du Manifeste communiste, qu’il a cosignée avec Engels, on lit que le sort de la commune rurale russe est lié à celui des luttes prolétariennes en Europe occidentale :

En Russie, cependant, à côté du bluff capitaliste en plein épanouissement, et de la propriété foncière bourgeoise, en voie de développement, nous voyons que plus de la moitié du sol est la propriété commune des paysans. Dès lors, la question se pose : l’obchtchina russe, forme de l’archaïque propriété commune du sol, pourra-t-elle, alors qu’elle est déjà fortement ébranlée, passer directement à la forme supérieure, à la forme communiste de la propriété collective ? ou bien devra-t-elle, au contraire, parcourir auparavant le même processus de dissolution qui caractérise le développement historique de l’Occident ?

Voici la seule réponse que l’on puisse faire présen-tement à cette question : si la révolution russe donne le signal d’une révolution prolétarienne en Occident, et que toutes deux se complètent, l’actuelle propriété collective de Russie pourra servir de point de départ pour une évolution communiste.

En 1853, Marx avait déjà analysé les effets de la présence économique des Anglais en Chine dans l’article « Révolution en Chine et en Europe » écrit pour le New York Daily Tribune. Marx pensait qu’il était possible que la révolution dans ce pays puisse conduire à faire éclater « la crise générale depuis longtemps en gestation, laquelle sera suivie de près par des révolutions politiques sur le continent ». Il ajoutait que ce serait un « curieux spectacle, que de voir la Chine répandre le désordre en Occident tandis que les puissances occidentales, par des navires de guerre anglais, français et américains, ramèneront l’ordre à Shanghai, Nankin et les embouchures du Grand Canal ».

D’ailleurs, ce ne sont pas uniquement les réflexions de Marx sur la Russie qui l’ont amené à penser que les destins de différents mouvements révolutionnaires, émergeant dans des pays aux contextes socio-économiques différents, pourraient s’entremêler. Entre 1869 et 1870, dans différentes lettres et dans un certain nombre de documents de l’Association internationale des travailleurs – peut-être de la manière la plus claire et la plus concise dans une lettre à ses camarades Sigfrid Meyer (1840-1872) et August Vogt (1817-1895) – il scelle l’avenir de l’Angleterre (« la métropole du capital ») à celui de l’Irlande, plus arriérée. La première était sans aucun doute « la puissance dominante sur le marché mondial », et donc « pour l’instant le pays le plus important pour la révolution ouvrière, et, de surcroît, l’unique pays où les conditions matérielles de cette révolution sont relativement mûres » .

Cependant, après s’être « occupé des années durant de la question irlandaise », Marx avait acquis la conviction que « le coup décisif contre les classes dirigeantes en Angleterre » « doit être porté non pas en Angleterre, mais uniquement en Irlande » – et, se faisant des illusions, il estimait que ce coup serait « décisif pour le mouvement ouvrier dans le monde entier » . L’objectif le plus important reste de « précipiter la révolution sociale en Angleterre », mais le « seul moyen d’y parvenir » est de « rendre l’Irlande indépendante » . En tout état de cause, Marx considérait que l’Angleterre industrielle et capitaliste était stratégiquement centrale pour la lutte du mouvement ouvrier ; et la révolution en Irlande, uniquement possible si l’on mettait fin à « l’union forcée entre les deux pays », serait une « révolution sociale » qui se manifesterait « sous des formes dépassées » . La subversion du pouvoir bourgeois dans les nations où les formes modernes de production ne sont encore qu’en développement ne suffirait pas à entraîner la disparition du capitalisme.

La position dialectique à laquelle Marx est parvenu dans ses dernières années lui a permis d’écarter l’idée que le mode de production socialiste ne pouvait être construit qu’à travers certaines étapes incontournables. La conception matérialiste de l’histoire qu’il a développée est loin de la séquence mécanique à laquelle sa pensée a souvent été réduite. Elle ne peut être identifiée à l’idée que l’histoire humaine est une succession de modes de production, progressant comme de simples phases préparatoires avant la conclusion inévitable : la naissance d’une société communiste.

De plus, il a explicitement nié qu’il y avait une nécessité historique à ce que le capitalisme s’établisse dans toutes les parties du monde. Dans le célèbre « Avant-propos » de la Contribution à la critique de l’économie politique, il décrit succinctement l’évolution des « modes de production asiatiques, anciens, féodaux et bourgeois modernes » comme la fin de la « préhistoire de la société humaine » et on trouve des formulations similaires dans d’autres écrits. Cependant, cette idée ne représente qu’une petite partie de l’œuvre plus vaste de Marx sur la genèse et le développement des différentes formes de production. Sa méthode ne peut être réduite au déterminisme économique.

Les conceptions de Marx concernant la forme de la société communiste à venir n’ont fondamentalement pas changé de ce qu’il a esquissé depuis les Grundrisse. Ainsi guidé par une hostilité aux schématismes qui l’ont précédé et aux nouveaux dogmatismes émergeant en son nom, il estimait possible que la révolution éclate sous des formes et dans des conditions qui n’avaient jamais été envisagées auparavant.

 

Précisions sur le manuscrit « Travail salarié » cité par Marcello Musto
Le manuscrit « Travail salarié » de Karl Marx est directement en lien avec avec son texte inachevé « Travail salarié et capital » et constitue un complément important de ce dernier. Il n’est pas disponible en français, mais se trouve dans les éditions allemandes et anglaises à la suite de ce texte. Le manuscrit, qui est conservé dans les archives de la social-démocratie allemande, a été publié pour la première fois en allemand dans la revue Unter dem Banner des Marxismus, 1ère année, cahier 1, mars 1925. L’inscription sur la couverture du manuscrit (« Bruxelles, décembre 1847 »), le résumé introductif de ce qui a déjà été exposé, ainsi que la forme du texte laissent supposer que cette transcription était un travail préparatoire à la dernière ou à quelques-unes des dernières conférences que Marx a données dans la deuxième moitié de décembre 1847 à l’Association des travailleurs allemands de Bruxelles de la conférence. Cette hypothèse est encore corroborée par le fait que, pendant qu’il écrivait, Marx s’était déjà préparé à l’avance à la rédaction de ce travail, puisqu’il préparait déjà son célèbre « Discours sur la question du libre-échange » qu’il a prononcé le 9 janvier 1848 lors d’une réunion publique de l’Association démocratique à Bruxelles. Une indication dans le texte du manuscrit en témoigne. Dans le manuscrit « Travail salarié » comme dans « Travail salarié et capital », Marx évoque que l’ouvrier vend son travail au capitaliste. Dans ses écrits économiques ultérieurs, Marx explique que l’ouvrier ne vend pas son travail au capitaliste. Le capitaliste n’achète pas son travail, mais sa force de travail.