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La redécouverte

Peu d’individus ont secoué le monde comme Karl Marx. Sa disparition, passée presque inaperçue, fut suivie, avec une rapidité dont l’histoire n’a donné que de rares exemples, par la renommée. Très vite, son nom fut sur les lèvres des travailleurs de Chicago et de Detroit, comme sur celles des premiers socialistes indiens à Calcutta. Son image a trôné sur les murs du congrès des bolcheviques à Moscou après la Révolution. Sa pensée a inspiré les programmes et les statuts de toutes les organisations politiques et syndicales du mouvement ouvrier, de l’Europe entière jusqu’à Shanghai. Ses idées ont bouleversé de manière irréversible la philosophie, l’histoire, l’économie. Pourtant, malgré l’affirmation de ses théories, transformées au xxe siècle en idéologie dominante et en doctrine d’État pour une grande partie du genre humain et la diffusion massive de ses écrits, il manque, aujourd’hui encore, une édition complète et scientifique de ses œuvres. Parmi les grands auteurs de l’humanité, il est le seul à connaître ce sort.

INACHÈVEMENT DE L’ŒUVRE, SYSTÉMATISATION DES MARXISMES
La raison première de cette situation très particulière repose sur le caractère largement inachevé de son œuvre. En effet, si l’on exclut les articlesjournalistiques publiés entre 1848 et 1862, pour la plupart destinés au New York Tribune, qui était à l’époque un des quotidiens les plus importants au monde, les travaux publiés ont été relativement peu nombreux, comparés à ceux qui n’ont été réalisés qu’en partie et à la somme importante des recherches. Symptomatiquement, en 1881, quelque temps avant sa mort, répondant à Karl Kautsky, à propos de l’opportunité d’une édition complète de ses œuvres, Karl Marx avait dit: «Il faudrait déjà que celles-ci fussent écrites. » ‘ Marx a donc laissé beaucoup plus de manuscrits qu’il n’en a confiés aux imprimeurs 2.

Contrairement à ce que l’on retient en général, son œuvre est restée fragmentaire et parfois contradictoire, autant d’aspects qui en montrent une des caractéristiques particulières : leur caractère inachevé. La méthode plus que rigoureuse et l’autocritique la plus impitoyable, qui ont entraîné l’impossibilité de mener à terme beaucoup des travaux entrepris; la misère la plus noire et l’état de santé constamment précaire qui l’ont accompagné toute sa vie ; la passion insatiable pour la connaissance, restée inaltérée, qui l’a toujours poussé vers de nouvelles études, ont contribué à faire de l’inachèvement la fidèle compagne et la damnation de toute la production de Marx, comme de sa propre existence. Le plan colossal de son œuvre ne fut porté à terme que pour une part restreinte, quand bien même les efforts intellectuels incessants se sont avérés géniaux et riches de conséquences extraordinaires sur le plan théorique et politique 3.

Après la mort de Marx, en 1883, c’est Friedrich Engels qui s’est le premier consacré à la lourde tâche, étant donné l’éparpillement des matériaux, le caractère ardu du langage, et les difficultés pour déchiffrer le texte, de faire imprimer les textes de son ami. Il a concentré ses efforts sur la reconstruction et la sélection des originaux, la publication des textes inédits ou incomplets et, en même temps, les rééditions et traductions des écrits déjà connus.

Même s’il y eut des exceptions, comme par exemple les Thèses sur Feuerbach, éditées en 1888 en appendice de son Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, ainsi que la Critique du programme de Gotha, parue en 1891, Engels a privilégié presque exclusivement le travail éditorial pour compléter le Capital, dont n’avait été terminé que le livre I. Cette tâche, qui prit plus d’une décennie, fut poursuivie avec l’intention précise de réaliser «une œuvre organique et achevée du mieux possible »4. Ainsi, au cours de son activité rédactionnelle, à partir du déchiffrement des textes qui se présentaient non comme des versions finales, mais plutôt comme de véritables variantes, et poussé par la nécessité d’en unifier l’ensemble, Engels ne s’est pas contenté de reconstruire la genèse et le développement du second et du troisième livre du Capital, encore très éloignés de leur forme définitive, mais a fait imprimer des volumes finis.

D’autre part, il avait précédemment contribué à engendrer un processus de systématisation théorique à travers ses propres ouvrages. MAnti-Duhring, paru en 1878, qu’il définissait comme l’« exposition plus ou moins unitaire de la méthode dialectique et de la vision communiste du monde de Marx et de moi » 1, est devenue le point de référence crucial dans la formation du marxisme comme système et dans sa différentiation d’avec celui propre au socialisme éclectique qui prévalait alors. Socialisme utopique et socialisme scientifique eut une influence encore plus grande. Il s’agit d’une réélaboration, à visée vulgarisatrice, de trois chapitres du livre précédent, et qui, publiée pour la première fois en 1880, a connu une fortune analogue à celle du Manifeste du parti communiste. S’il existe une nette distinction entre ce type de vulgarisation, rédigée dans une perspective polémique contre les raccourcis simplistes des synthèses encyclopédiques, et celle propre à la social-démocratie allemande de la génération suivante, le recours d’Engels aux sciences naturelles a ouvert la voie à la conception évolutionniste qui, peu à peu, allait s’affirmer également dans le mouvement ouvrier.

La pensée de Marx, même si elle est parfois traversée par des tentations déterministes mais reste néanmoins indiscutablement critique et ouverte, tombe alors sous les coups du climat culturel de l’Europe de la fin du xix, siècle, envahi comme jamais par les conceptions systématiques, avant tout par le darwinisme. Pour répondre à cela, le tout récent marxisme, devenu précocement une orthodoxie dans les pages de la revue Die neue Zeit que dirigeait Kautsky, prend rapidement la même tournure. On peut mieux comprendre un facteur décisif qui a contribué à consolider cette transformation de l’œuvre de Marx dans la façon dont a été accompagnée sa diffusion. Comme le montre le tirage modeste des éditions de l’époque, ne furent privilégiés que des opuscules de synthèse et des résumés très partiels de ses textes. D’autre part, certaines de ses œuvres subissaient les effets des instrumentalisations politiques. En effet, les premières éditions furent remaniées par les éditeurs, pratique favorisée par l’incertitude du matériau laissé par Marx et qui n’a d’ailleurs cessé de croître, de même que la censure de certains écrits. La forme «manuel», vecteur important de l’exportation de la pensée de Marx de par le monde, a constitué certainement un instrument efficace de propagande, mais a contribué également à altérer sa conception initiale. La diffusion de son œuvre, complexe et inachevée, face au positivisme et pour mieux répondre aux exigences pratiques du parti prolétarien, s’est traduite au final par un appauvrissement théorique et une vulgarisation du patrimoine d’origine 6.

À partir de ces processus a pris corps une doctrine d’interprétation évolutionniste schématique et élémentaire, mâtinée de déterminisme économique: le marxisme de la période de la Seconde Internationale (1889-1914). Guidée par une conviction aussi forte que naïve dans le processus automatique de l’histoire et donc, dans le passage inéluctable du socialisme au capitalisme, elle s’est montrée incapable de comprendre le cours réel du présent et, en rompant le lien nécessaire avec la praxis révolutionnaire, a produit une sorte de quiétisme fataliste, qui s’est transformé en un facteur de stabilité pour l’ordre existant 7. On voit clairement la différence profonde avec Marx qui, dès sa première œuvre, écrite avec Engels, avait dit : « L’histoire ne fait rien […] Ce n’est pas “l’histoire” qui se sert de l’homme comme moyen pour arriver à ses propres fins, comme si elle était une personne particulière ; elle n’est rien d’autre que l’activité de l’homme qui poursuit ses propres fins. »

La théorie de l’effondrement (lusammenbruchstheorie), c’est-à-dire la thèse de la fin imminente de la société bourgeoise capitaliste, qui s’était répandue durant les vingt années qui suivirent 1873 et qui a trouvé durant la crise économique de la Grande Dépression son contexte le plus favorable, fut proclamée comme le nec plus ultra du socialisme scientifique. Les affirmations de Marx, destinées à décrire les principes dynamique du capitalisme et, plus généralement, à en découvrir une tendance de développement 9, furent transformées en lois historiques universellement valides, dont on faisait dériver, jusque dans les moindres détails, le cours des événements.

L’idée d’un capitalisme agonisant, destiné de manière autonome à l’écroulement, fut présente jusque dans les fondements théoriques de la première plateforme complètement «marxiste» d’un parti politique, Le programme d’Erfurtde 1891, et dans le commentaire qu’en fit Kautsky, qui déclarait que «le développement économique inexorable amène à la banqueroute du mode de production capitaliste avec la nécessité d’une loi naturelle. La création d’une nouvelle forme de société à la place de l’actuelle n’est plus seulement quelque chose de désirable mais est devenue inévitable. » 10 Voilà quelle était la représentation, la plus significative et évidente, des limites intrinsèques à l’élaboration théorique de l’époque, sans parler de la distance abyssale par rapport à celui qui en était l’inspirateur.
Le même Eduard Bernstein, qui en concevant le socialisme comme possibilité et non comme inéluctabilité avait nettement divergé des interprétations alors dominantes, faisait une lecture de Marx tout aussi fallacieuse, qui ne dépareillait pas le moins du monde celle de son temps et a contribué à en répandre, à travers l’écho important qu’a suscité le BernsteinDebatte, une image également altérée et instrumentalisée.

Le marxisme russe, qui au cours du xixe siècle a joué un rôle fondamental dans la diffusion de la pensée de Marx, a suivi cette trajectoire de systématisation et de vulgarisation avec une rigidité de pensée encore plus grande. En effet, pour son pionnier le plus important, Gueorgui Plekhanov, «le marxisme est une conception du monde complète» 11, marquée par un monisme simpliste, à partir duquel les transformations superstructurales de la société procèdent de manière simultanée aux modifications économiques. Dans Matérialisme et empiriocriticisme (1909), Lénine définit le matérialisme comme «la reconnaissance de la loi objective de la nature, et du reflet approximativement fidèle de cette loi dans la tête de l’homme» 12. La volonté et la conscience du genre humain doivent «inévitablement et nécessairement »13 s’adapter aux nécessités de la nature. Encore une fois, c’est le positivisme qui triomphe.

Ainsi, malgré l’âpre conflit idéologique propre à ces années, de nombreux éléments théoriques caractéristiques de la déformation opérée par la Seconde Internationale sont passés dans ce qui allait constituer la matrice culturelle de la Troisième Internationale. Cette continuité s’est manifestée, de manière encore plus évidente, dans Théorie du matérialisme historique, publiée en 1921 par Nikolaï Boukharine, selon lequel «dans la nature comme dans la société, les phénomènes sont réglés par des lois déterminées. La première tâche de la science consiste à découvrir cette régularité »14. Le succès de ce déterminisme social, centré intégralement sur le développement des forces productives, a engendré une doctrine selon laquelle « la multiplicité des causes qui agissent dans la société ne contredit pas du tout l’existence d’une loi unique de l’évolution sociaœ» 15.

Parmi les opposants à une telle conception, on peut trouver Antonio Gramsci, selon lequel la «position du problème comme une recherche de lois, de lignes constantes, régulières, uniformes, est liée à une exigence, conçue de manière un peu puérile et naïve, de résoudre de manière péremptoire le problème pratique de la prévisibilité des événements historiques » “. Son net refus de réduire la philosophie de la praxis marxienne à une sociologie vulgaire, de « réduire une conception du monde à un formulaire mécanique qui donne l’impression d’avoir toute l’histoire dans sa poche» 17, fut d’autant plus important qu’il s’opposait à l’écrit déjà cité de Boukharine et visait à condamner cette orientation plus générale qui allait prévaloir, sans ambages, en Union soviétique.

Avec l’affirmation du marxisme-léninisme, le processus de dénaturation de la pensée de Marx a connu sa manifestation définitive. La théorie ne fut plus dès lors un guide pour l’action mais devint, au contraire, une justification a posteriori. Le point de non-retour fut atteint avec le Diamat [Dialektitcheski materializm- Matérialisme dialectique], « la conception du monde du parti marxiste-léniniste» 18. L’opuscule de Staline de 1938, Matérialisme dialectique et matérialisme historique, qui connut une diffusion extraordinaire, en fixait les traits essentiels les phénomènes de la vie collective sont réglés par des « lois nécessaires du développement social», «parfaitement connaissables ; «l’histoire de la société se présente comme un développement nécessaire de la société, et l’étude de l’histoire de la société devient une science».

Cela «veut dire que la science de l’histoire de la société, malgré toute la complexité des phénomènes de la vie sociale, peut devenir une science aussi exacte que, par exemple, la biologie, capable d’utiliser les lois du développement de la société pour s’en servir dans la pratique» 19 et, par conséquent, il incombe au parti du prolétariat de fonder sa propre activité à partir de ces lois. On voit là clairement comment la mécompréhension des concepts de « science » et de « scientifique » a atteint son comble. La scientificité de la méthode marxienne, fondée sur des critères théoriques scrupuleux et cohérents, fut remplacée par la méthode propre aux sciences naturelles qui ne tolérait aucune contradiction. Enfin s’est affirmée la superstition de l’objectivité des lois historiques, selon laquelle ces dernières opéreraient, à l’instar de celles de la nature, indépendamment de la volonté des hommes.

À côté de ce catéchisme idéologique, le dogmatisme le plus rigide et le plus intransigeant a trouvé un terrain fertile. L’orthodoxie marxiste-léniniste a imposé un monisme inflexible qui n’a pas manqué de produire des effets pervers jusque dans les écrits de Marx. Indéniablement, avec la Révolution soviétique, le marxisme a connu un moment significatif d’expansion et s’est répandu jusque dans des milieux géographiques et des classes sociales dont il étaitjusque alors exclu. Néanmoins, encore une fois, la diffusion des textes concernait surtout des manuels de parti, des vade-mecum, des anthologies marxistes sur différents sujets, plus que les textes de Marx proprement dits. De plus, on a assisté à la censure croissante de certaines œuvres, au démembrement et à la manipulation des autres, ainsi qu’à la pratique de l’extrapolation et du montage astucieux des citations. Ces dernières étaient choisies dans un but prédéterminé et subissaient le même traitement que le brigand Procuste réservait à ses victimes : si elles étaient trop longues, elles étaient amputées ; si elles étaient trop courtes, elles étaient rallongées.

En conclusion, le rapport entre la diffusion et la non-schématisation d’une pensée, à plus forte raison pour la pensée critique de Marx, entre sa popularisation et l’exigence de ne pas l’appauvrir théoriquement, est certainement une entreprise difficile à réaliser. Mais en tout cas, il ne pouvait rien arriver de pire à Marx.

Sollicité par de nombreuses tendances en fonction des contingences et des nécessités politiques, il fut assimilé à celles-ci et critiqué en leur nom. Sa théorie, aussi critique qu’elle fût, fut utilisée sous forme d’exégèse de versets bibliques. On vit alors les paradoxes les plus impensables. Lui qui refusait de «prescrire des recettes […] pour l’auberge de l’avenir» 20 devint, au contraire, le père illégitime d’un nouveau système social. Critique très rigoureux et jamais satisfait de ses hypothèses, il devint la source d’une doctrine ossifiée. Partisan infatigable de la conception matérialiste de l’histoire, il a été soustrait à son contexte historique plus qu’aucun autre auteur. Convaincu que « l’émancipation de la classe ouvrière doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes» 21, il fut enfermé, au contraire, dans une idéologie qui visait à faire prévaloir le primat des avant-gardes politiques et du parti comme rôle d’aiguillon de la conscience de classe et de guide de la révolution.

Persuadé que la condition fondamentale de la maturation des capacités humaines était la réduction de la journée de travail, il fut assimilé au credo productiviste du stakhanovisme. Ferme défenseur de l’abolition de l’État, il finit par être identifié comme son meilleur rempart. Intéressé comme peu d’autres penseurs au libre développement des individualités humaines, en affirmant, contre le droit bourgeois qui masque les disparités sociales derrière une pure égalité légale, que «le droit, au lieu d’être légal, est illégal»22, il a été confondu avec une conception qui a neutralisé la richesse de la dimension collective dans une totalité indistincte. Le caractère incomplet du grand travail critique de Marx est à l’origine des tendances à la systématisation des épigones qui ont produit, inexorablement, la dénaturation de sa pensée.

VICISSITUDES DE LA PUBLICATION DES ŒUVRES DE MARX ET ENGELS
«Les écrits de Marx et Engels […] furent-ils jamais lus en entier par quelqu’un, qui se serait trouvé hors du cercle des proches et des adeptes […] des auteurs mêmes?» Antonio Labriola s’interrogeait ainsi, en 1897, sur ce qui était connu alors de leurs œuvres. Ses conclusions étaient sans équivoque : « Lire tous les écrits des fondateurs du socialisme scientifique est apparu jusqu’à présent comme un privilège d’initiés»; le «matérialisme historique » s’est propagé « à travers une infinité d’équivoques, de malentendus, d’altérations grotesques, d’étranges travestissements et d’inventions gratuites» 23.

En effet, comme la recherche historiographique l’a depuis démontré, la conviction que Marx et Engels ont été vraiment lus a été le fruit d’un mythe hagiographique24. Au contraire, de nombreux textes étaient rares ou introuvables même en langue originale et ainsi l’invitation du savant italien à donner vie à « une édition complète et critique de tous les écrits de Marx et Engels » est devenue une nécessité inéluctable. Pour Labriola, il ne fallait ni compiler des anthologies, ni rédiger un « testamentum juxta canonem receptum», mais «toute l’oeuvre scientifique et politique, toute la production littéraire, même occasionnelle, des deux fondateurs du socialisme critique, doit être mise à la portée des lecteurs […] afin qu’ils parlent directement à quiconque aurait envie de les lire » Il. Un siècle après la formulation de ce souhait, ce projet n’a toujours pas été réalisé.

En plus de ces jugements principalement philologiques, Labriola en avançait d’autres de caractère théorique, qui surprennent par leur esprit visionnaire, étant donné le contexte d’alors. Il considérait tous les écrits et travaux de Marx et Engels, non achevés, comme « les fragments d’une science et d’une politique en devenir perpétuel ». Pour éviter de chercher en leur sein « ce qui n’y est pas et ne doit pas y être », ou bien « une espèce de vulgate ou des préceptes pour l’interprétation de l’histoire en tout temps et en tout lieu », ces écrits ne peuvent être pleinement compris que s’ils sont replacés au moment et dans le contexte de leur apparition. C’est-à-dire qu’il faut faire le contraire de ceux qui « ne comprennent pas que la pensée et le savoir sont une activité en devenir », et le contraire des « doctrinaires et présomptueux de toute sorte, qui ont besoin d’idoles de l’esprit, les faiseurs de systèmes classiques bons pour l’éternité, les compilateurs de manuels et d’encyclopédie, et chercheront à tort et à travers dans le marxisme ce qu’il n’a jamais entendu offrir à personne » 26 : une solution sommaire et fidéiste aux problèmes de l’histoire.

L’exécuteur naturel de la réalisation de l’ opera omnia n’aurait pu être que le Parti socialdémocrate allemand, détenteur du legs et des compétences linguistiques et théoriques nécessaires. Néanmoins, les conflits politiques au sein de la social-démocratie ont non seulement empêché la publication de la masse imposante et importante des travaux inédits de Marx, mais ont également entraîné la dispersion de ses manuscrits, compromettant ainsi toute hypothèse d’édition systématique 27. De manière incroyable, le parti allemand n’en a entrepris aucune, traitant les textes de Marx et Engels avec la plus grande négligence 28. Aucun de ses théoriciens ne s’est occupé de rédiger un catalogue du legs intellectuel des deux fondateurs. Qui plus est, personne ne s’est chargé de recueillir la correspondance, très volumineuse et extrêmement disséminée, bien qu’elle fût très utile comme source d’éclaircissement, voire même comme continuation de leurs écrits.

La première publication des œuvres complètes, la Marx Engels Gesamtausgabe [édition complète] (MEGA), n’a débuté que dans les années vingt, à l’initiative de David Riazanov, directeur de l’Institut Marx-Engels de Moscou. Mais cette tâche a cependant également échoué à cause des vicissitudes du mouvement ouvrier international, qui trop souvent ont constitué un obstacle, plutôt qu’elles n’ont favorisé l’édition de leurs textes. Les purges du stalinisme en Union soviétique qui se sont également abattues sur les chercheurs mobilisés sur le projet, de même que l’arrivée du nazisme en Allemagne, ont conduit à l’interruption précoce de l’édition 29, compromettant également cette tentative. On vit alors le paradoxe de la naissance d’une idéologie inflexible qui s’inspirait d’un auteur dont l’œuvre était en partie encore inexplorée. L’affirmation du marxisme et sa cristallisation en un corpus dogmatique ont précédé la connaissance des textes, dont la lecture était indispensable pour comprendre la formation et l’évolution de pensée de Marx30.

Les principaux travaux de jeunesses n’ont en effet été imprimés qu’avec la MEGA- Critique de la philosophie du droit public de Hegel en 1927, les Manuscrits économicophilosophiques de 1844 et Lidéologie allemande en 1932 – et, comme cela avait déjà été le cas avec le deuxième et le troisième livre du Capital, qui apparaissaient à l’édition comme des œuvres achevées, un choix s’est ensuite révélé lourd de nombreuses méprises dans l’interprétation. Puis furent publiés, à des tirages qui n’ont permis d’assurer qu’une très faible diffusion, certains travaux préparatoires importants du Capital: en 1933 le Chapitre VI inédit et entre 1939 et 1941 les Principes fondamentaux de la critique de l’économie politique, mieux connus sous le nom de Grundrisse. De plus, ces inédits, comme les autres qui suivirent, lorsqu’ils n’étaient pas dissimulés de peur qu’ils puissent éroder le canon idéologique dominant, ont été accompagnés d’une interprétation conforme aux exigences politiques qui, dans la meilleure des hypothèses, apportait des ajustements à la ligne prédéterminée et ne se traduisait jamais par une série de rediscussion complète de l’œuvre de Marx.

Toujours en Union soviétique, de 1928 à 1947, fut achevée la première édition en russe: la Sotchinenia [œuvres complètes]. Contrairement à son nom, elle ne reproduisait qu’un nombre très partiel d’écrits, mais, avec ses 28 volumes (en 33 tomes), elle constituait pour l’époque le recueil quantitativement le plus consistant des deux auteurs. La seconde Sotchinenia parut entre 1955 et 1966 en 39 volumes (42 tomes). De 1956 à 1968 en République Démocratique Allemande, à l’initiative du comité central du SED, furent imprimés les 41 volumes (en 43 tomes) des Marx Engels Werke(MEW). Mais une telle édition, loin d’être complète 31, était appesantie par les introductions et les notes qui, conçues sur le modèle de l’édition soviétique, en orientaient la lecture selon la conception du marxisme-léninisme.

Le projet d’une « seconde » MEGA, qui se proposait de reproduire de manière fidèle et avec un large apparat critique tous les écrits des deux penseurs, a resurgi dans les années 1960. Néanmoins les publications, commencées en 1975, furent elles aussi interrompues, cette fois suite aux événements de 1989. En 1990, dans le but de continuer cette édition, YInternationaal InstituutvoorSociale Geschiedenis [Institut international d’histoire sociale – IISG] d’Amsterdam et la Karl-Marx-Haus [Maison de Karl Marx] de Trèves ont constitué la Internationale MarxEngels-Stiftung [Fondation internationale Marx-Engels – IMES]. Après une phase intense de réorganisation, au cours de laquelle ont été entérinés de nouveaux principes éditoriaux et où la maison d’édition Akademie Verlag est rentrée dans la Dietz Verlag, à partir de 1998 la publication de la Marx-Engels Gesamtausgabe (MEGA2) est repartie 32.

CE « CHIEN CREVÉ » DE MARX
Marx a longtemps été assimilé à l’Union soviétique et, après la chute du mur de Berlin, l’on a décrété sa disparition. En effet, à l’exception de quelques voix critiques, après 1989, il fut unanimement considéré comme un instrument rouillé dont l’histoire ne saurait que faire. Et pendant près de quinze ans, les études sur Marx se sont considérablement réduites par rapport au passé et cela, malgré le fait que le capitalisme était bien loin d’avoir atteint ce bien-être social et cette stabilité économique et politique que ses idéologues et apologètes à gages s’efforçaient de démontrer et d’annoncer comme imminents.

Libérée de la fonction d’instrumentum regni, auquel elle avait été destinée par le passé, et des chaînes du marxisme-léninisme, dont elle s’est définitivement séparée, l’oeuvre de Marx commence aujourd’hui à être lue partout dans le monde. Néanmoins, si Marx ne peut être identifié aux grises expériences étatiques du prétendu « socialisme réel », croire que l’on peut reléguer son patrimoine théorique et politique à un passé qui n’aurait plus rien à dire des conflits d’aujourd’hui, que l’on peut le circonscrire à la fonction d’un classique momifié sans intérêt pour aujourd’hui, ou qu’on peut l’enfermer dans des spécialités purement académiques, serait tout aussi erroné.

Le regain d’intérêt pour Marx va bien au-delà des cercles restreints de chercheurs et sa redécouverte se fonde sur sa persistante capacité à expliquer le présent. Contrairement aux prévisions qui en avaient décrété la disparition définitive, ces dernières années, Marx est revenu sous les projecteurs et, sur les étagères des librairies, on revoit de plus en plus ses textes, en réimpression ou dans de nouvelles éditions. Les revues ouvertes aux contributions concernant Marx et les marxismes ont de nouveau du succès ; les congrès et les cours universitaires qui lui sont consacrés reviennent à la mode et de nouvelles études qui mettent en relation les écrits de Marx avec des questions qui n’avaient pas été prises suffisamment en considération par le passé (par exemple la question de l’environnement) se développent de plus en plus. Suite à l’écroulement de Wall Street, Marx est réapparu sur les pages de très nombreuses revues de par le monde et les plus importants quotidiens internationaux lui ont consacré de nombreux articles, souvent en première page, dans lesquels ses théories sont de nouveau considérées comme cruciales et prémonitoires.

Indubitablement le nouvel intérêt pour Marx est à attribuer au fait qu’il est de nouveau considéré, encore une fois, comme le penseur le plus apte à comprendre et critiquer le capitalisme. Et cela non seulement pour la perspicacité de ses réflexions-qui lui ont permis de prévoir l’extension globale du mode de production capitaliste et, par conséquent, l’expansion des forces productives (songeons à la Chine d’aujourd’hui, pour ne prendre que l’exemple le plus éclatant des métamorphoses de ces dernières années) mais aussi parce que certains phénomènes analysés par lui se manifestent aujourd’hui-dans un capitalisme qui a connu un développement extraordinaire en diffusion et en intensité-avec une évidence encore plus forte qu’à l’époque de Marx. Il suffit de penser à l’importance de l’accumulation réalisée via la finance et le système de crédit, qu’il a ébauchée dans le troisième volume du Capital, ou aux crises d’un capitalisme qui, ayant amplifié son expansion géographique, est et sera toujours plus victime de ses propres contradictions.

Que reste-t-il aujourd’hui de Marx? En quoi sa pensée est-elle encore utile à la lutte pour la liberté du genre humain? Quelle part de son œuvre s’avère la plus féconde pour stimuler la critique de notre temps ? Ces interrogations reçoivent aujourd’hui des réponses qui sont loin d’être unanimes. Parmi les caractéristiques de l’actuelle renaissance de Marx, on trouve en effet une discontinuité par rapport aux orthodoxies monolithiques du passé qui ont dominé et profondément conditionné l’interprétation de cet auteur. Même si elle est marquée par des limites évidentes et par le risque de syncrétisme, une nouvelle époque s’est ouverte, marquée par plusieurs Marx et la tâche de répondre à ces problèmes revient aux recherches, théoriques et pratiques, d’une nouvelle génération de chercheurs et de militants politiques.

Parmi les Marx qui continuent à rester indispensables, on peut en mentionner au moins deux. Avant tout, le critique du mode de production capitaliste. Le chercheur analytique et infatigable qui en a compris et analysé le développement à l’échelle mondiale et, plus que tout autre, a décrit la société bourgeoise. Celui qui s’est refusé à concevoir le capitalisme et le régime de la propriété privée comme des scénari immuables et propres à la nature humaine et qui a encore à offrir de précieux conseils à qui aspire à réaliser des alternatives aux instances économiques, sociales et politiques dominantes. Lautre Marx, auquel il faudrait prêter une grande attention, est le théoricien du socialisme. L’auteur qui a refusé l’idée d’un «socialisme d’État >>>>, en son temps défendue par Lassalle et Johann Karl Rodbertus. Le penseur qui a compris le socialisme comme la transformation possible et radicale des rapports de production et non comme le fournisseur de légers palliatifs aux problèmes sociaux. Sans Marx, nous serions condamnés à une véritable aphasie critique et il semble que la cause de l’émancipation humaine devra encore se servir de lui. Son « spectre » est destiné à hanter le monde et l’humanité pour encore longtemps.

CHRONOLOGIE DES ÉCRITS DE MARX
Étant donné la masse de la production intellectuelle de Marx, la chronologie suivante se réfère exclusivement aux écrits les plus marquants. Il s’agit de mettre en évidence le caractère inachevé de nombreux textes de Marx et les vicissitudes relatives à leur publication. Pour répondre à la première tâche, les titres des manuscrits qui n’ont pas été imprimés par l’auteur sont insérés entre crochets, pour les différencier des œuvres et articles terminés. De cette manière on voit à quel point prévaut la partie inachevée. Pour souligner les vicissitudes éditoriales des écrits de Marx, la colonne contenant des informations sur les éditions des travaux parus après sa mort en spécifie l’année de la première publication, les références bibliographiques et, où cela est nécessaire, le nom des éditeurs. Des modifications éventuelles par rapport aux textes originaux apportés par ces derniers sont également indiquées. De plus, lorsque l’œuvre ou le manuscrit de Marx n’a pas été rédigé en allemand, la langue d’origine est spécifiée. Les abréviations utilisées sont: MEGA (Marx-Engels-Gesamtausgabe, 1927-1935) ; SOC (K. Marks iF. Èngelsa Sotchinenia, 1928-1946) ; MEW (Marx-Engels-Werke, 19561968) ; MECW (Marx-Engels-Colœcted-Works, 1975-2005) ; MEGA2 (Marx-Engels-Gesamtausgabe, 1975-…).

Traduit de l’italien par Aymeric Monville

CHRONOLOGIE DES ÉCRITS DE MARX
1841 : [Différence entre la philosophie de la nature de Démocrite et celle d’Epicure]

  • 1902 : in Aus dem literarischen Nachlass von Karl Marx, Friedrich Engels und Ferdinand Lassalle, edite par Mehring (version partielle).
  • 1927 in MEGA Il 1. 1, édité par Riazanov.

1842-1843 : Articles pour la Gazette rhénane

  • Quotidien imprimé à Cologne.

1843 : [Critique de la philosophie hégelienne du droit public]

  • 1927 in MEGA Il 1. 1, édité par Riazanov.
  • 1844 : Essais pour les Annales franco-allemandes.
    Sont inclus La Question juive et Critique de la philosophie du droit de Hegel. Introduction. Un seul numéro publié à Paris. La plus grande partie des exemplaires ont été confisqués par la police.

1844 : [Manuscrits économico-philosophiques de 1844]

  • 1932 : in Der historische Materialismus, édité par Landshut et Mayer, et in MEGA 1/3, édité par Adoratski (les éditions diffèrent selon le contenu et l’ordre des parties). Le texte fut exclu des volumes de la MEW et publié séparément.

1845 : La sainte famille (avec Engels)

  • Publié à Francfort-sur-le-Main.

1845 : [Thèses sur Feuerbach]

  • 1888 : en appendice de la réimpression du Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande d’Engels.

1845-1846 : [L’idéologie allemande] (avec Engels)

  • 1903-1904 : in Dokumente des Sozialismus, édité par Bernstein (version partielle et remaniée).
  • 1932 in Der historische Materialismus, publié par Landshut e Mayer, et in MEGA 1/3, édité par Adoratski (les éditions diffèrent selon le contenu et l’ordre des parties).

1847 : Misère de la philosophie

  • Imprimé à Bruxelles et Paris. Texte en français.

1848: Discours sur le libre échange

  • Publié à Bruxelles. Texte en français.

1848 : Manifeste du parti communiste (avec Engels)

  • Imprimé à Londres. A connu une certaine diffusion à partir des années 1880.

1848-1849 : Articles pour la Nouvelle gazette rhénane. Organe de la démocratie

  • Quotidien paru à Cologne. Inclus Travail salarié et capital.

1850 : Articles pour le Nouvelle gazette rhénane. Revue politico-économique

  • Fascicules mensuels imprimés à Hambourg à tirage restreint. Comprennent Les luttes de classe en France de 1848 à 1850.

1852 : Le Dix-huit brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte

  • Publié à New York dans le premier fascicule de Die Révolution. La majeure partie des exemplaires ne furent pas réimprimés par l’imprimerie pour cause de difficultés financiaires. En Europe, n’a connu qu’un nombre insignifiant d’exemplaires. La seconde édition – retravaillée par Marx – ne parut qu’en 1869.

1851-1862 : Articles pour le New York Tribune

  • De nombreux articles furent rédigés par Engels.

1852 : [Les grands hommes de l’exil] (avec Engels)

  • 1930 : in Archiv Marksa i Engel’sa (édition russe). Le manuscrit avait été précédemment occulté par Bernstein.

1853 : Révélations sur le procès contre les communistes à Cologne

  • Imprimé comme opuscule anonyme à Bâle. (Presque tous les deux mille exemplaires ont été confisqués par la police) et à Boston. En 1874 republication dans le Volksstaat où Marx apparaît comme auteur et en 1875 parution de la version en livre.

1853-1854 : Lord Palmerston

  • Texte en anglais. Publié au départ sous forme d’articles par le New York Tribune et The People’s Paper. Ensuite est devenu un opuscule.

1854 : Le chevalier de la noble conscience

  • Publié à New York sous forme d’opuscule.

1856-1857 : Révélations sur l’histoire diplomatique du XVII! siècle

  • Texte en anglais. Malgré le fait qu’il ait déjà été publié par Marx, il est ensuite omis et ne sera publié dans les pays «socialistes» qu’en 1986 dans la MECW.

1857 : [Introduction]

  • 1903 in Die Neue Zeit, édité par Kautsky avec différentes discordances par rapport à l’original.

1857-1858 : [Introduction à la critique de l’économie politique]

  • 1939-1941: édition de faible diffusion. 1953: réimpression qui en permet la circulation effective.

1859 : Critique de l’économie politique

  • Imprimé à mille exemplaires à Berlin.

1860 : Herr Vogt

  • Imprimé à Londres et recevant peu d’échos.

1861-1863 : [Critique de l’économie politique (Manuscrit de 1861-1863)]

  • 1905-1910 : Théorie sur la plus-value, éditée par Kautsky (version remaniée). Le texte conforme à l’original n’a paru qu’en 1954 (édition russe) et en 1956 (édition allemande).
  • 1976-1982 : publication intégrale de tout le manuscrit, in MEGA2 II/3.1-3.6.

1863-1864 : [Sur la question polonaise]

  • 1961: Manuskripte über die polnische Frage, publié par l’IISG.

1863-1867 : [Manuscrits économiques 1863-1867]

  • 1894 : Le capital. Livre trois. Le procès global de la production capitaliste, édité par Engels (sur la base de manuscrits successifs, publiés in MEGA2 II/14 et en préparation in MEGA2 II/4.3).
  • 1933 : Livre premier. Chapitre VI inédit, in Archiv Marksa i Engelsa.
  • 1988 : publication de manuscrits du Livre I et du Livre II, in MEGA2 II/4.1.
  • 1992 : publication de manuscrits du Livre III, in MEGA2 II/4.2.

1864-1872 : Adresses, résolutions, circulaires, manifestes, programmes, statuts pour l’Association internationale des travailleurs.

  • Textes le plus souvent en anglais. Inclus l’Adresse inaugurale de l’Association internationale des travailleurs et Les prétendues scissions dans l’Internationale (avec Engels).

1865 : [Salaires, prix et profits]

  • 1898 : édité par Eleonor Marx. Texte en anglais.

1867 : Le capitale. Livre 7. Le procès de production du capital

  • Imprimé à mille exemplaires à Hambourg. Seconde édition en 1873 à trois mille exemplaires. Traduction russe en 1872.

1870 : [Manuscrit du livre II du Capital]

  • 1885 : Le Capital. Livre II. Le procès de circulation du capital, publié par Engels (sur la base du manuscrit de 1880-1881 et sur ceux plus brefs de 1867-1868 et de 1877-1878, publiés in MEGA2 II/11).

1871 : La guerre civile en France

  • Texte en anglais. L’œuvre a connu très rapidement de nombreuses éditions et traductions.

1872-1875 : Le Capital livre I: Le procès de production du capital (édition française)

  • Texte réélaboré pour la traduction française parue en fascicules. Selon Marx pourvu d’une «valeur scientifique indépendante de l’original».

1874-1875 : [Notes sur «État et Anarchie» de Bakounine]

  • 1928 in Letopisi marxisma, avec une préface de Riazanov (édition russe). Manuscrit avec des extraits en russe et commentaires en allemand.

1875 : [Critique du programme de Gotha]

  • 1891 in Die Neue Zeit, édité par Engels que a modifié certains passages de l’original.

1875 : [Rapport entre taux de plus-value et taux de profit développé mathématiquement]

  • 2003: in MEGA211/14.

1877 : Sur «Histoire critique» (chapitre de l’Anti-Dühring d’Engels)

  • Publié partiellement dans le Vorwärts et ensuite intégralement dans l’édition en volumes.

1879-1880 : [Annotations de «Lapropriété commune rurale» de Kovalevski]

  • 1977 in Karl Marx über Formen vorkapitalistischer Produktion, edite par l’IISG.

1879-1880 : [Gloses marginales du «Manuel d’économie politique» de Wagner]

  • 1932 : in Das Kapital (version partielle).
  • 1933 in SOC XV (édition russe).

1880-1881 : [Extraits de «La société antique» de Morgan]

  • 1972 : in The Ethnological Notebooks of Karl Marx, édité par l’IISG. Manuscrit avec extraits en anglais.

1881-1882 : [Extraits chronologiques 90 a. C.-1648 ca.]

  • 1938-1939 in Archiv Marksa i Engelsa (version partielle, édition russe).
  • 1953 in Marx, Engels, Lenin, Stalin Zur deutschen Geschichte (version partielle).

Références
1. Karl Kautsky, Mein Erster Aufenthalt in London, in Benedikt Kautsky (ed.), Friedrich Engels ‘Briefwechsel mit Karl Kautsky, Danubia Verlag, Vienne, 1955, p. 32.
2. À ce propos, voir le tableau chronologique de ses écrits en appendice.
3. Cf Maximilien Rubel, Marx critico del marxismo, Cappelli, Bologne 1981, p. 109.
4. Friedrich Engels, Prefazione a Karl Marx, Il capitale. Libro secondo, Editori Riuniti, Rome 1965, p. 9.
5. Friedrich Engels, Anti-Dühring, in Opere, voi. XXV, Editori Riuniti, Rome 1968, p. 6.
6. Cf Franco Andreucci, La diffusione e la volgarizzazione del marxismo, in Aa. Vv., Storia del marxismo, vol. II, Einaudi, Turin, 1979, p. 15.
7. C. Erich Matthias, Kautsky e il kautskismo, De Donato, Bari 1971, p. 124.
8. Friedrich Engels-Karl Marx, La sacra famiglia, in Opere, vol. IV, Editori Riuniti, Rome 1972, p. 103. Cette phrase appartient à la partie du texte écrite par Engels.
9. Cf. Paul M. Sweezy, La teoria dello sviluppo capitalistico, Boringhieri, Turin 1970, pp. 22 et 225.
10. Karl Kautsky, Il programma diErfurt, Samonà e Savelli, Rome 1971, p. 123.
11. Gueorgui Plekhanov, Le questioni fondamentali del marxismo, in Id., Opere Scelte, Edizioni Progress, Mosca 1985, p.366.
12. Vladimir Illitch Lénine, Materialismo ed empiriocriticismo, in Id., Opere complete, vol. XIV, Editori Riuniti, Roma 1963, p. 152.
13. Ibid., p. 185.
14. Nikolai I. Boukharin, Teoria del materialismo storico, La Nuova Italia, Florence, 1977, p. 16.
15. Ibid., p. 252.
16. Antonio Gramsci, Quaderni del carcere (a cura di Valentino Gerratana), Einaudi, Turin, 1975, p. 1403.
17. Ibid., p. 1428.
18. Joseph Staline, Del materialismo dialettico e del materialismo storico, Edizioni Movimento Studentesco, Milano 1973, p. 919.
19. Ibid., p. 926-27.
20. Karl Marx, Poscritto alla seconda edizione de Il capitale. Libro primo, Editori Riuniti, Rome, 1964, p. 42.
21. Karl Marx, Statuti provvisori dell’Associazione internazionale degli operai, in Opere, voi. XX, Editori Riuniti, Rome, 1987, p. 14.
22. Karl Marx, Critica alprogramma di Gotha, Editori Riuniti, Rome, 1990, p. 17.
23. Antonio Labriola, Discorrendo di socialismo e filosofia. Scritti filosofici e politici (a cura di Franco Sbarberi), Einaudi, Turin, 1973, p. 667-9.
24. Dans l’Avertissement à leur œuvre, les auteurs d’une des principales biographies de Marx ont écrit: « sur mille socialistes, peut-être un seul a lu une œuvre économique de Marx, sur mille antimarxistes, pas un n’a lu Marx», in Boris Nikolaevskij-Otto Maenchen-Helfen, Karl Marx. La vita e l’opera, Einaudi, Turin, 1969, p. 7.
25. Antonio Labriola, op. cit., p. 672.
26. Ibid., p. 673-77.
27. Cf. Maximilien Rubel, Bibliographie des œuvres de Karl Marx, Rivière, Paris, 1956, p. 27.
28. Cf David Riazanov, Neueste Mitteilungen über den literarischen Nachlaß von Karl Marx und Friedrich Engels, in Archiv für die Geschichte des Sozialismus und der Arbeiterbewegung, vol. 11 (1925), en particulier p. 385-86.
29. Riazanov fut limogé et condamné à la déportation en 1931 et les publications ont été interrompues en 1935. Des 42 volumes initialement prévus seuls 12 (en 13 tomes) ont été imprimés. Cf Karl Marx, Friedrich Engels, Historisch-kritische Gesamtausgabe. Werke, Schriften, Briefe. Sous la direction du Marx-Engels-Institut [à partir de 1933 Marx-Engels-Lenin-Institut de Moscou] édité par David Borisovi-Riazanov [à partir de 1932 Vladimir Viktorovi-Adoratski], Frankfurt am Main, Berlin, Moskau-Leningrad, Moscou, Marx-Engels-Verlag, 1927-1935.
30. Cf Maximilien Rubel, Marx critico del marxismo, op. cit., p. 88.
31. Les publications ne comprenaient pas, par exemple, ni les Manuscrits économicofihibsophiques de 1844 ni les Grundrisse, textes qui ne furent ajoutés qu’après. Il faut noter que la MEW a constitué la base de nombreuses éditions analogues en d’autres langues, parmi lesquelles les Œuvres de Marx-Engels en français.
32. Cf mon article « La MEGA et les nouveaux visages de Karl Marx » publié dans ce même numéro.

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Marx, la crise et les Grundrisse

Marx a écrit les Grundrisse durant son exil à Londres, un des moments les plus difficiles de son existence, alors que sévissait la première crise financière mondiale. « Les capitalistes qui crient tant contre le “droit au travail” exige [nt] désormais partout […] le” droit au profit” au détriment de la communauté », écrivait-il à Engels en 1857.

En 1848, L’Europe est frappée par de nombreuses insurrections populaires s’inspirant des principes de liberté politique et de justice sociale. La faiblesse d’un mouvement ouvrier qui vient de naître, l’abandon par la bourgeoisie des idéaux qu’elle partageait au début avec ce dernier, la répression militaire et le retour de la prospérité économique entraînent partout la défaite de ces insurrections, de sorte que la réaction reprend fermement en main les rênes du pouvoir. Marx soutient les mouvements révolutionnaires à travers le quotidien Neue Rheinische Zeitung. Organ der Demokratie, dont il est fondateur et rédacteur en chef. Dans les colonnes de ce journal, il poursuit une oeuvre intense d’agitation, en soutenant la cause des insurgés et en incitant le prolétariat à prôner « la révolution sociale et républicaine »l. Pendant cette période, il vit entre Bruxelles, Paris et Cologne, séjourne à Berlin, Vienne, Hambourg et dans beaucoup d’autres villes allemandes, établissant partout des contacts pour développer les luttes en cours. C’est à cause de cette incessante activité militante qu’il est rattrapé, d’abord en Belgique, ensuite en Prusse, par des décrets d’expulsion, et quand, Louis Napoléon Bonaparte étant alors président de la République, le gouvernement français le somme de quitter Paris, Marx décide de se rendre en Angleterre. Il franchit la Manche à l’été 1849, à l’âge de 31 ans, pour se fixer à Londres.
Convaincu au début qu’il ne doit y faire qu’un bref séjour, il y restera pour le restant de ses jours, en apatride.

RENDEZ-VOUS AVEC LA RÉVOLUTION
Les premières années de l’exil anglais sont marquées par la misère la plus noire et les maladies qui provoquent la tragique disparition de trois de ses enfants. Bien que Marx n’ait jamais vécu dans l’aisance, cette phase représente sans aucun doute le pire moment de son existence. De décembre 1850 à septembre 1856, il vit avec sa famille dans un logement de deux chambres au 28 de Dean Street, à Soho, l’un des quartiers les plus pauvres et les plus délabrés de la capitale. À l’automne 1856, en fait, les époux Marx, leurs trois filles Jenny, Laura, Eleanor, ainsi que leur fidèle gouvernante Hélène Demuth, qui faisait partie intégrante de la famille, se fixent dans la banlieue nord de Londres, au 9 de Grafton Terrace, où les loyers sont plus modiques. Après la mort de l’oncle et de la mère de sa femme, Jenny von Westphalen, le double héritage a permis, de manière inattendue, d’enrayer le cercle vicieux de l’endettement, le rachat au mont-de-piété de certains vêtements et effets personnels, ainsi qu’un changement d’appartement. Le bâtiment où les Marx vivent jusqu’à 1864 se trouve dans une zone d’urbanisation récente, sans sentiers battus pour la relier au centre et plongée la nuit dans l’obscurité. Néanmoins la famille habite enfin dans une véritable maison, réquisit minimum pour avoir « au moins l’apparence de la respectabilité » 1.

Durant l’année 1856, Marx a abandonné complètement ses études d’économie politique, mais le surgissement de la crise financière internationale change complètement cette situation. Dans une atmosphère de grande incertitude, qui se transforme en panique générale pour enfin provoquer partout des faillites, Marx sent qu’il s’agit de passer à l’action et, prévoyant les développements futurs de la récession, écrit à Friedrich Engels: «Je ne pense pas que nous pourrons rester spectateurs encore longtemps. » 1 Ce dernier, quant à lui, déborde d’optimisme et décrit à son ami le scénario à venir : «Cette fois, ce sera un jugement dernier sans précédent, toute l’industrie européenne est ruinée, tous les marchés sont saturés […], toutes les classes aisées sont entraînées dans la ruine, il y aura banqueroute complète de la bourgeoisie, la guerre et l’anarchie au suprême degré. Je pense moi aussi que tout s’accomplira au cours de l’année 1857 » ‘.

À la fin d’une décennie marquée par le reflux du mouvement révolutionnaire et au cours de laquelle ils n’ont pas pujouer un rôle actif dans le contexte politique européen, les deux amis recommencent à échanger des messages de confiance dans l’avenir. Le rendez-vous avec la révolution, si longtemps attendu, semble désormais très proche et montre à Marx une priorité urgente : reprendre la rédaction de son « Économie » et la terminer au plus vite.

MALGRÉ LA MISÈRE ET LES MALADIES
Pour se consacrer à son œuvre avec un tel entrain, Marx aurait besoin d’un peu de tranquillité, mais sa situation personnelle, encore extrêmement précaire, ne lui laisse aucun répit. Ayant employé ses ressources pour leur nouvel aménagement, il se retrouve dès le premier mois sans argent pour payer le loyer. Il avoue donc à Engels, qui à ce moment vit et travaille à Manchester, toutes les avanies de sa nouvelle condition : « [Je suis] sans perspectives et avec des dépenses familiales en augmentation. Je ne sais absolument pas ce que je dois faire et, en réalité, je suis dans une situation plus désespérée qu’il y a cinq ans. Je pensais avoir déjà supporté le gros de cette merde, mais ce n’est pas vrai. »5 Cette lettre surprend profondément Engels, si convaincu qu’après le déménagement la situation de son ami s’est enfin stabilisée, qu’il a, en ce mêmejanvier 1857, dépensé l’argent reçu de son père à Noël pour l’achat d’un cheval destiné à sa grande passion : la chasse au renard. En tout cas, pendant ces années comme durant le reste de sa vie, Engels ne lésine pas sur l’aide apportée à Marx et à sa famille. Préoccupé par la situation, en plus d’envoyer à Marx cinq livres sterling par mois, il le prie de s’adresser toujours à lui en cas de nouvelles difficultés.

Or le rôle d’Engels ne se limite pas à celui de bailleur de fonds. Dans la solitude profonde qui accable Marx en ces années, Engels, via leur intense correspondance, est l’unique interlocuteur pour une confrontation intellectuelle: «Avant toute chose, je dois avoir ton avis» 6; il est le seul ami auquel il peut se confier dans les moments de découragement: « Écris-moi vite, parce que désormais tes lettres me sont nécessaires pour me redonner du courage. La situation est sordide. 7 II est enfin le camarade avec lequel il peut partager le goût du sarcasme que lui suggèrent les événements : «J’envie ces types qui savent faire des cabrioles. Ce doit être un moyen magnifique pour s’enlever de la tête la rage et l’ordure bourgeoise. » 1

En fait, la précarité devient très tôt de plus en plus pressante. L’unique entrée dans le budget de Marx, à côté de l’aide que lui garantit Engels, est représentée par les rémunérations que lui verse la New York Tribune, le quotidien anglophone le plus lu à l’époque. Mais les accords passés avec le journal-deux livres sterling par article-changent avec la crise économique, qui a également touché, par ricochet, le quotidien américain. Bien que Marx soit, avec le voyageur et écrivain américain Bayard Taylor, l’unique correspondant en Europe à ne pas être licencié, sa participation est réduite de deux à un article à la semaine et – « bien que pendant l’époque de prospérité ils ne m’aient pas donné un centime de plus» 9-sa rétribution diminue de moitié. Marx commente l’affaire sur un ton plaisant: «Voilà une certaine ironie du destin, que de se voir personnellement mêlé à ces maudites crises.» 10 En tout cas, assister à l’écroulement financier est pour lui un spectacle incomparable : « Il est beau de voir les capitalistes, qui crient tant contre le “droit du travail”, exiger désormais partout “le soutien public” des gouvernements, et […] faire en réalité valoir le “droit au profit” au détriment de la communauté. » 11 ; et, malgré son inquiétude, il annonce à Engels : «Quoique indigent, depuis 1849 je ne me suis jamais senti aussi à mon aise qu’avec ce krach. » 11

La naissance d’un nouveau projet éditorial rend la situation moins désespérée. Le directeur de la New York Tribune, Charles Dana, l’invite en effet à participer à la rédaction de l’encyclopédie The New Américain Cyclopaedia. Le besoin d’argent le pousse à accepter mais, pour pouvoir consacrer plus de temps à ses recherches, il confie à Engels une grande part de la tâche. Dans la division du travail établie par les deux amis, de juillet 1857 à novembre 1860, Engels rédige les articles à caractère militaire – la majorité de ceux prévus -, tandis que Marx compile plusieurs esquisses biographiques. Bien que la rémunération de seulement deux dollars par page soit très basse, elle permet néanmoins d’alléger le désastreux budget de Marx. C’est pourquoi Engels l’invite à se faire confier par Dana le plus d’articles possibles : « Nous pouvons facilement fournir autant de cette solide science qu’on en retire en compensation de solide or californien » 11; ; tandis que Marx, dans la rédaction de ses articles, suit souvent le principe: «être le moins concis possible, tant qu’on peut le faire sans lasser» 14.

Malgré ces efforts, l’état de ses finances ne s’améliore pas du tout. Il devient même si insoutenable que, assailli par des créanciers qu’il compare à des «loups faméliques»15 et manquant même de charbon pour se protéger du froid hivernal, Marx déclare à Engels en janvier 1858 : «Si cette situation perdure, je préférerais rester six pieds sous terre plutôt que de continuer à végéter ainsi. Être toujours une gêne pour les autres et, qui plus est, être personnellement tourmenté continuellement par les plus mesquines misères, est insupportable à la longue. » 16 Dans ces circonstances, il garde ses considérations les plus amères pour la sphère affective : « En privé, je me dis que je mène la vie la plus agitée qu’on puisse imaginer […] Pour ceux qui ont des aspirations plus grandes, il n’est pire idiotie que de se marier et de se livrer ainsi aux tracasseries de la vie domestique. » ” La pauvreté n’est pas le seul spectre à hanter Marx. Durant cette période comme durant la grande partie de son existence tourmentée, il est touché par différents maux.

En mars 1857 le travail nocturne excessif lui vaut une inflammation des yeux; en avril il est sujet à des douleurs dentaires ; tandis qu’en mai il souffre de manière répétée de troubles du foie qu’il tente de dompter en se «bourrant des médicaments ». Très affaibli, incapable de travailler pendant trois semaines, il mentionne à Engels: «Pour ne pas perdre tout mon temps, j’ai acquis, faute de mieux, la maîtrise du danois » ; en tout cas, « selon les promesses du docteur, j’ai l’espoir de redevenir un homme pour la semaine prochaine. Pour le moment, je suis encore jaune comme un coing et fortement irrité » Il.

Bientôt un événement bien plus grave touche la famille Marx. Début juillet, Jenny met au monde leur dernier enfant, mais le bébé, né trop fragile, meurt tout de suite après l’accouchement. Éprouvé par ce nouveau deuil, Marx confesse d’un trait à Engels: «En soi et pour soi cette mort n’est pas un malheur. Néanmoins […] les circonstances qui ont provoqué cette issue ont été de nature à ramener ce souvenir déchirant [probablement la mort d’Edgar (1847-55), l’autre enfant perdu précédemment]. Il est impossible de traiter par lettre un pareil sujet. » 19 Engels, très affecté par ces propos, répond « Il faut que tu sois au plus mal pour t’exprimer ainsi. Toi, tu peux accepter stoïquement la mort du petit, mais ta femme le pourra difficilement. » 20

Le scénario se complique encore plus lorsque Engels tombe malade et, touché par une fièvre glandulaire, ne peut travailler de tout l’été. À ce moment, Marx connaît vraiment de sérieuses difficultés. Comme les articles de son ami à envoyer à l’encyclopédie viennent à manquer, il prétend, pour gagner du temps, avoir expédié un paquet de manuscrits à New York, en soutenant ensuite que la poste les a égarés. Malgré cela, la pression à laquelle il est soumis ne diminue pas. Lorsque les événements liés à la révolte des Cipayes en Inde deviennent de plus en plus frappants, la New York Tribune attend l’analyse de son expert, ignorant que les articles concernant les questions militaires étaient en réalité écrits par Engels. Marx, contraint par les événements à assurer « l’intérim du ministère de la Guerre » 11, hasarde la thèse selon laquelle les Anglais devraient battre en retraite au début de la saison des pluies. Il informe Engels de son choix de la manière suivante : « Il est possible que je fasse mauvaise figure, mais je pourrai toujours m’en sortir avec un peu de dialectique. Bien sûrj’ai tenu mes propos de manière à avoir raison, même en cas contraire. » Il En tout cas Marx ne sous-estime pas ce conflit et, en réfléchissant sur les effets induits par ce dernier, déclare «Avec la saignée d’hommes et de lingots que cela va coûter aux Anglais, l’Inde est notre meilleure alliée. » 23

PENDANT LA RÉDACTION DES GRUNDRISSE
Misère, problèmes de santé et privations de tout type: les Grundrisse sont écrites dans ce contexte tragique. Ils ne sont pas le produit des recherches d’un penseur cossu protégé par la quiétude bourgeoise, mais l’oeuvre d’un auteur qui vit dans des conditions très difficiles et qui, soutenu uniquement par la conviction que son travail est devenu une nécessité de l’heure vu l’état d’avancement de la crise économique, trouve ainsi la force de le mener à bien.

Au cours de l’automne 1857, Engels continue à porter unjugement optimiste sur le cours des événements « le krach américain est énorme et durera encore longtemps. [… ] Le commerce est de nouveau à terre pour trois ou quatre ans, maintenant nous avons une possibilité»24 et continue donc aussi à encourager Marx: «en 1848, nous disions: notre heure est venue, et en un certain sens elle est venue, mais cette fois c’est pour de bon, il s’agit désormais de vie ou de mort» 25. D’ailleurs, sans nourrir aucun doute sur l’éclatement de la révolution, les deux amis souhaitent qu’elle n’explose pas avant que l’Europe entière ne soit contaminée par la crise et les vœux pour « l’année du tumulte » Il furent remis à 1858. Comme le montre une lettre de Jenny von Westphalen à l’ami de la famille Conrad Schramm, l’écroulement général produit des effets positifs sur Marx: «Vous pouvez vous imaginer combien le Maure est euphorique.

Sa capacité et sa facilité de travail d’auparavant sont revenues et par la même occasion la bonne humeur et la sérénité d’esprit. » 27 En effet, Marx amorce une phase d’intense activité intellectuelle, entre les articles pour la New York Tribune, le travail pour The New American Cyclopaedia, le projet, resté inachevé, d’écrire un pamphlet sur la crise en cours et, bien entendu, les Grundrisse. Mais les efforts entrepris s’avèrent excessifs même pour ses forces renouvelées, l’aide d’Engels se fait de nouveau indispensable. Au début de 1858, alors que ce dernier s’est complètement remis de sa maladie, Marx lui demande de recommencer à écrire les articles pour l’encyclopédie « Il me semble parfois que si, tous les deux jours, tu peux en expédier de petites portions, cela pourrait peut-être servir d’obstacles aux cuites qui, vu la connaissance que j’ai de Manchester, et par les temps agités qui courent, me semblent inévitables et ne te font aucun bien […] parce que je dois absolument terminer les autres travaux, qui me prennent tout mon temps. Que la maison s’écroule sur ma tête si je mens ! » 21

Engels accepte l’énergique exhortation de Marx et l’informe du fait que, après les vacances, il «éprouve le besoin d’une vie plus tranquille et active » “. Or le problème principal de Marx, c’est encore le manque de temps. Il s’en plaint de manière récurrente à son ami : « Chaque fois que je suis au [British] Museum [qui à l’époque comprenait aussi la Bibliothèque nationale],] ai un tel monceau de choses à contrôler que le temps (désormais seulement jusqu’à 4 heures) passe avant que j’aie pu me retourner. Après il y a le trajet de retour. Voilà comment on perd beaucoup de temps. »30 De plus, à côté des problèmes d’ordre pratique, s’ajoutent ceux de nature théorique: «Je suis […] misérablement freiné par des erreurs de calcul à tel point que, par désespoir, je me suis remis à étudier l’algèbre. L’arithmétique m’a toujours été étrangère, mais en passant par l’algèbre je me remets de nouveau enjambes. » 31 Enfin, la rédaction des Grundrisse est ralentie par des scrupules qui lui imposent de chercher toujours de nouvelles preuves pour établir la validité de ses thèses. En février, il expose à Ferdinand Lassalle l’état de ses recherches de la manière suivante : «Je veux te dire comment ça va avec l’Économie. Le travail est désormais rédigé. En effet, j’ai depuis quelques mois le texte définitif entre les mains. Mais les choses prennent du temps parce que des sujets dont on a fait depuis de nombreuses années l’objet principal de ses propres recherches, dès qu’on arrive à un règlement de compte final avec eux, montrent continuellement des aspects nouveaux et sollicitent de nouvelles réflexions. »

Dans la même lettre, Marx se plaint, une nouvelle fois, de la condition à laquelle il est condamné. Contraint d’employer une grande part de sa journée à rédiger des articles journalistiques, il affirme: «Je ne suis pas le maître mais l’esclave de mon temps. Il ne me reste que la nuit et, très souvent, des attaques et des rechutes de maladie de foie perturbent également ces travaux nocturnes. » 32

En effet, la maladie le frappe de nouveau violemment. En janvier 1858, il prévient Engels qu’il est en soin pour trois semaines : «J’avais trop forcé sur le travail de nuit, en ne tenant en vérité qu’avec des limonades, d’une part, et une immense quantité de tabac de l’autre. » ” En mars, il est « de nouveau mal au point » avec son foie « Le travail nocturne continuel et les nombreux petits soucis durant lajournée, dus à ma situation financière et domestique, entraînent souvent chez moi, ces derniers temps, des rechutes. » ” En avril encore, il déclare : «Je me sens si mal à propos de mon histoire de bile que cette semaine, je ne peux ni penser, ni lire, ni écrire, ni faire quoi que ce soit, sauf les articles pour la Tribune. Bien entendu, je ne dois pas sauter ces derniers, car, dès que possible, je dois honorer mes dettes pour éviter la ruine. » ”

Durant cette période, Marx a complètement renoncé aux relations politiques organisées et aux relations privées: au peu d’amis qui lui restait il raconte qu’il vit «comme un ermite» 36 ou que «les quelques connaissances je les vois rarement et, tout compte fait, ce n’est pas une grande perte » “. Ce qui attise ses espérances et le pousse à la poursuite de son travail, c’est, à côté des encouragements continuels d’Engels, la récession et sa diffusion à l’échelle mondiale : « Tout compte fait, la crise a creusé comme une bonne vieille taupe. » Il La correspondance avec Engels révèle les enthousiasmes suscités par le déroulement des événements.

En janvier, après avoir lu dans le Manchester Guardian les nouvelles venues de Paris, il s’exclame : « Il semble que tout aille mieux que ce à quoi l’on s’attendait » ” et, fin mars, en commentant l’évolution des faits, il ajoute: «En France, le chaos progresse du mieux du monde. Il sera difficile que le calme dure au-delà de l’été. » ” Certes, quelques mois auparavant il a affirmé avec pessimisme: «Après les expériences des dix dernières années, le mépris pour les masses comme pour les individus doit être si profondément enraciné chez tout être pensant que le odi profanum vulgus et arceo devient une règle de vie quasi imposée. Malgré cela, il s’agit d’états d’âme de philistins, que balaiera la première tempête» 41; ; néanmoins en mai il soutient avec satisfaction: «Dans l’ensemble, la période actuelle est agréable. Il semble que l’histoire est en train de prendre encore un nouveau départ et les signes de la dissolution complète sont délicieux pour tout esprit peu enclin à la conservation de l’état de choses présent. » ”

Engels n’est pas moins enthousiaste que son ami. C’est avec une grande ferveur qu’il raconte à Marx que le jour de l’exécution de Felice Orsini, démocrate italien auteur de l’attentat manqué contre Napoléon III, se déroule à Paris une grande manifestation ouvrière de protestation: «Alors que le grand chambardement se rapproche, il est beau d’assister à un appel de ce genre et d’entendre répondre par des centaines de milliers d’hommes: présent » 43 De plus, en fonction des développements révolutionnaires possibles, il étudie l’importance numérique des troupes françaises et avertit Marx que, pour vaincre, il sera nécessaire de former des sociétés secrètes dans l’armée ou bien qu’il faudra, comme en 1848, une prise de position anti-bonapartiste de la bourgeoisie.

Enfin il prédit que la sécession de la Hongrie et de l’Italie, ainsi que les insurrections slaves, frapperont durement l’Autriche, vieux bastion réactionnaire, et qu’à cela s’ajoutera un contrecoup généralisé de la crise dans toutes les grandes villes et dans les régions industrielles. En somme il est convaincu qu’« après la crise, il y aura un chambardement violent » “. Guidé par cet optimisme, Engels reprend ses exercices d’équitation, mais cette fois avec un objectif supplémentaire ; il écrit en effet à Marx : « Hier, j’ai sauté un terre-plein avec mon cheval et une haie de cinq pieds et quelques pouces: le saut le plus haut que j’ai jamais fait […] Quand nous rentrerons en Allemagne, nous aurons certainement quelque chose à montrer à la cavalerie prussienne. Il sera difficile pour ces messieurs de me suivre. » 15 Marx y répond avec des félicitations ironiques : « Bravo pour tes prouesses équestres. Mais attention à ne pas faire de sauts trop périlleux, car tu auras bientôt une occasion plus importante pour risquer de te casser le cou. Je ne crois pas que la cavalerie soit la spécialité où tu sois le plus nécessaire à l’Allemagne. » 46

La vie de Marx se complique. En mars, Lassalle lui apprend que l’éditeur Franz Duncker de Berlin a accepté de publier l’oeuvre en fascicules mais, paradoxalement, cette bonne nouvelle se transforme en un autre facteur déstabilisant. Une nouvelle source de tracas s’ajoute à l’autre : l’anxiété. Comme le rapporte l’énième rapport médical adressé à Engels, écrit à l’occasion parjenny von Westphalen : « La bile et le foie lui causent de nouveaux troubles […]. L’inquiétude morale et l’agitation contribuent beaucoup à la dégradation de son état. Après la conclusion du contrat avec l’éditeur cette agitation se fait bien entendu de plus en plus forte et croît de jour en jour, parce qu’il a le plus grand mal à achever son travail. »47

Durant tout le mois d’avril, Marx est touché par la plus violente maladie de foie qu’il ait jamais endurée et il ne peut plus travailler. Il se concentre exclusivement sur les quelques articles à envoyer à la New York Tribune, indispensables à sa survie, et est obligé, de surcroît, de les dicter à sa femme qui se prête au « service de secrétaire » “. Dès qu’il réussit de nouveau à reprendre la plume, il informe Engels que la cause de son silence est due simplement à l’« incapacité d’écrire», laquelle se manifeste «non seulement au sens littéraire, mais au sens littéral du mot». Il ajoute que «l’angoisse continuelle de [se] remettre au travail et ensuite, de nouveau, l’incapacité de le faire, ont contribué à empirer le mal». Son état reste de toute façon critique «Je ne suis pas en état de travailler. Si je me mets à écrire pour deux heures, je dois rester étendu pour deux jours, mort de douleur. J’attends, par tous les diables, que cet état de choses cesse la semaine prochaine. Cela ne pouvait pas plus mal tomber en ce moment. Évidemment, durant l’hiver, j’ai exagéré dans mon travail de nuit. Hinc illae lacrimae. » 49

Il essaye alors de se rebeller contre la maladie, mais après avoir pris de grandes doses de médicaments, et sans en avoir retiré le moindre bénéfice, il s’en remet au docteur qui lui impose de changer d’air pour une semaine et de « cesser, pendant un certain temps, le travail intellectuel » 51. Il décide donc de rejoindre Engels à qui il annonce : «j’ai mis le devoir au clou » 5′. Bien entendu, ensuite, durant les vingt jours passés à Manchester, il reprend la rédaction du « Chapitre sur le capital » et il écrit les dernières pages des Grundrisse.

EN LUTTE AVEC LA SOCIÉTÉ BOURGEOISE
Rentré à Londres, Marx devrait rédiger le texte à donner à la presse. Cependant, bien qu’il soit déjà en retard avec l’éditeur, il en retarde encore la rédaction. Son exigence critique s’impose, même à cette occasion, devant les besoins pratiques. Il raconte en effet à Engels : « Pendant mon absence est sorti à Londres un livre de Maclaren sur toute l’histoire de l’argent circulant qui, selon les extraits de l’Economist, est de premier ordre. Le livre n’est pas encore en bibliothèque […]. Je dois naturellement le lire avant d’écrire le mien. C’est pourquoi j’ai envoyé ma femme à la City voir la maison d’édition, mais nous avons trouvé avec effroi que cela coûte 9 shillings et 6 pences, c’est-à-dire plus que ce que contenait notre coffre-fort.

Tu me ferais donc une grande faveur si tu pouvais m’envoyer un mandat pour régler cette somme. Il est probable qu’il n’y ait rien de nouveau pour moi dans ce livre, mais vu l’importance que lui accorde l’Economist, et après les extraits que j’ai lus moi-même, ma conscience théorique ne me permet pas de continuer sans en avoir pris connaissance. » 52 La « dangerosité » des recensions de l’Economist sur la quiétude déjà éprouvée de la famille, Jenny envoyée en centre-ville pour se procurer l’origine des nouveaux doutes théoriques, les économies qui ne suffisent même pas à acquérir un livre, et les habituelles demandes à l’ami de Manchester qui doivent être régulièrement exaucées : comment mieux décrire la vie de Marx durant ces années et, en particulier, montrer de quoi était capable sa « conscience théorique » ?

En plus de sa nature complexe, les deux «ennemies» de toujours, la maladie et la misère, contribuent à retarder encore l’accomplissement de son travail. Ses conditions de santé, comme en témoignent les récits qu’il en fait à Engels, empirent de nouveau: «Les maux dont j’ai souffert avant de partir pour Manchester furent de nouveau-pendant tout l’été-chroniques, de telle sorte qu’écrire même un peu me coûte un effort énorme. » 51 De plus, ces mois sont marqués par d’insupportables instabilités économiques qui obligent les Marx à vivre, constamment, avec le « spectre d’une inévitable catastrophe finale » “. De nouveau en proie au désespoir, Marx expédie en juillet à Engels une lettre qui l’informe efficacement de la réalité qui est la sienne: «Il faut considérer en commun si, d’une manière ou d’une autre, on peut trouver une issue à la situation actuelle, parce qu’elle n’est absolument plus soutenable.

Le résultat immédiat a été queje suis désormais complètement incapable de travailler, tandis que d’une part je perds le meilleur de mon temps à courir ça et là et à faire d’inutiles efforts pour dénicher de l’argent, d’autre part ma force d’abstraction, sans doute suite à mon très grand dépérissement physique, ne résiste plus aux supplices de la maison. Ma femme a les nerfs usés par cette misère […] Toute l’histoire se résume à ceci les entrées ne sont jamais destinées au mois qui vient mais suffisent toujours seulement à payer les dettes […] ainsi cette misère n’est repoussée que de quatre semaines, durant lesquelles il faut pourtant, d’une manière ou d’une autre, aller de l’avant […] même vendre aux enchères mes meubles ne suffirait pas à apaiser les créanciers d’ici et à m’assurer une retraite sans obstacles dans un trou quelconque. Le spectacle de respectabilité maintenu jusqu’à présent a été le seul moyen d’éviter un effondrement. Pour ma part, je me ficherais de vivre à Whitechapel [le quartier est de Londres où, à l’époque, vivait une grande partie de la population ouvrière], du moment que je puisse finalement trouver une heure de tranquillité et me consacrer à mes travaux. Mais pour ma femme, étant donné son état de santé, une métamorphose de ce genre pourrait avoir des conséquences dangereuses; et également pour les filles, qui traversent l’adolescence, cela ne conviendrait pas […]. Je ne souhaiterais pas à mes pires ennemis de passer à travers le bourbier où je me trouve depuis huit semaines, et de plusj’enrage que mes capacités intellectuelles, à travers tous ces soucis, se délite et que ma capacité de travail s’en trouve brisée. » ”

Malgré son état d’indigence extrême, Marx ne se laisse pas écraser par la précarité de sa propre condition et, en se référant à l’intention de compléter son oeuvre, il déclare à son ami Joseph Weydemeyer : «Je dois poursuivre mon but quoi qu’il en coûte et ne pas permettre à la société bourgeoise de me transformer en une machine à faire de l’argent. » ”

Cependant, au cours des mois, la crise économique s’affaiblit et bientôt les marchés recommencent à fonctionner régulièrement. En effet, en août, Marx se tourne découragé vers Engels: « Ces dernières semaines, le monde est redevenu horriblement optimiste» 57 ; et ce dernier, en réfléchissant sur la manière dont a été absorbée la surproduction de marchandises, estime: « On n’avait encore jamais vu un reflux si rapide d’une vague aussi violente. » ” La certitude d’une révolution prochaine qui a animé les deux amis depuis l’automne 1856 et a poussé Marx à écrire les Grundrisse laisse la place à la désillusion la plus cuisante : « Ce n’est pas la guerre. Tout est bourgeois. »

Il Et si Engels fulmine contre 1’« embourgeoisement toujours plus grand du prolétariat anglais », phénomène qui, à son avis, amènerait la nation exploiteuse du monde entier à avoir un « prolétariat bourgeois à côté de la bourgeoisie» 6°, Marx s’agrippe, jusqu’au bout, à tout épisode significatif, fût-il minime : « Malgré le tournant optimiste du commerce mondial […] on peut se consoler du fait qu’en Russie la révolution a commencé, parce que je considère la convocation générale des “notables” à Petersbourg comme son début. » Ses espérances touchent aussi l’Allemagne : «En Prusse, les choses vont plus mal qu’en 1847 », sans parler du soulèvement de la bourgeoisie tchèque pour l’indépendance nationale : « Il y a des mouvements extraordinaires chez les Slaves, spécialement en Bohême, qui en vérité sont contre-révolutionnaires, mais donnent un ferment au mouvement. » Enfin, de manière caustique, comme s’il se sentait trahi, il affirme : « Cela ne fera guère de mal aux Français lorsqu’ils verront que le monde s’est mis à bouger même sans eux. »

Cependant Marx doit se rendre à l’évidence : la crise n’a pas provoqué les conséquences sociales et politiques prévues avec tant d’assurance. Pourtant; il reste encore fermement persuadé que la révolution en Europe n’est qu’une question de temps et que le problème se poserait par rapport à de nouveaux scénarios mondiaux ouverts par les transformations économiques. Ainsi, dans une sorte de bilan politique des événements les plus récents et de réflexion sur les perspectives futures, il écrit à Engels: «Nous ne pouvons nier le fait que la société bourgeoise a vécu, pour la seconde fois, son xvie siècle-un xvi e siècle qui, je l’espère, sonnera sa mort comme le premier avait adulé sa naissance. La véritable tâche de la société bourgeoise consiste à créer un marché mondial, au moins dans ses grandes lignes, et une production qui s’appuie sur ces bases.

Comme la terre est ronde, il me semble que, avec la colonisation de la Californie et de lAustralie et avec l’ouverture de la Chine et du Japon, cette tâche a été menée à bien. La question difficile pour nous est la suivante : sur le continent la révolution est imminente et prendra tout de suite un caractère socialiste. Mais ne sera-t-elle pas nécessairement étouffée dans cette petite partie du monde, étant donné que le mouvement de la société bourgeoise est encore ascendant sur une aire beaucoup plus grande ? » 62 Ces pensées traduisent deux des plus marquantes prévisions de Marx une juste, qui le pousse à deviner, plus qu’aucun autre de ses contemporains, le développement du capitalisme à l’échelle mondiale, et une autre, erronée, fondée sur la conviction de l’avènement inéluctable de la révolution prolétarienne en Europe.

Les lettres à Engels contiennent, enfin, les critiques mordantes que Marx adresse à ceux qui, bien que militant dans le camp progressiste, demeurent pourtant toujours ses adversaires politiques. À côté de l’une de ses cibles préférées, Pierre-Joseph Proudhon, principal théoricien du socialisme, à l’époque hégémonique en France, que Marx considère comme le « faux frère» 63 dont le communisme doit se débarrasser, il y en a bien d’autres. Avec Lassalle par exemple, Marx a fréquemment des rapports de rivalité et lorsqu’il reçoit son dernier livre, La philosophie d’Héraclite, l’obscur d’Éphèse, il ne se dément pas et le liquide comme un «pâté insipide» 64.

En septembre 1858, Giuseppe Mazzini publie son nouveau manifeste sur la revue Pensiero e Azione mais Marx, qui n’avait aucun doute sur son compte, profère: «C’est toujours la même vieille bourrique» 65: au lieu d’analyser les causes de la défaite de 1848-49, il « s’évertue encore à prôner des panacées pour guérir de la [… ] paralysie politique » Il l’émigration révolutionnaire. À l’adresse de Julius Frôbel, député de l’assemblée de Francfort en 1848-49 et représentant typique des démocrates allemands réfugiés à l’étranger qui se sont ensuite éloignés de la vie politique, il lance « Dès que ces individus ont trouvé leur pain et leur fromage, il ne demandent qu’un prétexte quelconque pour dire adieu à la lutte. » Il Enfin, plus ironique que jamais, il raille « l’activité révolutionnaire » de Karl Blind, l’un des chefs de l’émigration allemande à Londres: «Par l’intermédiaire de quelques connaissances à Hambourg, il fait expédier aux journaux anglais des lettres (rédigées par lui-même), dans lesquelles on parle de l’effet que font ses ouvrages anonymes. Ensuite, ses amis décrivent de nouveau dans lesjournaux allemands le grand cas qu’en font les Anglais. Tu vois, c’est cela être un homme d’action. »68

L’engagement politique de Marx fut d’une tout autre nature. S’il n’ajamais cessé de lutter contre la société bourgeoise, avec une constance égale il a conservé la conscience du fait que, dans cette bataille, sa tâche principale consistait à forger la critique du mode de production capitaliste et que cela ne lui serait possible qu’au moyen d’une étude des plus rigoureuses de l’économie politique et de l’analyse constante des événements économiques. C’est pourquoi, dans les périodes où la lutte des classes a connu un reflux, il a décidé d’utiliser ses forces de la meilleure manière possible et s’est tenu longtemps éloigné des vains complots et des intrigues personnelles auxquelles se réduisaient les conflits politiques de l’époque: «Depuis le procès de Cologne [celui mené contre les communistes de 1853], je me suis complètement retiré dans ma chambre d’étude. Mon temps m’était trop précieux pour le dilapider en fatigues inutiles et en litiges mesquins. » 69 En effet, malgré la litanie de tous ses problèmes, Marx avance dans son travail et, en juin 1859, publie Critique de l’économie politique. Premier tome, écrit dont les Grundrisse ont été un laboratoire initial plus vaste.

Cette année se terminait pour Marx, semblable aux précédentes, comme le résume son épouse Jenny: « 1858 ne fut pour nous ni bonne ni mauvaise; ce fut une année où les jours se succédaient, chacun complètement égal à l’autre. Manger et boire, écrire des articles, lire les journaux et aller se balader : ce fut toute notre vie. »70 Jour après jour, mois après mois et année après année, Marx continua à travailler à son œuvre pour le restant de ses jours. Pour le guider dans sa lourde tâche de rédaction des Grundrisse et de tant d’autres volumineux manuscrits préparatoires du Capital, en plus de sa grande détermination, s’ajoutait la certitude inexpugnable que son existence appartenait au socialisme, à la cause de l’émancipation de millions d’hommes et de femmes.

Traduit de l’italien par Aymeric Monville

Références
1. Karl Marx, La borghesia e la controrivoluzione, in Karl Marx, Friedrich Engels, Opere, vol. VIII, Rome, Editori Riuniti, 1976, p. 176. Les traductions de Marx et Engels figurant dans le présent texte sont traduites en français à partir des citations revues par l’auteur en italien. Les références biographiques renvoient à l’édition Karl Marx, Friedrich Engels, Opere, Rome, Editori Riuniti, 1972-1990.
2. Jenny Marx, Umrisse eines bewegten Lebens, in Hans Magnus Enzensberger (dir.), Colloqui con Marx e Engels, Turin, Einaudi, 1977, p. 216. Selon l’épouse de Marx, ce changement était devenu absolument nécessaire « comme tous devenaient des philistins, nous ne pouvions pas continuer à vivre en bohémiens» (ibid.).
3. Karl Marx à Friedrich Engels, 26 septembre 1856, in Karl Marx, Friedrich Engels, Opere, vol. XL, Rome, Editori Riuniti, 1973, p. 76.
4. Friedrich Engels à Karl Marx, après le 26 septembre 1856, ibid., p. 78.
5. Karl Marx à Friedrich Engels, 20 janvier 1857, ibid., p. 98.
6. Karl Marx à Friedrich Engels, 2 avril 1858, ibid., p. 333.
7. Karl Marx à Friedrich Engels, 18 mars 1857, ibid., p. 114.
8. Karl Marx à Friedrich Engels, 23 janvier 1857, ibid., p. 103.
9. Karl Marx àjoseph Weydemeyer, 1er février 1859, ibid., p. 599.
10. Karl Marx à Friedrich Engels, 31 octobre 1857, ibid., p. 216.
11. Karl Marx à Friedrich Engels, 8 décembre 1857, ibid., p. 236.
12. Karl Marx à Friedrich Engels, 13 novembre 1857, ibid., p. 217.
13. Friedrich Engels à Karl Marx, 22 avril 1857, ibid., p. 131.
14. Karl Marx à Friedrich Engels, 22 février 1858, ibid., p. 299. Même s’ils contiennent quelques réflexions intéressantes, les articles pour l’encyclopédie furent rejetés par Engels comme des «travaux purement alimentaires […] qu’on peut enterrer sans remords», in Friedrich Engels à Hermann Schlüter, 29 janvier 1891, in Karl Marx, Friedrich Engels, Opere, op. cit., vol. IL, p. 18.
15. Karl Marx à Friedrich Engels, 8 décembre 1857, ibid. vol. XL, cit., p. 234.
16. Karl Marx à Friedrich Engels, 28 janvier 1858, ibid., p. 280.
17. Karl Marx à Friedrich Engels, 22 février 1858, ibid., p. 299.
18. Karl Marx à Friedrich Engels, 22 mai 1857, ibid., p. 141.
19. Karl Marx à Friedrich Engels, 8 juillet 1857, ibid., p.154.
20. Friedrich Engels à Karl Marx, 11 juillet 1857, ibid., p. 155.
21. Karl Marx à Friedrich Engels, 14 janvier 1858, ibid., p. 272.
22. Karl Marx à Friedrich Engels, 15 août 1857, ibid., p. 166.
23. Karl Marx à Friedrich Engels, 14janvier 1858, ibid., p. 272.
24. Friedrich Engels à Karl Marx, 29 octobre 1857, ibid., p. 214.
25. Friedrich Engels à Karl Marx, 15 novembre 1857, ibid., p. 223.
26. Friedrich Engels à Karl Marx, 31 décembre 1857, ibid., p. 258.
27. Jenny Marx à Conrad Schramm, 8 décembre 1857, ibid., p. 686.
28. Karl Marx à Friedrich Engels, 5janvier 1858, ibid. pp. 260-61.
29. Friedrich Engels à Karl Marx, 6janvier 1858, ibid., p. 262.
30. Karl Marx à Friedrich Engels, 1 février 1858, ibid., p. 287.
31. Karl Marx à Friedrich Engels, Il janvier 1858, ibid., p. 269.
32. Karl Marx à Ferdinand Lassalle, 22 février 1858, ibid., p. 577.
33. Karl Marx à Friedrich Engels, 14janvier 1858, ibid., p. 273.
34. Karl Marx à Friedrich Engels, 29 mars 1858, ibid., p. 326.
35. Karl Marx à Friedrich Engels, 2 avril 1858, ibid., p. 329.
36. Karl Marx à Ferdinand Lassalle, 21 décembre 1857, ibid., p. 575.
37. Karl Marx à Conrad Schramm, 8 décembre 1857, ibid., p. 573.
38. Karl Marx à Friedrich Engels, 22 février 1858, ibid., p. 300.
39. Karl Marx à Friedrich Engels, 23 janvier 1858, ibid., p. 276.
40. Karl Marx à Friedrich Engels, 29 mars 1858, ibid., pp. 326-27.
41. Karl Marx à Ferdinand Lassalle, 22 février 1858, ibid., p. 579. La citation latine «Je hais la plèbe ignorante et je l’écarté» est tirée d’Horace, Odes, livre III, 1.
42. Karl Marx à Ferdinand Lassalle, 31 mai 1858, Karl Mars, Friedrich Engels, Opere, op. cit., vol. XL, p. 588.
43. Friedrich Engels à Karl Marx, 17 mars 1858, ibid., p. 319.
44. Friedrich Engels à Karl Marx, 17 mars 1858, ibid., p. 322.
45. Friedrich Engels à Karl Marx, 11 février 1858, ibid., p. 293.
46. Karl Marx à Friedrich Engels, 14 février 1858, ibid., p. 294-95.
47. Jenny Marx à Friedrich Engels, 9 avril 1858, ibid., p. 689.
48. Karl Marx à Friedrich Engels, 23 avril 1857, ibid., p. 132.
49. Karl Marx à Friedrich Engels, 29 avril 1858, ibid., p. 339. La citation latine «voila la cause des larmes» est tirée de Térence, L’Andrienne, Acte I, scène 1.
50. Karl Marx à Ferdinand Lassalle, 31 mai 1858, in Karl Marx, Friedrich Engels, Opere, op. cit., vol. XL, p. 587.
51. Karl Marx à Friedrich Engels, 1er mai 1858, ibid., p. 342.
52. Karl Marx à Friedrich Engels, 31 mai 1858, ibid., p. 343-44.
53. Karl Marx à Friedrich Engels, 21 septembre 1858, ibid., p. 369.
54. Karl Marx à Friedrich Engels, 15 juillet 1858, ibid., p. 354.
55. Karl Marx à Friedrich Engels, 15 juillet 1858, ibid., p. 354-57.
56. Karl Marx àjoseph Weydemeyer, 1er février 1859, ibid., p. 600.
57. Karl Marx à Friedrich Engels, 13 août 1858, ibid., p. 367.
58. Friedrich Engels à Karl Marx, 7 octobre 1858, ibid., p. 373.
59. Karl Marx à Friedrich Engels, 11 décembre 1858, ibid., p. 390.
60. Friedrich Engels à Karl Marx, 7 octobre 1858, ibid., p. 373.
61. Karl Marx à Friedrich Engels, 8 octobre 1858, ibid., p. 376.
62. Karl Marx à Friedrich Engels, 8 octobre 1858, ibid., p. 376-77.
63. Karl Marx à Joseph Weydemeyer, 1er février 1859, ibid., p. 602.
64. Karl Marx à Friedrich Engels, 1er février 1858, ibid., p. 287.
65. Karl Marx à Friedrich Engels, 8 octobre 1858, ibid., p. 375.
66. Karl Marx, Il nuovo manifesto di Mazzini, 21 septembre 1858 (publié le 13 octobre 1858), ibid., vol. XVI, p. 38.
67. Karl Marx à Friedrich Engels, 24 novembre 1858, ibid., vol. XL, p. 386.
68. Karl Marx à Friedrich Engels, 2 novembre 1858, ibid., p. 382.
69. Karl Marx à Joseph Weydemeyer, 1er février 1859, ibid., p. 601.
70. Jenny Marx, Umrisse eines Bewegten Lebens, in Hans Magnus Enzensberger (dir.), Colloqui con MarxeEngels, op. cit., p. 217.

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Diffusion et réception du Manifeste en Italie de 1889 à 1945

Dans les dernières années, nous avons assisté à un fort regain d’intérêt pour Marx, auteur considéré durant la décennie précédente comme définitivement « dépassé ». La méconnaissance et la fortune de Marx en Italie et les vicissitudes de la publication du Manifeste, qui n’a été traduit qu’en 1889. A cause de conflits théoriques et d’aléas politiques, l’intérêt pour l’oeuvre de Marx n’a jamais été constant et a connu, dès le début, des phases indéniables de déclin. De la « crise du marxisme » à la dissolution de la « Seconde Internationale », des discussions sur les limites de la théorie de la plus-value aux tragédies du communisme soviétique, les critiques formulées contre les idées de Marx ont semblé, chaque fois, en dépasser définitivement l’horizon conceptuel. Mais il y a toujours eu un « retour à Marx »1. Constamment, un nouveau besoin de faire référence à son œuvre s’est fait sentir. A travers la critique de l’économie politique, les passages sur l’aliénation ou les pages brillantes des pamphlets politiques, elle a continué à exercer un attrait irrésistible sur ses partisans comme ses opposants.

Bien qu’à la fin du siècle dernier l’on ait décrété à l’unanimité l’oubli de Marx, depuis quelques années, contre toute attente, Marx est remonté sur le théâtre de l’histoire. En effet, on peut constater pour ce dernier un véritable regain d’intérêt ; sur les étagères des bibliothèques d’Europe, États-Unis et Japon, ses écrits sortent de plus en plus fréquemment de la poussière.

La redécouverte de Marx se fonde sur sa capacité persistante à expliquer le présent, tant il reste un instrument indispensable pour pouvoir le comprendre et le transformer. Face à la crise de la société capitaliste et aux contradictions profondes qui la traversent, on se remet à interroger cet auteur mis trop hâtivement de côté après 1989. Ainsi l’affirmation de Jacques Derrida « Ce sera toujours une faute de ne pas lire et relire et discuter Marx »2, qui, il y a encore quelques années, semblait une provocation isolée, est de plus en plus partagée. En effet, dès la fin des années 90, des émissions télévisées et radiophoniques quotidiennes, périodiques, ne font que discuter du penseur le plus actuel de notre époque : Karl Marx.

Le premier article à produire un certain écho en ce sens fut The return of Karl Marx, paru dans The New Yorker 3. Puis ce fut la BBC, qui en 1999 a attribué à Marx la qualité de plus grand penseur du millénaire. Quelques années plus tard, un numéro du Nouvel Observateur a été entièrement consacré à Karl Marx – le penseur du troisième millénaire ?4 et peu après l’Allemagne a payé également son tribut à celui qu’elle avait contraint à l’exil pendant quarante ans : en 2004, plus de 500 000 téléspectateurs de la télévision nationale ZDF ont élu Marx troisième personnalité allemande de tous les temps (et première, par contre, dans la catégorie « actualité ») et, durant les dernières élections, la célèbre revue Der Spiegel mettait Marx en couverture en titrant Ein Gespenst kehrt zurück (un spectre revient), avec les doigts en signe de victoire 5. Pour compléter cette curieuse revue de presse, ajoutons le sondage mené en 2005 par la station de radio BBC4, qui a remis à Marx la palme du philosophe le plus aimé des auditeurs anglais.

Même la lecture de Marx, presque complètement laissée de côté il y a quinze ans, montre des signes diffus de reprise et, avec l’essor de nouvelles études marquantes, des opuscules au titre My read Marx today ? paraissent dans plusieurs langues. Les revues internationales ouvertes à des contributions à propos de Marx et des marxismes rencontrent une faveur analogue, et de même, les colloques, cours et séminaires universitaires consacrés à cet auteur reviennent à la mode. Enfin, même timidement ou de manière plutôt confuse, de l’Amérique latine au mouvement altermondialiste, une nouvelle demande de Marx vient aussi du versant politique.

Encore une fois, le texte marxien qui plus qu’aucun autre a suscité les réactions les plus favorables chez les lecteurs et les chercheurs a été le Manifeste du parti communiste. En 1998, à l’occasion du cent cinquantième anniversaire de la publication, le Manifeste de Marx et Engels a été imprimé à des dizaines de nouvelles éditions en tous points de la planète et célébré non seulement comme la plus formidable prévision du développement du capitalisme à l’échelle mondiale, mais aussi comme le texte politique le plus lu de l’histoire de l’humanité. Pour cette raison, il peut être intéressant de reparcourir l’histoire de sa première propagation dans la Péninsule.

LA MÉCONNAISSANCE ITALIENNE
En Italie, les théories de Marx ont joui d’une popularité extraordinaire. En inspirant partis, organisations syndicales et mouvements sociaux, elles ont contribué, comme nulle autre, à la transformation de la vie politique nationale. En se répandant dans tous les domaines de la science et de la culture elles en ont changé de manière irréversible l’orientation et même le lexique. En concourrant à la prise de conscience de la propre condition des classes subalternes, elles sont devenues le principal instrument théorique dans le processus d’émancipation de millions d’hommes et de femmes.

Le niveau de diffusion qu’elles ont atteint peut être comparé à celui de peu d’autres pays. Il faut donc s’interroger sur l’origine de cette notoriété. C’est-à-dire : quand a-t-on commencé à parler pour la première fois de « Carlo Marx » ? Quand est apparu sur les journaux ce nom au bas des premiers écrits traduits ? Quand sa réputation s’est-elle propagée dans l’imaginaire collectif d’ouvriers et de militants socialistes ? Surtout, comment et dans quelles circonstances s’est affirmée sa pensée ?

Les toutes premières traductions des écrits de Marx, presque complètement inconnu durant les mouvements révolutionnaires de 1848, ne sont apparues que dans la seconde moitié des années soixante. Néanmoins, elles sont restées peu nombreuses et ne concernaient que l’ Orientation et les Statuts de l’« International Working Men’s Association ». C’est sans aucun doute l’éloignement de Marx et Engels de l’Italie qui a concouru à ce retard. Malgré la fascination qu’ils nourrissaient pour l’histoire et la culture italiennes et leur grand intérêt pour ce pays, Marx et Engels n’eurent pas de correspondants italiens avant 1860 et de relations politiques effectives avant 1870 6. Un premier intérêt concernant la figure de Marx n’est apparu qu’au moment de l’expérience révolutionnaire de la Commune de Paris.

En effet, la presse nationale de même que la myriade de journaux ouvriers de l’époque ont consacré en peu de semaines au « fondateur et dirigeant de l’Internationale »7 des esquisses biographiques et la publication d’extraits de lettres et de résolutions politiques (dont La Guerre civile en France). Même à cette occasion, les écrits imprimés – qui, si l’on comprend ceux d’Engels, atteignaient le nombre de 85 pour les seules années de 1871 et 1872 – concernaient exclusivement des documents de l’« Internationale », portant témoignage d’une attention d’abord politique puis seulement ensuite à caractère théorique 8. En outre, des descriptions fantaisistes, parues sur certains journaux, ont contribué à donner à son image une aura légendaire : « Karl Marx est un homme d’une ingéniosité et d’un courage à toute épreuve. Il court d’un État à l’autre, il change continuellement d’apparence, pour tromper la vigilance des espions de toutes les polices d’Europe. »9

L’autorité qui a commencé à entourer le nom de Marx fut aussi grande que vague 10. Effectivement, durant cette époque, des manuels de propagande diffusaient les conceptions de Marx – ou présumées telles – avec celles de Darwin et Spencer “. Sa pensée est alors considérée comme synonyme de légalisme 12 ou de positivisme 13. Ses théories furent synthétisées de manière invraisemblable avec celles pourtant aux antipodes de Fourier, Mazzini et Bastiat14. Sa figure côtoie – au gré des malentendus – celle de Garibaldi 15 ou de Schâffle 16.

En plus de rester aussi approximatif, l’intérêt porté à Marx, ne s’est pas traduit non plus par une adhésion à ses positions politiques. En effet, parmi les intemationalistes italiens – qui dans la confrontation entre Marx et Bakounine ont pris parti de façon presque compacte pour ce dernier -, son élaboration est restée presque inconnue et le conflit au sein de l’« Internationale » a été perçu plus comme une confrontation personnelle que comme un affrontement théorique 17.

Malgré cela, dans la décennie suivante marquée par l’hégémonie de la pensée anarchiste – qui n’a trouvé guère de mal à s’imposer dans la réalité italienne caractérisée par l’absence d’un capitalisme industriel moderne, et par conséquent une réalité ouvrière encore limitée, sans parler de la tradition encore vivante des conspirations liée à la récente révolution dans le pays18 -, les éléments théoriques de Marx sont allés lentement en s’affirmant dans les rangs du mouvement ouvrier 19.

Ils ont méme connu paradoxalement une première diffusion gràce aux anarchistes, qui partageaient complètement les théories de l’autoémancipation ouvrière et de la lutte des classes, contenues dans les Statuts et dans les Orientations de l’« Intemationale »20. Ensuite, ces demiers ont continué à publier Marx, souvent en polémiquant avec le socialisme, alors révolutionnaire en paroles, mais, dans la pratique, légaliste et révisionniste. La plus importante initiative fut certainement la publication en 1879 de l’abrégé du premier livre du Capital, sous la direction de Carlo Cafiero. Ce fut la première occasion où, méme sous une forme vulgarisée, les principaux concepts théoriques de Marx ont pu commencer à circuler en Italie.

LES ANNÉES 1880 ET LE « MARXISME » SANS MARX
Les écrits de Marx ne furent pas non plus traduits pendant les années 80. Mis à part très peu d’articles parus dans la presse socialiste, les seules oeuvres publiées furent deux oeuvres d’Engels (Socialisme utopique et socialisme scientifique en 1883 et L’Origine de la famille, de la proprie pnvee et de J’Etat en 1885) et n’ont paru – en éditions de très faible diffusion – que gràce à l’opiniàtreté et à la capacité d’initiative du socialiste bénéventin Pasquale Martignetti. Au contraire, d’importants éléments de la culture officielle, moins hostiles à l’égard de Marx que ceux d’Allemagne, ont commencé à s’occuper de ce dernier. Ainsi, à l’initiative des plus importants niveaux éditoriaux et universitaires, la très prestigieuse revue Biblioteca dell’economista, la méme que Marx avait consultée de nombreuses fois au cours de ses recherches au British Museum, a publié entre 1882 et 1884 en fascicules séparés et en 1886 en un volume unique, le premier livre du Capital. Pour preuve de l’insignifiance du mouvement italien, Marx n’eut connaissance de cette initiative, qui fut l’unique traduction de l’oeuvre réalisée en Italie jusqu’à après la Seconde Guerre mondiale, que par hasard deux mois avant sa mort 21. Quant à Engels, il ne l’apprit qu’en 1893 22 !

Malgré toutes les limites que nous avons décrites brièvement, la première diffusion du « marxisme » peut dater en fait de cette période. Cependant, à cause du nombre très restreint de traductions des écrits de Marx et de la difficulté non moins grande à se les procurer, cette diffusion n’eut presquejamais lieu en partant des sources originales, mais à travers des références indirectes, des citations de seconde main, des résumés écrits par la myriade d ‘épigones ou prétendus continuateurs apparus en peu de temps 23.

Durant ces années l’on vit se développer un véritable processus d’osmose culturelle, qui a touché non seulement les diverses conceptions socialistes présentes sur le territoire, mais aussi des idéologies qui n’avaient rien à voir avec le socialisme. Des intellectuels, des agitateurs politiques et des journalistes affûtaient leurs propres idées en mélangeant le socialisme avec tous les autres instruments théoriques dont ils disposaient24. Et si le « marxisme » a réussi rapidement à s’affirmer par rapport aux autres doctrines, et ceci également en raison de l’absence d’un socialisme italien autochtone, l’effet de cette homogénéisation culturelle fut la naissance d’un « marxisme » appauvri et déformé 25. Un « marxisme » passe-partout 26. Surtout, un « marxisme » sans connaissance de Marx, étant donné que les socialistes italiens qui l’avaient lu dans le texte original pouvaient encore se compter sur les doigts de la main 27.
Ce marxisme, bien qu’élémentaire, impur, déterministe et soumis aux contingences politiques, fut néanmoins capable de conférer une identité au mouvement ouvrier, de s’affirmer dans le Parti des Travailleurs Italiens fondé en 1892 et même d’imposer sa propre hégémonie dans la culture et la science italiennes28.

Jusqu’à la fin des années 80, on ne trouve aucune trace du Manifeste du parti communiste. Néanmoins ce dernier exercera, avec son principal interprète, Antonio Labriola, un rôle important dans la rupture avec ce « marxisme » altéré qui avait caractérisé jusqu’alors la réalité italienne. Mais avant d’en parler, il faut faire un retour en arrière.

LES PREMIÈRES PARUTIONS DU MANIFESTE EN ITALIE
Le prologue à la première édition du Manifeste du parti communiste en annonçait la publication « en anglais, français, italien, néerlandais et danois 29. Mais ce projet ne vit jamais le jour. En fait, si le Manifeste est devenu l’un des écrits les plus répandus de l’histoire de l’humanité, ce ne fut pas selon le plan des deux auteurs.

La première tentative de traduction du « Manifeste en italien et en espagnol » fut entreprise à Paris par Hermann Ewerbeck, dirigeant de la Ligue des Communistes de la capitale française 30. Cependant, malgré le fait qu’à des années de distance, Marx signale à tort dans son Herr Vogt l’existence d’une édition italienne 31, cette entreprise ne fut jamais menée à terme. Du projet initial, seule la traduction anglaise fut réalisée en 1850, précédée de la suédoise en 1848. Puis, suite à la défaite de la révolution de 1848-49, le Manifeste tomba dans l’oubli. Les seules réimpressions, deux dans les années 50 et trois dans les années 60, parurent en allemand et il faudra attendre vingt ans pour que sortent de nouvelles traductions. En effet, 1869 voit l’impression de l’édition russe et 1871 de l’édition serbe. A la même époque, à New York, la première version anglaise publiée aux États-Unis voit le jour ( 1871 ) de même la première traduction française (1872). En 1872 toujours sort à Madrid la première traduction espagnole, suivie, l’année d’après par la traduction portugaise effectuée à partir de cette dernière.

A cette époque, en Italie, le Manifeste était encore inconnu. Sa première brève présentation, composée de résumés et extraits du texte, n’apparut qu’en 1875, dans l’oeuvre de Vito Cusumano, Les Écoles économiques de l’Allemagne face à la question sociale. On pouvait y lire ceci « du point de vue du prolétariat, ce programme est aussi important que la Déclaration des droits de l’homme pour la bourgeoisie c’est l’un des événements les plus importants du xix, siècle, l’un de ceux qui marquent, qui donnent un nom et un sens à un siècle 32.

Ensuite, les références au Manifeste se firent rares. Néanmoins, l’écrit fut cité en 1883 dans les articles qui rapportaient la nouvelle de la disparition de Marx. Le journal socialiste La Plebe en n parlait comme un « des documents fondamentaux du socialisme contemporain […] symbole de la majorité du prolétariat socialiste de l’Occident et de l’Amérique du Nord 33. Le quotidien bourgeois la Gazetta Piemontese présentait au contraire Marx comme l’auteur du « fameux Manifeste des Communistes, qui devint l’étendard du socialisme militant, le catéchisme des déshérités, l’évangile sur lequel votent, jurent, combattent les ouvriers allemands et la majeure partie des ouvriers anglais 34. Malgré ces appréciations, une édition se faisait encore attendre.

En 1885, après avoir reçu une copie du Manifeste par Engels, Martignetti en fit la traduction. Or, faute d’argent, l’édition ne fut jamais publiée. La première traduction italienne ne parut qu’en 1889, avec plus de quarante ans de retard, lorsque avaient déjà été publiées vingt-et-une éditions allemandes, douze russes, onze françaises, huit anglaises, quatre espagnoles, trois danoises (la première en 1884), deux suédoises et une respectivement en portugais, tchèque (1882), polonais (1883), norvégien (1886) et yiddish (1889). Le texte italien fut publié sous le titre Manifeste des socialistes rédigé par Marx et Engels, en dix fois entre août et novembre, dans le journal démocratique de Crémone L’Eco del popolo. Mais cette version se distinguait par sa mauvaise qualité, s’avérait privée des préfaces de Marx et Engels, de la troisième section (Littérature socialiste et communiste) et de différentes autres parties qui furent omises ou résumées. De plus, la traduction de Leonida Bissolati, faite d’après l’édition allemande de 1883 et confrontée avec celle de Laura Lafargue en 1885, simplifiait les expressions les plus compliquées. Donc, plus que d’une traduction, il s’agissait d’une vulgarisation, avec un certain nombre de passages traduits textuellement 35.

La seconde édition italienne, qui fut la première à paraître en brochures, date de 1891. La traduction, faite d’après la version française de 1885 du journal parisien Le Socialiste, et la préface sont dues à l’anarchiste Pietro Gori. Le texte se signale par l’absence de préambule et par différentes erreurs. L’editeur Flaminio Fantuzzi, lui aussi proche des positions anarchistes, n’en a avisé Engels qu’une fois les choses faites et ce dernier, dans une lettre à Martignetti, a exprimé sa gêne pour 1es « préfaces d’inconnus du type Gori >>36.
La troisième édition italienne est parue en 1892, en feuilleton, sur le périodique Lotta di classe de Milan. Cette version, qui se présentait comme la « première et seule traduction italienne du Manifesto, qui ne soit pas une trahison » 3′, fut menée par Pompeo Bettini sur l’édition allemande de 1883.

Même si celle-ci présentait des erreurs et des simplifications de certains passages, elle s’est affirmé de façon décisive sur les autres, a connu de nombreuses rééditions jusqu’en 1926, et a donné le coup d’envoi au processus de formation de la terminologie marxiste en Italie 38. Cannée suivante, avec certaines corrections et améliorations de style et avec l’indication que«la version complète [a été] faite à partir de la 5e édition allemande (Berlin 1891) >>39, cette traduction est parue en brochures à 1 000 exemplaires. En 1896 elle fut réimprimée à 2 000 exemplaires. Le texte contenait les préfaces de 1872,1883 et 1890, traduites par Filippo Turati, directeur de Critica Sociale, alors principale revue du socialisme italien, et le préambule Au lecteur italien que ce dernier avait réussi à obtenir d’Engels pour l’occasion, afin de pouvoir distinguer la nouvelle édition de celles qui l’avaient précédée. La préface italienne fut la dernière écrite pour le Manifeste par un de ses auteurs.

Dans les années suivantes, furent publiées deux autres éditions qui, bien que privées de l’indication du traducteur, reprenaient fondamentalement la version de Bettini. La première, à laquelle manquaient néanmoins la préface et la troisième section, fut réalisée pour donner au Manifeste une édition populaire et à bon marché. Elle fut publiée à l’occasion du 1er mai 1897 par la revue Era Nuova et parut à Diano Marina (en Ligurie) à 8 000 exemplaires. La seconde, sans les préfaces, à Florence, chez l’éditeur Nerbini, en 1901.

LE MANIFESTE ENTRE LA FIN DU XIXe SIÈCLE ET LE FASCISME
Dans les années 1890, la diffusion des écrits de Marx et Engels a fait de grands progrès. La consolidation des structures éditoriales de ce qui était devenu le Parti Socialiste Italien, l’oeuvre accomplie par les nombreux petits journaux et éditeurs et la collaboration d’Engels à la Critica sociale ont grandement contribué à donner une connaissance plus large de l’oeuvre de Marx. Mais cela n’a pas suffi pas à endiguer le processus d’altération qui en accompagnait la diffusion. Le choix de mâtiner les conceptions de Marx aux théories les plus disparates a été autant l’oeuvre de ce phénomène qu’on appelle le « socialisme de chaire » que du mouvement ouvrier, dont les contributions théoriques, même si elles commençaient à prendre de l’ampleur, étaient encore marquées par une très faible connaissance des écrits de Marx.

Marx avait désormais atteint une notoriété indéniable, mais il était encore considéré comme un primus interpares dans la foule des socialistes existants40. Surtout, sa pensée fut diffusée par ses pires interprètes. Pour les caractériser, prenons l’exemple de celui qui était considéré comme « le plus socialiste, le plus marxiste […] des économistes italiens »41 : Achille Loria, correcteur et améliorateur de ce Marx que personne ne connaissait assez pour dire en quoi il était corrigé ou amélioré. Puisqu’on connaît sa description faite par Engels dans la Préface au Livre III du Capital – « effronté au-delà de toute limite, visqueux comme une anguille pour se faufiler à travers les situations impossibles, recevant des coups de pied avec un dédain héroïque, s’appropriant sans vergogne les productions d’autrui »42 -, il peut être utile, pour mieux décrire la falsification subie par Marx, de rappeler une anecdote racontée, en 1896, par Benedetto Croce.

En 1867, à Naples, à l’occasion de la constitution de la première section italienne de l’« Internationale », un personnage étranger inconnu « très grand et très blond, aux manière de vieux conspirateur et au parler mystérieux », intervint pour valider la naissance du cercle. Plusieurs années après, un avocat napolitain, présent lors de la rencontre, était encore convaincu que « cet homme grand et blond n ‘était autre que Karl Marx »43 et il fallut beaucoup de patience pour le convaincre du contraire. Comme en Italie de nombreux concepts marxistes ont été introduits par l’« illustre Loria >>44, on peut conclure que le Marx diffusé initialement était un Marx dénaturé, un Marx, lui aussi, « grand et blond » 45 !

Cette réalité n’a changé que grâce à l’oeuvre de Labriola qui fut le premier à introduire en Italie la pensée de Marx de manière authentique. Plus que d’être interprété, actualisé ou « complété » par d’autres auteurs, on peut affirmer que, grâce à lui, Marx a été révélé pour la première fois 46. Ce sont les Essais sur la conception matérialiste de 1’histoire, publiés par Labriola entre 1895 et 1897 qui ont accompli cette tâche. Le premier d’entre eux, En mémoire du Manifeste des communistes, consistait justement en une étude sur la genèse du Manifeste qui, suite à l’approbation par Engels un peu avant sa mort47, en est devenu le commentaire le plus important et l’interprétation officielle dans le camp « marxiste ».

Ce fut l’occasion d’une confrontation à de nombreuses limites de la réalité italienne. Selon Labriola, la révolution « ne peut pas résulter de l’émeute d’une foule guidée par quelques-uns, mais doit être et sera le résultat des prolétaires eux-mêmes >>48.<< Le communisme critique – qui pour le philosophe napolitain était le nom le plus apte à décrire les théories de Marx et Engels – ne fabrique pas les révolutions, ne prépare pas les insurrections, n’arme pas les émeutes […] bref n’est pas un séminaire où se forme l’état-major des capitaines de la révolution prolétarienne ; c’est seulement la conscience de la révolution. » 49 Le Manifeste n’est donc pas«le vademecum de la révolution prolétarienne » 5°, mais l’instrument pour démasquer la naivete du socialisme qui se croit possible « sans révolution, ou plutôt sans mutation fondamentale de la structure élémentaire et générale de la société »51.

Traduit de l’italien par Aymeric Monville et Luigi-Alberto Sanchi

Références
1. Cf. Gian Maria Bravo, Marx e il marxismo nella prima sinistra italiana, in Marcello Musto (dir.), Sulle tracce di un fantasma. L’opera di Karl Marx tra filologia e filosofia, Rome, Manifestolibri, 2006 (2005), p. 97.
2. Jacques Derrida, Spectres de Marx, Galilée, Paris, 2003.
3. Cf. John Cassidy, The return of Karl Marx, in The New Yorker, 20/27 octobre 1997, pp. 248-259.
4. Cf. Le Nouvel Observateur, octobre/novembre 2003.
5. Cf. Der Spiegel, 22 aoüt 2005.
6. Cf. Giuseppe Del Bo (dir.), La corrispondenza di Marx e Engels con italiani (1848-1895), Milan, Feltrinelli, 1964, pp. IX-XXI.
7. Carlo Marx capo supremo dell’Internazionale, in Il proletario italiano (Turin), 27 juillet 1871.
8. Cf. Roberto Michels, Storia del marxismo in Italia, Rome, Luigi Mongini (Editeur), 1909, p. 15, qui souligne comment « dès le départ ce fut le Marx politique qui a poussé peu à peu les Italiens à s’occuper également du Marx scientifique ».
9. Carlo Marx capo supremo dell’Internazionale, op. cit.
10. Cf. Renato Zangheri, Storia del socialismo italiano, volume I, Turin, Einaudi, 1993, p. 338.
11.0n en trouvera un exemple dans le manuel d’Oddino Morgari, L’arte della propaganda socialista, Libr. Editr. Luigi Contigli, Florence 1908 (2ème éd.), p. 15. Ce manuel proposait aux propagandistes du parti d’utiliser le mode d’apprentissage suivant lire avant tout un résumé général de la pensée de Darwin et de Spencer qui offrira au lecteur la direction générale de la pensée moderne ; c’est ensuite Marx qui viendra compléter la « formidable triade » qui viendra clore dignement « l’évangile des socialistes contemporains ». A ce sujet cf. Roberto Michels, Storia del marxismo in Italia, op. cit., p. 102.
12. Ibid., p. 101.
13. Voir l’écrit très répandu d’Enrico Ferri, Socialismo e scienza positiva. Darwin, Spencer, Marx, Rome, Casa Editrice Italiana, 1894. Dans sa préface, l’auteur italien affirme «J’entends montrer comment le socialisme marxiste […] n’est que le complément pratique et fécond, dans la vie sociale, de cette révolution scientifique moderne […] décidée et articulée par les œuvres de Charles Darwin et Herbert Spencer. »
14. Cf. Gnocchi Viani, Il socialismo moderno, Milan, Casa di pubblicità Luigi Pugni, 1886. Voir à ce sujet la critique faite à Gnocchi Viani par Roberto Michels, Storia critica del movimento socialista italiano. Dagli inizi fino al 1911, Florence, Società An. Editrice « La voce », 1926, p. 136.
15. En guise d’exemple, voir la lettre de l’« Association Démocratique de Macerata » à Marx du 22 décembre 1871. Cette organisation propose Marx comme « triumvir honoraire avec les citoyens Giuseppe Mazzini et Giuseppe Garibaldi », in Giuseppe Del Bo (dir.), op. cit., p. 166. En rapportant la nouvelle à Wilhelm Liebknecht, le 2 janvier 1872, Engels écrit « Une société de Macerata dans la Romagne a nommé ses 3 représentants honoraires Garibaldi, Marx et Mazzini. Cette confusion reflète fidèlement l’état de l’opinion publique au sein des ouvriers italiens. Il ne manque que Bakounine pour compléter le tableau », MEW 33, Berlin, Dietz Verlag, 1966, p. 368.
16. Cf. Roberto Michels, Storia del marxismo in Italia, op. cit., p. 101, qui montre comment « aux yeux de nombreuses personnes Schâffle est passé pour le plus authentique de tous les marxistes ».
17. Cf. Paolo Favilli, Storia del marxismo italiano. Dalle origini alla grande guerra, Milan, FrancoAngeli, 2000 (1996), p. 50.
18. Cf. Paolo Favilli, Storia del marxismo in Italia. Dalle origine alla grande guerra, cit., p. 45.
19. Ibid., p. 42.
20. Ibid., pp. 59-61.
21. Cf. Tullio Martello à Karl Marx, 5 janvier 1883, in Giuseppe del Bo (dir.), op. cit., p. 294.
22. Cf. Filippo Turati à Friedrich Engels, 1er juin 1893, in ibid., p. 479-480.
23. Cf. Roberto Michels, op. cit., p. 135, qui montre comment, en Italie, le marxisme ne résultait pas « pour la quasi-totalité de ses adeptes, d’une profonde connaissance des œuvres scientifiques du maître, mais de contacts pris çà et là avec quelques-uns de ses écrits politiques d’occasion et certains résumés (non les siens) et souvent, ce qui était pire, à travers ses épigones de la social- démocratie allemande ».
24. Cf. Antonio Labriola, Discorrendo di socialismo e filosofia, in Scritti filosofici e politici, Franco Sbarberi (dir.), Turin, Einaudi, 1973, p. 731. Il montrait comment « nombre de ceux qui en Italie se consacraient au socialisme et n’agissaient pas en simples agitateurs, conférenciers et candidats, sentent qu’il est impossible de s’en constituer une vision scientifique sans le rattacher, d’une manière ou d’une autre, à la persistante conception génétique des choses qui gît au fond de presque toutes les sciences. D’où la manie, chez beaucoup d’entre eux, à vouloir faire entrer dans le socialisme toute la science dont ils disposent plus ou moins ».
25. Cf. Gian Maria Bravo, op. cit., p. 103.
26. En français dans le texte (n.d.t.)
27. Cf. Roberto Michels, op. cit., p. 99.
28. Cf. Benedetto Croce, Storia d’Italia dal 1871 al 1915, Bari, Laterza, 1967, pp. 146 et 148.
29. Friedrich Engels, Karl Marx, Manifest der kommunistischen Partei, MEW 4, Dietz Verlag, Berlin 1959, p. 461.
30. Cf. Friedrich Engels à Karl Marx, 25 avril 1848, MEGA2 111/2, p. 153.
31. Cf. Karl Marx, Herr Vogt, MEGA2 1/18, p. 107.
32. Vito Cusumano, Le scuole economiche della Germania in rapporto alla questione sociale, Prato, Giuseppe Marghieri Editeur, 1875, p. 278.
33. In La Plebe (Milan), avril 1883, n. 4.
34. Dall’Enza, Carlo Marx e il socialismo scientifico e razionale, in Gazzetta Piemontese (Turin), 22 mars 1883.
35. Cf. Bert Andréas, Le Manifeste Communiste de Marx et Engels, Milan, Feltrinelli, 1963, p. 145.
36. Friedrich Engels à Pasquale Martignetti, 2 avril 1891, in MEW 38, Berlin, Dietz Verlag, 1964, p. 72.
37. In Lotta di classe (Milan), 1892, n. 8.
38. Cf. Michele A. Cortellazzo, La diffusione del Manifesto in Italia alla fine dell’Ottocento e la traduzione di Labriola, in Cultura Neolatina, 1981, n. 1-2, p. 98, qui affirme « 1892 marque, parmi l’ensemble des traductions du Manifeste au xix’ siècle, une séparation en deux domaines bien distincts avant cette date, on trouve des traductions approximatives, lacunaires et largement tributaires des versions étrangères, plus importantes pour leur valeur de premiers documents de la diffusion du texte en Italie que pour la qualité des traductions après cette date on trouve des traductions complètes et scrupuleuses qui, par leur tirage également, ont eu un impact décisif sur la diffusion du marxisme en Italie ».
39. Cf. Carlo Marx, Friedrich Engels, Il Manifesto del Partito Comunista, Milan, Uffici della Critica Sociale, 1893, p. 2.
40. Cf. Gaetano Arfé, Storia del socialismo italiano (1892-1926), Milan, Mondadori, 1977, p. 70.
41. Filippo Turati à Achille Loria, 26 décembre 1890, in Appendice à Paolo Favilli, Il socialismo italiano e la teoria economica di Marx (1892-1902), Naples, Bibliopolis, 1980, p. 181-182.
42. Friedrich Engels, Vorwort ä Karl Marx, Das Kapital. Dritter Band, MEGA 11/15, p. 21.
43. Benedetto Croce, Materialismo storico ed economia marxistica, Naples, Bibliopolis, 2001, p. 65.
44. Friedrich Engels, op. cit., p. 21.
45. Benedetto Croce, Materialismo storico ed economia marxistica, op. cit., p. 65.
46. Cf. Antonio Labriola à Benedetto Croce, 25 mai 1895, in Benedetto Croce, Materialismo storico ed economia marxistica, op. cit., p. 269. A ce propos, voir également Mario Tronti, Tra materialismo dialettico e filosofia della prassi. Gramsci e Labriola, in Alberto Caracciolo, Gianni Scalia (dir.), La città futura. Saggi sulla figura e il pensiero di Antonio Gramsci, Milan, Feltrinelli, 1959, p. 148.
47. « Tout est très bien, à part quelques petites erreurs factuelles et au début un style un peu trop érudit. Je suis très curieux de voir le reste », in Friedrich Engels à Antonio Labriola, 8 juillet 1895, MEW 39, Berlin, Dietz Verlag, 1968, p. 498.
48. Cf. Antonio Labriola, In memoria del Manifesto dei comunisti, in id., Scritti filosofici e politici, op. cit., p. 507.
49. Ibid., p. 503.
50. Ibid., p. 493.
51. Ibid., p. 524-525.

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L’importance actuelle de Marx, 150 ans après les Grundrisse

Eric Hobsbawm est consideré comme l’uns des plus grands historiens vivants.

Il est président de la Birkbeck College (London University) et professeur émérite de la New School for Social Research (New York).  Parmi l’ensemble de ses nombreux ses écrits on relève : la triologie autour du “long XIX e siècle” L’âge de la Révolution : Europe 1789-1848 (1962); L’âge du capital: 1848-1874 (1975);L’age de l’Empire: 1875-1914 (1987 et le livre : The Age of Extremes: The Short Twentieth Century, 1914-1991 (1994)traduits en diverses langues. Nous l’avons interviewé à propos de la publication du voume Karl Marx’s Grundrisse. Foundations of the Critique of Political Economy 150 Years Later  et avec la préoccupation de la nouvelle actualité  qu’ont désormais les écrits de Marx ces dernières années et depuis la nouvelle crise de Wall Street.

Marcelo Musto. Professeur Hobsbawm,deux décennies après 1989, quand il  fut hativement relégué dans l’oubli, Karl marx est revenu au centre de l’attention.. Libéré du rôle « d’intrumentum regni » qui lui a été assigné en Union soviétique et des liens avec le « marxisme – léninisme », non seulement il est l’objet d’une attention intellectuelle grâce à de nouvelles publications de son œuvre mais l’intérêt a été renouvelé.  De fait, en 2003, la revue française Nouvel Observateur a dédié un numéro spécial à Karl Marx, salué comme le penseur du troisième millénaire.Une année après en Allemagne, dans une enquête organisée par la chaîne de télévision  ZDF pour établir la liste des allemands les plus importants de tous les temps, plus de 500.000 spectateurs ont voté pour Karl Marx, qui a a obtenu la troisième place dans la classification générale et la première dans la catégorie de « l’importance actuelle » En 2005, l’hebdomadaire Der Spiegel lui a dédicacé une couverture avec le titre  Ein Gespenst Kehrt zurük (Un spectre est de retour). A la même époque les auditeurs du programme In Our Time de Radio 4 de la BBC ont voté pour Marx comme le plus grand philosophe.

Dans une conversation récemment publiée avec Jacques Attali, vous avez dit que paradoxalement « ce sont les capitaliste, plus que les autres, qui sont en train de rédécouvrir Marx » et vous avez parlé de votre éronnement, quand l’homme d’affaire et politicien libéral, George Soros, vous a dit   « je suis en train de lire Marx et il y a beaucoup de choses intéressantes  dans ce qu’il dit ». Bien qu’elles  soient faibles et bien vagues ? quelles sont les raisons de cette renaissance ? Est-il possible que son oeuvre soit intéressant seulement pour les spécialistes et les intellectuels pour être présenté dans des cours universitaires comme un grand classique de la pensée moderne qui ne devrait pas être oublié ? ou : pourrait-il exister  également, une nouvelle » Demande de Marx « dans l’avenir du côté politique

Eric Hobsbawm.Il y a indubitablement une renaissance de l’intérêt public pour Marx dans le monde capitaliste, néanmoins probablement pas encore chez les nouveaux membres de l’Union Européenne de l’Europe de l’Est. Cette renaissance  a été probablement accéléré par le fait que le150 e anniversaire de la publication du Manifeste du Parti communiste a coïncidé avec une crise économique internationale particulièrement dramatique au milieu d’une période de globalisation ultra-rapide du  libre marché.
Marx a prévu la nature de l’économie mondiale du commencement du XXIe siècle, sur la base de son analyse de la « société bourgeoise », avec cent cinquante ans d’avance. Il n’est pas surprenant que les capitalistes intelligents, spécialement dans le secteur financier globalisé, aient été impressionnés par Marx, puisqu’ils ont nécessairement été plus concients que les autres de la nature et de  l’instabilité de l’économie capitaliste dans laquelle ils opéraient. La majorité de la gauche intellectuelle en revanche ne savaient que faire avec Marx. Elle était démoralisée par l’effondrement du projet social-démocrate dans la majorité des Etats Atlantiques du Nord dans les années quatre vingt et la conversion massive des gouvernements nationaux à l’idéologie du libre marché ainsi que l’effondrement des systèmes politiques et économiques qui affirmaient s’être inspirés par Marx et lénine. Ceux que l’on a appelés les « nouveaux mouvements sociaux » comme le féminisme, n’ont pas non plus eu de connexion logique avec l’anti-capitalisme (bien que comme individus ses membres pussent être aliénés par lui) ou ils ont contesté la croyance en progrès sans fin du contrôle humain sur la nature que capitalisme et le socialisme traditionnel avaient partagée. En même temps, un « prolétariat », divisé et handicapé, a cessé d’être crédible comme  agent historique de la transformation sociale de Marx.. C’est aussi le fait que dès 1968, des mouvements les plus en vue radicaux ont préféré l’action directe non nécessairement basée sur beaucoup de lectures et analyses théoriques. Un pause ne signifie pas que Marx cessait d’être considéré comme un grand penseur classique, bien que pour des raisons politiques, spécialement dans des pays comme la France et l’Italie où jadis il y a eu des Partis communistes puissants il y ait eu une offensive intellectuelle passionnée contre Marx et les analyses marxistes, qui probablement a connu son plus haut niveau dans les années quatre vingt et quatre vingt dix.   Il y a des signes que maintenant l’eau remonte à son étiage.

2) M. M. Tout au long de sa vie, Marx a été un subtil et infatigablechercheur, qui a perçu et a analysé mieux que tout  autre dans son temps, le développement du capitalisme à une échelle mondiale. Il a compris que la naissance d’une économie internationale globalisée était inhérente au mode capitaliste de production et a prédit que ce processus engendrerait non seulement la croissance et la prospérité vantées par des libéraux théoriques et politiques mais ausside violents conflits, des crises économiques et de l’injustice sociale généralisée.   Dans l’ultime décade nous avons vu la crise financière de l’est asiatique, qui a commencé durant l’été 1997, lacrise économique argentine de 1999-2002 et surtout la crise des subprimes qui a commencé aux etats-unis en 2006 et maintenant est devenue la plus grande crise financière de la post-guerre. Est-il correct alors de dire que le retour en force de l’intérêt pour marx est basé sur la crise de la société capitaliste et sur sa capacité toujours vivante d’expliquer les contradictions du monde actuel ?

E. H. Savoir si la politique de la gauche dans l’avenir sera inspirée encore une fois par les analyses de Marx, comme cela a été le cas pour les vieux mouvements socialistes et communistes,  cela dépendra de ce qui se passera dans le monde capitaliste. Mais cela implique non seulement Marx mais la gauche si elle a un projet et une idéologie politique cohérente. Puisque, comme vous le dites correctement, la récupération de l’intérêt pour Marx est considérablement – je dirais, principalement- basée sur l’actuelle crise de la société capitaliste la perspective est plus prometteuse que ce qu’elle fut dans les années quatre vingt dix. L’actuelle crise financière mondiale qui peut bien devenir la plus grande dépression économique aux États-Unis a dramatise l’échec de la théologie du marché libre global incontrôlé et oblige, le Gouvernement nord-américain, à considérer y compris choisir de promouvoir  des actions publiques oubliées depuis les années  trente. Les pressions politiques affaiblissent déjà l’engagement des gouvernements neoliberales dans une globalisation incontrôlée, illimitée, dérégulée. Dans certains cas (la Chine) les vastes inégalités et les injustices causées par une transition générale à une économie de libre marché, entraîne déjà des problèmes importants pour la stabilité sociale et des doutes y compris au plus hauts niveaux du gouvernement..

Il est clair que tout « retour à Marx » sera essentiellementun retour à l’analyse de Marx du capitalisme et  et sa place dans l’évolution historique de l’humanité – y compris surtout, ses analyses de l’instabilité centrale de son développement.

3) M. M. Vous ne pensez pas que si les forces politiques et intellectuelles de la gauche internationale, qui se questionnent ici mêmes au sujet du socialisme dans le nouveau siècle , si elles renonçaient aux idées de Marx : ne perdraient-elles pas un guide fondamental pour l’examen et la transformation de la réalité actuelle ?

E. H. Aucun socialiste ne peut renoncer aux idées de Marx, alors que sa croyance dans le fait  que le capitalisme doit être remplacé par une autre forme de société est basée, non dans l’espérance ou la volonté mais dans une analyse sérieuse du développement capitaliste qui procède a travers des crises économiques auto-générées avec des dimensions politiques et sociales. Aucun marxiste ne pourrait croire ne fut-ce qu’un instant que, comme les idéologues neoliberaux l’ont affirmé en 1989, que le capitalisme libéral s’était établi pour toujours, que l’histoire avait une fin ou, en effet, que n’importe quel système de relations humaines pourrait être pour toujours, final et définitif.

Sa prédiction réelle que le capitalisme serait remplacé par un système administré ou planifié socialement semble encore raisonnable, bien qu’il ait certainement sous-estimé les éléments du marché qui survivront dans un système (s) post-capitaliste. Puisqu’il s’est délibérément abstenu de spéculer à propos de l’avenir, il ne peut pas être rendu responsable des formes spécifiques dans lesquelles les économies « socialistes » ont été organisées sous « le socialisme réel » En ce qui concerne les objectifs du socialisme , Marx ne fut pas l’unique penseur qui cherchait une société sans exploitation et aliénation, dans laquelle les êtres humains pourraient réaliser pleinement leurs potentialités, mais ce fut lui qui l’exprima avec   force plus grande que tout les autres, et ses mots continuent à nous inspirer par leur puissance..
Cependant, Marx ne reviendra pas une inspiration politique pour la gauche tant qu’il ne sera pas entendu que ses écrits ne doivent pas être traités comme programmes politiques, d’autorité, ou autrement, ni comme la description d’une situation réelle du monde capitaliste d’aujourd’hui, mais plutôt, comme un guide dans la manière de le comprendre la nature du développement capitaliste.

Nous ne pouvons pas non plus ou nous ne devons pas oublier qu’il n’a pas joui d’une présentation bien exprimée, cohérente et complète de ses idées, malgré les tentatives d’Engels et  d’autres de construire les manuscrits de Marx, du volume  II et IIIe du Capital. Comme les Grundrisse le montrent.  le Capital même complet aurait seulement comporté une partie du propre plan original de Marx, peut-être excessivement ambitieux.
D’un autre côté, Marx ne reviendra pas à la gauche tant que l’actuelle tendance des activistes radicaux de changer l’anticapitalisme en un anti- globalisme ne sera pas abandonnée. La globalisation existe et, sauf un effondrement général de la sociétéhumaine,  elle est irréversible. En effet, Marx l’a reconnu comme un fait et. comme un internationaliste, ill’a accueilli favorablement, théoriquement. Ce qu’il a critiqué et ce que nous devons critiquer est le type de globalization produit par le capitalisme.

4) M. M. Un des écrits de Marx qui suscite le plus grand intérêtparmi les nouveaux lecteurs et commentateurs sont les Grundrisse. Ecrits entre 1857 et 1858, les Grundrisse sont  le premier brouillon de la critique de l’économie politique de Marx et, donc, aussi le travail initial préparatoire du Capital; le livre contient de nombreuses réflexions sur les sujets que Marx n’a pas développés dans aucune autre partie de sa création inachevée. Pourquoi, selon votre opinion, ces manuscrits de l’oeuvre de Marx, continuent-ils à de provoquer plus débat que n’importe lequel autre, malgré le fait qu’il les a seulement écrits pour résumer les fondements de sa critque de l’économie politique ? Quel est la raison de cet intérêt persistant ?

E. H.  De mon point de vue, les Grundrisse  ont eu un impact international d’une telle importance dans les milieux marxistes intellectuels pour deux raisons liées. Ils sont restés non publiés virtuellement avant les années cinquante et, comme vous le dites, en contenant une masse de réflexions sur des sujets que Marx n’a  pas développés dans aucune autre partie. Ce n’a pas été une partie  largement dogmatisée du corpus du marxisme orthodoxe dans le monde du socialisme soviétique, il en résulte que le socialisme soviétique ne pouvait pas les jeter simplement. Ils n’ont pu être utilisés, donc, par les marxistes qui voulaient critiquer d’une manière orthodoxe ou amplifier la portée de l’analyse marxiste au moyen d’une référence à un texte qui ne pourrait pas être accusé d’être hérétique ou anti-marxiste. C’est pourquoi, les éditions des années soixante-dix et des années quatre-vingts avant la chute du Mur de Berlin, ont continué de provoquer un débat, fondamentalement parce que dans ces manuscrits Marx envisage des problèmes importants qui n’ont pas été reportés dans le Capital, comme par exemple, les questions relevées dans ma préface du volume des essais que vous avez collectés (Karl Marx’s Grundrisse. Foundations of the Critique of Political Economy 150 Years Later, editado por M. Musto, Londres-Nueva York, Routledge, 2008).

5) M. M. Dans la préface de ce livre, écrit par quelques experts internationaux, pour commémorer  le 150 anniversaire depuis sa composition, vous avez écrit : « Peut-être que c’est le moment opportun pour revenir à l’étude des Grundrisse nous sommes moins contraints par les considérations temporelles des politiques de gauche entre la dénonciation de Nikita Khrushchev de Stalin et la chute de Mikhail Gorbachev ». De plus, pour souligner l’énorme valeur de ce texte, vous établissez que les Grundrisse « contiennent une analyse et la compréhension, par exemple, de la technologie qui montre que Marx traite du capitalisme plus avant qu’au XIX e siècle alors que la production ne requiert pas encore de main d’oeuvre massive, d’automisation, de potentiel du temps libre et  des transformations de l’aliénation dans de telles circonstances. C’est un texte unique qui va, d’une manière, au-delà des propres indices de Marx de l’avenir communiste dans  l’Idéologie allemande .  En peu de mots, il a correctement décrit la pensée de Marx dans toute sa richesse. C’est  cause de cela que l’on peut s’interroger: quel pourra être le résultat de la re-lecture des Grundrisse aujourd’hui ?

E. H. Il n’y a probablement plus qu’une poignée d’éditeurs et de traducteurs qui ont une pleine connaissance de ce contexte et  d’une notoirement difficile masse de textes. Mais un re-re-lecture ou plustôt aujourd’hui une lecture de ceux-ci peut nous aider à repenser Marx : à distinguer le général dans l’analyse du capitalisme de Marc de ce qui fut le spécifique de la situation de « la société bourgeoise » au milieu du XIX e siècle. Nous ne pouvons pas prédire quelles conclusions de cette analyse ont peut tirer et probablement seulement qu’ils n’entraîneront pas l’unanimité.

6) Un M. M. Pour terminer une question finale : pourquoi est-il important de lire aujourd’hui Marx ?
E. H.  Pour quiconque est intéressé par les idées, qu’il soit un étudiant universitaire ou non, il est manifeste que Marx est et restera comme l’un des grands esprits philosophiques et des analystes économiques du dix neuvième siècle et, au plus haut de son expresion, un maître dans une prose passionnée.  Il est également important de lire Marx parce que le monde dans lequel nous vivons, ne peut être compris sans l’influence que les écrits de cet homme eut sur le XX e siècle. Et finalement, il devra être lu parce que comme il l’a écrit lui-même, le monde ne pourra être changé de manière effective à moins qu’il soit compris, et Marx reste un superbe guide pour la compréhension du monde et les problèmes auquels nous devons faire face.

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Karl Marx à Paris

I. Paris capitale du monde nouveau
Paris est une « monstrueuse merveille, stupéfiant ensemble de mouvements, machines et pensées, la cité des cent mille romans, la tête du monde » [1]; Balzac décrivait ainsi dans un de ses récits, l’effet que la capitale française produisait sur ceux qui ne la connaissaient pas à fond.

Durant les années précédant la révolution de 1848, la cité était habitée par des artisans et ouvriers en continuelle agitation politique ; du fait des colonies d’exilés, révolutionnaires, écrivains et artistes, ainsi que du ferment social qui la traversait, elle avait atteint une intensité qui s’est rencontrée en peu d’autres périodes historiques. Femmes et hommes, aux dotations intellectuelles les plus variables publièrent des livres, des revues et journaux ; ils écrivirent des poésies ; ils prirent la parole dans des assemblées ; ils se dédièrent à d’interminables discussions dans les cafés, dans les rues, dans les banquets publics. Ils vécurent dans le même lieu, exerçant entre eux une influence réciproque. [2]

Bakounine avait décidé d’aller au-delà du Rhin, pour se trouver « d’un coup au milieu de ces nouveaux éléments qui en Allemagne ne sont même pas nés. [Le premier de ceux-ci étant] la diffusion de la pensée politique dans toutes les strates de la société. » [3] Von Stein soutint que « dans le peuple lui-même était commencée une vie propre qui créait de nouvelles associations, qui pensait de nouvelles révolutions ». [4] Ruge affirma : « A Paris, nous vivrons nos victoires et nos défaites ». [5]

C’était en somme le lieu où il fallait être à ce moment précis de l’Histoire. Balzac, toujours lui, soutenait que « les rue de Paris ont une qualité humaine et impriment en nous, avec leur physionomie, certaines idées dont on ne peut se défendre ».[6] Beaucoup de ces idées frappèrent aussi Marx, lors qu’à 25 ans, il s’y retrouva en octobre 1843 ; celles-ci marquèrent profondément son évolution intellectuelle, qui précisément au cours du séjour parisien, connut une maturation décisive.

Marx s’y rendit[7] en état de disponibilité théorique. Cela tenait à l’expérience journalistique qui avait été la sienne à la Rheinische Zeitung ; cela tenait aussi de l’abandon de l’horizon conceptuel de l’Etat rationnel hégélien et du radicalisme démocratique auquel il était parvenu. C’est dans cet état d’esprit que la vision concrète du prolétariat provoque en lui une secousse profonde. L’incertitude générée par l’atmosphère problématique de l’époque, qui voyait se consolider rapidement une nouvelle réalité économique et sociale se dissipa pour Marx au contact, sur le plan théorique autant que sur celui de l’expérience vécue, avec la classe ouvrière parisienne et ses conditions de travail et de vie.

La découverte du prolétariat et par son intermédiaire, de la révolution ; l’adhésion, même sous une forme encore indéterminée et semi utopique, au communisme ; la critique de la philosophie spéculative de Hegel et de la gauche Hégélienne, la première ébauche de la conception matérialiste de l’Histoire, et les débuts de la critique de l’économie politique constituent un ensemble de thèmes fondamentaux que Marx porta à maturation durant cette période. Les notes qui suivent, laissant volontairement de coté l’interprétation critique de son célèbre écrit de jeunesse, – les ainsi nommés [Manuscrits économico-philosophiques] [8], rédigé précisément au cours du séjour à Paris – privilégient l’approche des questions philologiques qui lui sont relatives.

II. La decouverte de l’économie politique
Pendant la période de collaboration avec la Rheinische Zeitung», Marx s’était déjà confronté avec des questions économiques particulières, même si c’était toujours du point de vue juridique et politique. Progressivement, dans les réflexions développées à Kreuznach en 1843, dont est issu le manuscrit [ De la critique de philosophie hégelienne du droit], ayant conçu la société civile comme base réelle de l’Etat politique, il parvint à la première formulation de l’importance du facteur économique dans les rapports sociaux. [9] Toutefois, c’est seulement à Paris que, poussé par les caractères contradictoires du droit et de la politique, insolubles dans leur propre contexte, ou encore par l’incapacité à donner des solutions aux problèmes sociaux que droit et politique avaient montré, et frappé de manière décisive par les considérations contenues dans les linéaments d’une critique de l’économie politique, un des deux articles d’Engels publiés dans le premier et unique volume desDeutsch-französiche Jahrbücher, il commença « une étude critique scrupuleuse de l’Economie politique » [10]. A partir de ce moment, ses investigations, où prédominait le caractère philosophique et historique, se dirigèrent vers cette nouvelle discipline. Elle devint le centre de ses recherches et préoccupations scientifiques, délimitant un nouvel horizon, qui ne serait plus jamais abandonné [11].

Sous l’influence de « l’essence de l’argent » de Hess et de la transposition, par lui opérée, du concept d’aliénation du plan spéculatif au plan économique et sociale, la première étape de ces analyses se concentra sur la critique de la médiation économique de l’argent, obstacle à la réalisation de l’essence de l’homme. Dans la polémique contre Bruno Bauer Sur la question juive, Marx considère cette dernière comme un problème social qui représente le présupposé philosophique et historico-social de l’entière civilisation capitaliste. Le juif est la métaphore et l’avant-garde historique de rapports qu’elle produit, sa figure mondaine devient synonyme de capitaliste « tout court » [12].

Aussitôt après, Marx inaugure le nouveau champ d’études. Une grande masse de lectures et notes critiques alternent, on le montrera mieux plus loin, dans ces manuscrits et ces cahiers avec des extraits et annotations compilées à partir des textes qu’il lisait. Le fil conducteur de son travail est le besoin de dévoiler et de contredire la plus grande mystification de l’économie politique : la thèse selon laquelle les catégories seraient valides en tous temps et tous lieux. Marx fut profondément frappé de cette économie politique et a manqué de sens historique des économistes, lesquels en réalité tentaient ainsi de dissimuler et justifier l’inhumanité des conditions économiques du temps, au nom de leur caractère naturel. Dans le commentaire d’un texte de Say, il note que « la propriété privée est un fait dont la constitution ne tient pas à l’économie politique, mais en constitue le fondement. (…) L’entière économie politique se fonde donc sur un fait privé de nécessité » [13]. Des observations analogues sont développées dans les [Manuscrits économico-philosophiques] dans lesquels Marx souligne que « l’économie politique part du fait de la propriété privée. Mais elle ne l’explique pas » [14], « elle présuppose en forme de fait, d’évènement, ce qu’elle doit déduire » [15].

L’économie politique considère ainsi le régime de la propriété privée, le mode de production qui lui est conjoint et les catégories économiques correspondantes, comme immuables et durables pour l’éternité. L’homme membre de la société bourgeoise apparait comme l’homme naturel. En somme, quand on parle de la propriété privée, on croit avoir à faire à quelque chose qui est hors de l’homme » [16], commente Marx. Son le refus de cette ontologie de l’échange n’aurait pu être plus net.

Au contraire, soutenu par des études historiques diverses et approfondies, qui lui avaient fourni une première clé de lecture de l’évolution temporelle des structures sociales, et recueillant ce qu’il considérait comme les meilleures intuitions de Proudhon (sa critique de l’idée de propriété comme droit naturel) Marx avait déjà atteint à la compréhension centrale du caractère transitoire et non éternel des réalités de l’histoire. Les économistes bourgeois avaient présenté les lois du mode de production capitaliste comme des lois éternelles de la société humaine. Marx, à l’inverse, en posant comme objet de recherche exclusif et distinct la nature spécifique des rapports de son temps, « la réalité lacérée de l’industrie » [17], il en souligne le caractère transitoire, le caractère de stade historiquement produit, et entreprend la recherche des contradictions que le capitalisme génère et qui poussent à son dépassement.

Ce mode différent de compréhension des rapports sociaux aura d’importantes retombées, la plus significative étant, sans aucun doute celle relative au concept de travail aliéné. Contrairement aux économistes mais aussi à Hegel lui-même, qui le concevait comme une condition naturelle et immuable de la société, Marx fit le parcours qui le portera à repousser la dimension d’essence anthropologique de l’exploitation en faveur d’une conception ayant une base historico-sociale qui renvoyait le phénomène à une structure déterminée des rapports sociaux de production : l’aliénation humaine dans les conditions du travail industriel.

Les notes qui accompagnent les extraits de James Mill, mettent en évidence « comment l’économie politique établit la forme aliénée des relations sociales (die entfremdete Form des geselligen Verkehrs) comme étant la forme essentielle et originelle correspondant à la destinée humaine » [18]. Loin d’être une condition constante de l’objectivation, de la production de l’ouvrier, le travail aliéné est pour Marx, au contraire, l’expression de la société du travail dans les limites du système actuel, de la division du travail qui considère l’homme comme « un tour (…) et le transforme en un avortement spirituel et physique »[19]

Dans l’activité de travail, s’affirme la particularité de l’individu, l’actualisation d’un besoin nécessaire ; cependant « cette réalisation du travail apparait au stade de l’économie privée comme une annihilation de l’ouvrier (Entwirklichung des Arbeiters) » [20]. Le travail serait affirmation humaine, libre action créatrice mais « dans les conditions de la propriété privée mon individualité est aliénée au point que cette activité m’est odieuse, et est pour moi un tourment et seulement un semblant d’activité, et elle est donc seulement une activité extorquée (erzwungene Thätigkeit) et qui m’est imposée uniquement par un accidentel besoin extérieur » [21].

Marx parvint à ces conclusions en recueillant les théories de la science économique, en en critiquant les éléments constitutifs et en inversant leurs résultats. Cela arriva à travers une implication de soi extrêmement intense et incessante. Le Marx de Paris est un Marx affamé de lecture, auxquelles il dédie jours et nuits. C’est un Marx plein d’enthousiasmes et de projets, qui trace des plans de travail tellement grands qu’il ne peut jamais les porter à leur terme, qu’il étudie chaque document relatif à la question en examen, pour être ensuite absorbé par le très rapide avancement de sa conscience et des mutations d’intérêt qui l’envoient ponctuellement vers de nouveaux horizons, d’ultérieures propositions et encore d’autres recherches [22].

Sur la rive gauche de la Seine, il planifie la rédaction d’une critique de la philosophie du droit de Hegel, conduit des études sur la Révolution française pour écrire une histoire de la Convention, projette une critique des doctrines socialistes et communistes existantes. Il se jette ensuite dans une étude forcenée de l’économie politique qu’à l’improviste, pris par la priorité de déblayer définitivement le terrain allemand de la critique transcendante de Bauer et associés, il interrompt, pour écrire sa première œuvre : la Sainte famille ; et puis, encore, cent autres propositions ; s’il y avait une critique à faire, celle-ci passait par sa tête et par sa plume. Et pourtant le jeune le plus prolifique du mouvement de la gauche hégelienne était aussi celui qui avait publié moins que tant d’autres. L’incomplétude qui caractérisera toute son œuvre est déjà présente dans les travaux de son année parisienne. Son caractère scrupuleux tenait à l’incroyable : il se refusait à écrire une phrase s’il ne pouvait la démontrer de dix façons différentes[23]. La conviction de l’insuffisance des informations et de l’immaturité de ses évaluations l’empêchait de publier la plus grande partie des travaux auxquels il se dédiait et ceux-ci restaient ainsi à l’état d’ébauches et de fragments [24]. Ses notes, donc, sont extrêmement précieuses. Elles mesurent l’ampleur de ses recherches et sont donc considérées comme parties intégrantes de son oeuvre. Ceci vaut également pour la période parisienne durant laquelle manuscrits et notes de lecture témoignent du lien étroit et inséparable entre ses propres écrits et les notes[25] prises sur les ouvrages.

III. Manuscrits et cahiers d’extraits : les papiers de 1844
Nonobstant l’incomplétude et la forme fragmentaire qui les distinguent les [Manuscrits économico-philosophiques] de 1844, ont été quasiment toujours lus en prêtant une faible attention aux problèmes philologiques inhérents, ignorés ou retenus comme peu importants [26]. Ceux-ci furent publiés, entièrement pour la première fois seulement en 1932 et, par-dessus le marché, en deux éditions différentes. Dans la collection réalisée par les chercheurs sociaux-démocrates Landshut et Mayer, intitulée Der historische Materialismus, ce texte fut publié sous le titre «Nationalökonomie und Philosophie » [27] ; cela tandis que dans le Marx Engels Gesamtausgabe ce texte est présenté comme « Ökonomisch-philosophische Manuscripte aus dem Jahre 1844 » [28]. Au-delà du titre, les deux publications se différaient aussi par le contenu et l’ordre des différences parties, lesquelles comportent de grandes différences. La première était truffée d’erreurs dues à un mauvais déchiffrement du manuscrit, elle oubliait de publier le premier groupe de feuilles, appelé premier manuscrit, et attribuait de façon erronée directement à Marx un quatrième manuscrit qui en fait était un résumé du chapitre final deLa phénoménologie de l’esprit d’Hegel [29]. Toutefois, il était trop peu tenu compte que même les éditeurs de la première MEGA, dans le fait d’attribuer un nom, dans la façon situer la préface au début (alors qu’en réalité elle se trouve dans le troisième manuscrit) et dans la réorganisation de l’ensemble, finirent par faire croire que Marx avaient eu, dès le début, l’idée d’écrire une critique de l’économie politique et que le tout était à l’origine divisé en chapitres. [30]

De même, la thèse, inexacte selon laquelle Marx avait rédigé ces textes seulement après avoir lu et résumé les œuvres d’économie politique [31] ; en réalité, le processus d’écriture se déroula alternativement entre groupes de manuscrits et extraits, ainsi ces derniers alternent dans toute la production parisienne, des textes pour les Deutsch-französische Jahrbücher à la Sainte famille. Malgré leur évidente forme problématique, la confusion suivant les diverses versions données à imprimer, et par-dessus tout, la conscience de l’absence de la grande part du second manuscrit (le plus important et qui pourtant fut dispersé) personne, parmi les interprètes critiques et curateurs de nouvelles éditions ne s’attacha au réexamen des originaux. Pour un texte qui avait un tel poids dans le débat sur les différentes interprétations critiques de Marx, ce réexamen était pourtant très nécessaire.

Ecrits entre mai et août, les [Manuscrits économiques et philosophiques] ne peuvent être considérés comme un texte cohérent posé de manière systématique et pré ordonnée. Les si nombreuses interprétations qui ont voulu leur attribuer le caractère d’une orientation achevée, tant celles qui y relevaient le caractère parfaitement complet de la pensée marxiste, que celles qui la considéraient comme une conception spécifique opposée à celle de la maturité scientifique [32], sont réfutées par l’examen philologique. Hétérogènes et bien loin de présenter une étroite connexion entre les parties, elles sont plutôt d’évidentes expressions d’une pensée en mouvement. La façon d’assimiler et d’utiliser les lectures dont il se nourrissait est montrée par l’examen des neuf cahiers qui nous sont parvenus, avec plus de 200 pages d’extraits et commentaires [33].

Dans les cahiers parisiens, sont rassemblées les traces de la rencontre de Marx avec l’économie politique et du procès de formation de ses toutes premières élaborations de théorie économique. De la confrontation de ce cahiers avec les écrits de la période, édités ou non, on voit de façon décisive l’importance des lectures dans le développement de ses idées [34]. Si l’on circonscrit l’index aux seuls auteurs d’économie politique, Marx rédige des extraits des textes de Say, Schüz, List, Osiander, Smith, Skarbek, Ricardo, James Mill, Mc Culloch, Prevost, Destutt de Tracy, Buret de Boisguillbert, Law et Lauderdale[35]. De plu dans les [Manuscrits économico-philosophiques] dans les articles et la correspondance du temps apparaissent des références à Proudhon, Schulz, Pecquer, Loudon, Sismondi, Ganihl, Chevalier, Malthus, Pompery et Bentham.

Marx retint les premiers extraits du traité d’économie politique de Say, duquel il reprit des parties entières, pendant qu’il assimilait des connaissances élémentaires d’économie. L’unique annotation est postérieure et se concentre sur le coté droit de la feuille, destiné comme il était habituel de le faire, à cette fonction. Même les extraits des Recherches sue la nature et les causes de la richesse des nations de Smith, qui se succèdent chronologiquement, obéissent à la même finalité, celle de l’acquisitions des connaissances de base en matière de notions économiques. En fait, même si ils sont les plus étendus, ces extraits ne comportent quasiment aucun commentaire. La pensée de Marx ressort par ailleurs clairement du montage des passages lui-même, et comme cela arrive souvent ailleurs, de sa façon de mettre en opposition les thèses divergentes de divers économistes.

A l’inverse, ceux portant sur Les principes de l’économie politique et de l’impôt de Ricardo, en changent de caractère ; ici apparaissent ses propres observations. Elles se concentrent sur les concepts de valeur et de prix conçus encore alors comme parfaitement identiques. Cette égalité entre valeur des marchandises et prix trouve son fondement dans la conception initiale de Marx ; elle conférait une réalité à la seule valeur d’échange produite par la concurrence, reléguant le prix naturel dans le domaine de l’abstraction, comme pure chimère. Avec l’avancement des études, ces notes critiques ne sont plus sporadiques ; elles s’entrelacent avec les recensions des œuvres, et vont en augmentant avec l’avancée de la connaissance, d’auteur en auteur : de simples phrases, puis des considérations plus étendues qui vont jusqu’à se concentrer, à travers les Eléments d’économie politique de James Mill, sur la critique de l’intermédiation de l’argent, lequel complétait la domination de la chose externe sur l’homme. Le rapport se retourne, et ce ne sont plus les textes de Marx qui s’intercalent dans les extraits d’autres auteurs mais l’inverse.

Pour mettre encore une fois en évidence l’importance des extraits, il est enfin utile de signaler la nature de l’utilisation de ces notes, que ce soit quand elles furent rédigées que par la suite. Une partie de celles-ci furent publiées en 1844 dans le Vorwärts !, le quinzomadaire des émigrés allemands à Paris, pour contribuer à la formation intellectuelle des lecteurs [36]. Soulignons surtout qu’elles étaient tellement exhaustives, qu’elles furent par la suite utilisées par Marx (il avait l’habitude de relire ces notes) longtemps après, dans les manuscrits économiques de 1857-58, mieux connus comme les [Grundrisse], dans ceux de 1861-63 et dans le premier livre du Capital .

En conclusion, Marx développa ses idées tant dans les [Manuscrits economico-philosophiques] que dans les cahiers d’extraits de lectures. Les manuscrits sont pleins de citations, le premier en constituant quasiment une collecte ; les cahiers de résumés, même s’ils étaient majoritairement centrés sur les textes qu’il lisait sont accompagnés de ses propres commentaires. Le contenu des deux ensembles, tout comme la modalité d’écriture, caractérisée par la division des feuilles en colonnes, la numération des pages et le moment de la rédaction, confirment que les[Manuscrits économiques et philosophiques] ne sont pas une œuvre indépendante [37] ; ils constituent une partie de la production critique de Marx qui dans cette période se compose d’extraits des textes qu’il étudiait, de réflexions critiques au regard de ceux-ci et d’élaborations qu’il mettait sur le papier en un jet ou sous une forme plus raisonnée. Séparer ces manuscrits du reste, les extraire de leur contexte peut ainsi conduire à des erreurs d’interprétation.

C’est l’ensemble de ces notes, en même temps que la reconstruction historique de leur maturation qui montrent réellement l’itinéraire et la complexité de sa pensée critique durant cette très intense année de maturation parisienne [38].

IV. Critique de la philosophie et critique de la politique
L’ambiance qui entourait la progression des idées de Marx et l’influence qu’elles exercèrent sur le plan théorique et pratique, mérite une autre brève réflexion. Celle-ci se caractérisait par une profonde transformation économico-sociale, et en premier lieue par la grande extension du prolétariat. Avec la découverte du prolétariat, Marx put recomposer en termes de classes la notion hégelienne de société civile. De plus, il parvint à la conscience que le prolétariat était une classe nouvelle, différente des pauvres, dont la misère particulière découlait de ses conditions de travail. « L’ouvrier devient d’autant plus pauvre qu’est importante la richesse qu’il produit, que sa production monte en puissance et extension » [39].

La révolte des tisserands silésiens, qui eut lieu en août, offrit à Marx une nouvelle occasion de développer son orientation. Dans les Gloses critiques en marge de l’article « Le Roi de Prusse et la réforme sociale » par un Prussien, publiées par Vorwärts !, à travers la critique de Ruge, et dans un article précédent qui attribuait à cette lutte un manque d’esprit politique, il prit ses distances avec la conception hégelienne qui faisait de l’Etat le seul représentant de l’intérêt général et reléguait chaque mouvement de la société civile au statut d’élément partiel relevant de la sphère privée [40]. Au contraire pour Marx, « une révolution sociale est à envisager du point de vue de la totalité » [41]. Sur la lancée de cette volonté de la considérer ainsi et à partir la mise en lumière de son caractère explicitement révolutionnaire, il souligna la méprise (bévue) de ceux qui cherchaient le fondement des problèmes sociaux « non pas dans l’essence de l’Etat, mais dans une forme d’Etat déterminée » [42].

Plus généralement, la réforme de la société, objectif de la doctrine socialiste, l’égalité des salaires et une nouvelle organisation du travail dans le cadre du régime capitaliste, furent pour lui réputées comme propositions de ceux qui étaient encore prisonniers des présupposés qu’ils combattaient (tel Proudhon) et de qui, par-dessus tout, ne comprenaient pas le vrai rapport entre propriété privée et travail aliéné. En fait « même si la propriété privée apparaît comme le fondement, la cause du travail aliéné (entäusserten Arbeit), elle en est, en fait, plutôt la conséquence » [43], « la propriété privée est le produit, le résultat, la conséquence nécessaire du travail aliéné (entäusserten Arbeit) » [44]. Aux théories socialistes, Marx oppose un projet de transformation radicale du système économique, projet selon lequel c’était le « capital qui devait être supprimé ‘en tant que tel’ »[45].

Plus ces doctrines étaient proches de sa pensée, plus la critique qu’il leur adresse, renforcée par le besoin de faire la clarté, ira grandissante. L’élaboration de sa conception le poussa à une confrontation continue entre les idées qui l’entouraient et les divers résultats qui naissaient du processus de ses études. C’est le parcours foudroyant de sa maturation qui le lui imposait. Le même sort toucha la gauche hégélienne. Ainsi les jugements de Marx dans la confrontation avec les partisans de ce courant furent d’autant plus sévères qu’ils représentaient aussi pour lui une autocritique de son propre passé. L’Allgemeine Literatur Zeitung, le mensuel dirigé par Bruno Bauer, affirmait de façon péremptoire sur ses pages : « le critique s’abstient de prendre part aux douleurs et aux joies de la société (…) il siège majestueusement dans sa solitude » [46].

Pour Marx, en revanche « la critique n’est pas une passion du cerveau (…) un couteau anatomique, c’est une arme. Son objet est son ennemi, qu’elle ne veut pas confondre, mais anéantir (…) Elle ne se pose plus comme fin à elle même, mais maintenant seulement comme moyen » [47]. Contre le solipsisme de la « critique critique » [48], qui se déployait à partir de la conviction abstraite selon laquelle reconnaître une aliénation voulait dire l’avoir surmontée, il lui était apparu de façon claire que « la force matérielle ne pouvait être abattue que par la force matérielle» [49]. Et que l’être social pouvait être changé seulement par l’œuvre de la praxis humaine. Découvrir la condition aliénée de l’homme, en prendre conscience devait signifier, dans le même temps, opérer pour sa suppression effective. Entre la philosophie fermée de l’isolement spéculatif, qui produisait seulement des batailles de concepts stériles, et sa critique, « qui est au milieu de la mêlée » [50], il ne pouvait y avoir qu’une différence majeure. C’était autant ce qui séparait la recherche de la liberté de l’autoconscience de celle de la liberté du travail.

V. Conclusion
La pensée de Marx accomplit durant cette année cruciale une évolution décisive. Il est désormais certain que la transformation du monde est une question de pratique « dont la philosophie ne pouvait s’acquitter, justement parce qu’elle entendait ce devoir seulement comme un devoir théorique » [51]. De la philosophie qui n’est pas parvenu à cette conscience et qui n’a pas accompli sa nécessaire modification en philosophie de la praxis, Marx prend congé de façon définitive. Son analyse, ne trouve plus son origine dans le travail aliéné, mais dans la réalité de la misère ouvrière. Ses conclusions ne sont pas spéculatives mais orientées vers l’action révolutionnaire [52].

Sa conception politique elle-même mute profondément. Sans adopter des étroites doctrines socialistes et communistes existantes, il prend ainsi ses distances ; il y a en lui mûrissement de la pleine conscience que ce sont les rapports économiques qui (dans leurs entrelacements avec eux) structurent les réseaux de l’ensemble des rapports sociaux. Et alors, « la religion, la famille, l’Etat, le droit, la morale, la science, l’art, etc. ne sont que des modes spécifiques de la production et tombent sous sa loi universelle » [53]. L’Etat a ainsi perdu la position prioritaire qu’il détenait dans la philosophie hégélienne ; absorbé dans la société, il est conçu comme une sphère déterminée et non déterminante des rapports entre les hommes. Selon Marx, « seule la superstition politique imagine encore aujourd’hui que la vie civile doive de nécessité être tenue unie à l’Etat, alors que dans la réalité, l’Etat est tenu uni à la société civile » [54].

Son fondement conceptuel change radicalement, même par rapport au sujet révolutionnaire. De la référence initiale à « l’humanité qui souffre » [55], Marx aboutit à l’identification de le spécificité historique du prolétariat. Celui-ci est considéré, d’abord comme notion abstraite fondée sur des antithèses dialectiques « élément passif » [56] de la théorie, pour devenir ensuite, sur la base d’une première analyse économico-sociale l’élément actif de sa propre libération, l’unique classe dotée de potentialité révolutionnaire dans l’ordre social capitaliste.

Enfin, à la critique, quelque peu vague, de la médiation politique de l’Etat et de celle (économique) de l’argent, obstacles à la réalisation de l’essence en commun de l’homme dans la matrice feurbarchienne, succède celle d’un rapport historique qui commence à identifier dans la production matérielle la base de toute analyse et de toute transformation du présent. « Dans le rapport de l’ouvrier avec la production, est inclus l’ensemble de l’asservissement de l’homme (menschliche Knechtschaft), et tous les rapports de servage ne sont rien d’autre que modifications et conséquences du premier rapport » [57]. Ainsi Marx ne s’en va plus vers une revendication générique d’émancipation, mais il énonce la nécessité de la transformation radicale du processus réel de production.

Pendant qu’il arrive à ces conclusions, il prévoit encore d’autres travaux : après La sainte famille, il continue les études et les extraits d’économie politique, dessine une critique de Stirner, initie le « plan d’un écrit sur l’Etat », étend des remarques sur Hegel, projette d’écrire une critique de l’économiste allemand List qu’il réalisera peu après. Il est ne s’arrêtera jamais. Engels le prie de lancer son travail dans le monde parce que « le temps se rétrécie terriblement » [58] et Marx, avant d’être expulsé de Paris [59] signe avec l’éditeur Leske un contrat pour la publication d’une œuvre en deux volumes qui devait s’intituler « Critique de la politique et de l’économie politique » [60]. Pourtant il faudra attendre 15 ans, l’année 1859, pour qu’une première partie de son œuvre, Pour la critique de l’économie politique soit donnée à imprimer.

Les [Manuscrits économiques et philosophiques] et les cahiers d’extraits et d’annotations nous restituent le sens des premiers pas de cette entreprise. Ses écrits sont pleins d’éléments théoriques dérivés de ses prédécesseurs et contemporains. Aucune des ébauches ou des œuvres de cette période ne peut être classée dans une discipline spécifique. Il n’y a pas d’écrits strictement philosophiques, ni essentiellement économiques, ni seulement politiques. Ce qui en dérive n’est pas un nouveau système, un ensemble homogène, mais une théorie critique en mouvement.

Le Marx de 1844 est celui qui, simultanément, a la capacité de combiner les expériences du prolétariat de Paris avec des études sur la Révolution française, la lecture de Smith avec la lecture critique des intuitions de Proudhon, la révolte des tisserands silésiens avec la critique de la conception hégelienne de l’Etat, les analyses de la misère de Buret avec le communisme. C’est un Marx qui sait cueillir ces différentes connaissances et expériences et qui, en en tissant liens et rapports, donne vie à une théorie révolutionnaire.

Sa pensée, en particulier les observations économiques qui commencent à se développer durant le séjour parisien, n’est pas le fruit d’un coup de foudre imprévu, mais le fait d’un processus. L’hagiographie marxiste léniniste, qui fut dominante durant tant de temps dans le passé, en le présentant avec une improbable immédiateté et préordonnant un résultat final ainsi anachronique et instrumental, en a dénaturé le cheminement de connaissance, et en a présenté une réflexion plus pauvre qu’elle ne l’est. Il s’agit au contraire de reconstruire les genèses, les dettes et les conquêtes des travaux de Marx, en mettant en évidence la complexité et la richesse d’une œuvre qui parle encore à chaque pensée critique du présent [61].

VI. Appendice: Table Chronologique des cahiers d’extraits et manuscrits rédigés par Marx à Paris

Période de rédaction Contenu des cahiers Nachlaß Caractéristiques des cahiers
Entre fin 1843 et début 1844 R. Levasseur, Mémoires. MH Les extraits sont contenus dans des pages divisées en deux colonnes
Entre fin 1843 et début 1844 J. B. Say, Traité d’économie politique B 19 Le cahier de grand format, comprend des pages avec des extraits divisés en deux colonnes : dans celle de gauche du Traité de Say e dans celle de droite (rédigée après celle de B 24) de Skarbek et du cours « Cours complet » de Say.
Entre fin 1843 et début 1844 C. W. C. Schüz, Grundsätze der National- Ökonomie B 24 Cahier de grand format, avec pages divisées en deux colonnes.
Entre fin 1843 et début 1844 F. List, Das nationale System der politischen Ökonomie B 24
Entre fin 1843 et début 1844 H. F. Osiander, Enttäuschung des Publikums über die Interessen des Handels, der Industrie und der Landwirtschaft B 24
Entre fin 1843 et début 1844 H. F. Osiander, Über den Handelsverkehr der Völker B 24
Printemps 1844 F. Skarbek, Theorie des richesses sociales B 19
Printemps 1844 J. B. Say, Cours complet d’économie politique pratique B 19
Mai-juin 1844 A. Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations B 20 Cahier de petit format avec pagination normale.
Fin mai-juin 1844 K. Marx, Arbeitslohn; Gewinn des Capitals; Grundrente; [Entfremdete Arbeit und Privateigentum] A 7 Cahier de grand format, avec pages divisées en deux ou trois colonnes . Le texte comprend des citations de Say, Smith, de Die Bewegung der Production de Schulz, da Théorie nouvelle d’économie sociale et politique de Pecqueur, de Solution du problème de la population et de la substance di Loudon e da Buret.
juin-juillet 1844 J. R. MacCulloch, Discours sur l’origine, les progrès, les objets particuliers, et l’importance de l’économie politique B 21 Cahier de petit format, avec pages divisées en deux colonnes. Fait exception la pagina 11 qui contient un résumé de l’article d’Engels.
juin-juillet 1844 G. Prevost, Réflexions du traducteur sur le système de Ricardo B 21
juin-juillet 1844 F. Engels, Umrisse zu einer Kritik der National-ökonomie B 21
juin-juillet 1844 A. L. C. Destutt de Tracy, Elémens d’Idéologie B 21
Au plus tard juillet1844 K. Marx, [Das Verhältnis des Privateigentums] A 8 Texte écrit en feuilles de grand format divisé en deux colonnes.

Entre juillet et aout 1844

G. W. F., Hegel, Phänomenologie des Geistes A 9 (Hegel) Feuille successivement cousue à l’intérieur de A 9.
Aout 1844 K. Marx, [Privateigentum und Arbeit]; [Privateigentum und Kommunismus];[Kritik der Hegelschen Dialektik und Philosophie überhaupt]; [Privateigentum und Bedürfnisse]; [Zusätze]; [Teilung der Arbeit]; [Vorrede]; [Geld]. A 9 Cahier de grand format. Le texte comprend des citations de : Das entdeckte Christentum di Bauer, da Smith, Destutt de Tracy, Skarbek, J. Mill, dal Faust di Goethe, dal Timon von Athen di Shakespeare,mais aussi de divers articles de Bauer publiés dans «Allgemeine Literatur-Zeitung». Il y a aussi des références indirectes à : Engels, Say, Ricardo, Quesnay, Proudhon, Cabet, Villegardelle, Owen, Hess, Lauderdale, Malthus, Chevalier, Strauss, Feuerbach, Hegel e Weitling.
Septembre 1844 D. Ricardo, Des principes de l’économie politique et de l’impôt B 23 Cahiers de grand format avec pages divisées en deux, et rarement trois colonnes. Les premières deux pages sont des extraits de Senofonte, mais pas divisés en colonnes.
Septembre 1844 J. Mill, Eléments d’économie politique B 23
Entre l’été 1844 e janvier 1845 E. Buret, De la misère des classes laborieuses en Angleterre et en France B 25 Cahier de petit format avec mise en page normale.

Entre la moitié de septembre 1844 et janvier 1845

 

P. de Boisguillebert, Le détail de la France B 26 Cahiers de grand format avec extraits de Boisguillebert. Pagination normale à l’exception de peu de pages divisées en deux colonnes.
Entre la moitié de septembre 1844 e janvier 1845 P. de Boisguillebert, Dissertation sur la nature des richesses, de l’argent et des tributs
B 26
Entre la moitié de septembre 1844 e janvier 1845 P. de Boisguillebert, Traité de la nature, culture, commerce et intérêt des grains B 26
Entre la moitié de septembre 1844 e janvier 1845 J. Law, Considération sur le numéraire et le commerce B 26

Entre la moitié de septembre 1844 e janvier 1845

 

J. Lauderdale, Recherches sur la nature et l’origine de la richesse publique B 22 Cahier de grand format avec pages divisées en deux colonnes.

Traduction: Martino Nieddu

Références
1. Honoré de Balzac, La commedia umana, (a cura di Mariolina Bongiovanni Bertini), Mondadori, Milano 1994, p. 1189.
2. Cfr. Isaiah Berlin, Karl Marx, La Nuova Italia, Firenze 1994, p. 90.
3. Michail Bakunin, Ein Briefwechsel von 1843, MEGA², Dietz Verlag, Berlin 1982, I/2, p. 482.
4. Lorenz von Stein, Der Socialismus und Communismus des heutigen Frankreichs. Ein Beitrag zur Zeitgeschichte, Otto Wigand Verlag, Leipzig 1848, p. 509.
5. Arnold Ruge, Zwei Jahre in Paris. Etudien und erinnerungen, Zentralantiquariat der Ddr, Leipzig 1975, p. 59.
6. Honoré de Balzac, La commedia umana, op. cit., p. 1187.
7. “Chacun devra s’avouer à lui même, non seulement qu’il y a eu une anarchie générale entre les réformateurs, mais aussi que lui même n’a pas une vision exacte de ce qu’il doit faire” in Karl Marx, Ein Briefwechsel von 1843, MEGA² I/2, op. cit., p. 486.
8. Dans le présent document, les manuscrits incomplets de Marx, publiés par des éditeurs successifs, sont insérés entre des parenthèses cadres. [ …]
9. «L’Etat politique ne peut exister sans la base naturelle de la famille et la base artificielle de la société civile, qui est sa condition sine qua non», ivi, p. 9; «Famille et société civile sont les présupposés de l’Etat, ce sont proprement ce qui l’active. Mais dans la spéculation cela devient le contraire», ivi, p. 8. C’st donc précisément à cet endroit que siège l’erreur d’ Hegel qui veut que «l’Etat politique ne soit pas déterminé par la société civile, mais à l’inverse la détermine », ivi, p. 100. Voir Walter Tuchscheerer, op. cit., p. 49.
10. Karl Marx, Ökonomisch-philosophische Manuskripte, MEGA² I/2, op. cit., p. 325.
11. Cfr. Maximilien Rubel, Introduction a Karl Marx Œuvres. Economie II, Gallimard, Paris 1968, pp. LIV-LV qui date de ce moment précis l’origine du long cauchemar de toute la vie de Marx, l’objectif théorique qu’il n’abandonnera plus jamais : la critique de l’économie politique.
12. Cfr. Walter Tuchscheerer, op. cit., p. 56.
13. Karl Marx, Exzerpte aus Jean Baptiste Say: Traité d’economie politique, MEGA² IV/2, Dietz Verlag, Berlin 1981, p. 316.
14. Karl Marx, Ökonomisch-philosophische Manuskripte, MEGA² I/2, op. cit., p. 363.
15. Ivi , p. 364.
16. Ivi , p. 374
17. Karl Marx, Ökonomisch-philosophische Manuskripte, MEGA I/2, op. cit., p. 384.
18. Karl Marx, Exzerpte aus James Mill: Élémens d’économie politique, MEGA² IV/2, op. cit., p. 453.
19. Ivi , p. 456.
20. Marx, Ökonomisch-philosophische Manuskripte, MEGA I/2, op. cit., p. 365.
21. Karl Marx, Exzerpte aus James Mill: Élémens d’économie politique, MEGA² IV/2, op. cit., p. 466.
22. A ce sujet, on renverra au témoignage d’Arnold Ruge: «Il lit beaucoup, travaille avec une intensité peu commune (…) mais n’apporte jamais rien à sa fin, laisse tout à mi-chemin pour s’enfouir chaque fois dans une mer de livres », travaille «jusqu’à se sentir mal, sans aller au lit pour trois ou quatre nuits d’affilée », lettre de A. Ruge a L. Feuerbach, 15 mai 1844, in Hans Magnus Enzensberger (a cura di), Colloqui con Marx ed Engels, op. cit., p. 22; «Si Marx ne se tue pas tout seul avec ce dérèglement, cette superbe et ce travail désespéré, et si l’extravagance communiste n’efface pas en lui toute sensibilité pour la simplicité et la noblesse de la forme, de ses interminables lectures et jusque dans sa dialectique sans conscience, il y a quelque chose à attendre de ceci (…) Il veut toujours écrire sur les choses qu’il a à peine fini de lire, mais après, il recommence à lire et prend des notes. Néanmoins je pense que, maintenant ou plus tard, il réussira à porter à son terme une oeuvre très longue et difficile, dans laquelle il reversera tout le matériel qu’il a accumulé» in A. Ruge a M. Duncker, 29 agosto 1844, ivi, p. 28.
23. Cf le témoignage de Paul Lafargue qui relate les récits d’Engels sur l’automne 1844. “Engels et Marx prirent l’habitude de travailler ensemble. Engels qui pourtant était d’une précision extrême perdit maintes fois patience en raison du type d’attitude scrupuleuse de Marx qui se refusait à écrire une phrase s’il ne pouvait en démontrer le contexte sous diverses modes”in Hans Magnus Enzensberger (a cura di), Colloqui con Marx ed Engels, op. cit., p. 29.
24. Cfr. Heinrich Bürgers: “A cette époque, l’autocritique sévère qu’il exerçait habituellement envers lui même, l’empêche d’accomplir l’oeuvre principale” ibidem, p. 41.
25. Sur ce complexe rapport cf. David Rjazanov, Einleitung a MEGA I/1.2, Marx-Engels-Verlag, Berlin 1929, p. XIX, il est le premier à avoir souligné la grande difficulté qu’il y a établir une précise ligne de séparation entre les simples cahiers d’extraits de textes lus et ceux qui à l’inverse, sont à considérer comme de véritables travaux préparatoires de Marx lui-même.
26. Cfr. JÜrgen Rojahn, Il caso dei cosiddetti «manoscritti economico-filosofici dell’anno 1844», Passato e presente», n. 3 (1983), p. 42.
27. Karl Marx, Der historische Materialismus. Die Frühschriften, (a cura di Siegfried Landshut e Jacob Peter Mayer), Alfred Kröner Verlag, Leipzig 1932, pp. 283-375.
28. Karl Marx, Ökonomisch-philosophische Manuskripte aus dem Jahre 1844, MEGA I/3, Marx-Engels-Verlag, Berlin 1932, pp. 29-172.
29. Ces pages, et cela atteste de la difficulté à opérer un classement, apparaissent dans la MEGA2 autant dans la première que dans la quatrième section.Cfr. MEGA², I/2, op. cit., pp. 439-444 e MEGA², IV/2, op. cit., pp. 493-500.
30. Cfr. JÜrgen Rojahn, The emergence of a theory: the importance of Marx’s notebooks exemplified by those from 1844, «Rethinking Marxism», vol. 14, n. 4 (2002), p. 33.
31. Cette erreur est, par exemple, commise par David McLellan, Marx prima del marxismo, Einaudi, Torino 1974, p. 189.
32. Sans vouloir ici, d’aucune façon, présenter le débat à l’infini sur cet écrit de Marx, limitons nous à renvoyer à deux des plus importants travaux qui tiennent ces deux positions différentes. Pour la première les travaux de Landshut et Meyer. Ils sont parmi les premiers à y voir lu “en un certain sens l’oeuvre la plus centrale de Marx (…) (qui) constitue le point nodal de son complet développement conceptuel” et “le noyau qui annonce déjà le Capital” Cfr. Karl Marx, Der historische Materialismus. Die Frühschriften, op. cit., pp. XIII e V. Pour la seconde voir la célèbre thèse de la coupure épistémologique d’Althusser cfr. Louis Althusser, Per Marx, op. cit., pp. 15 ss.
33. Cf MEGA², IV/2, op. cit., pp. 279-579 e MEGA², IV/3, Akademie Verlag, Berlin 1998, pp. 31-110.
34. “Les manuscrits de 1844 sont littéralement nés des extraits de cette période” in Jürgen Rojahn, The emergence of a theory: the importance of Marx’s notebooks exemplified by those from 1844, op. cit., p. 33.
35. A cette époque, les économistes anglais sont encore lus par Marx en traduction française.
36. Cfr. Jacques Grandjonc, Marx et les communistes allemands à Paris 1844, Maspero, Paris 1974, pp. 61-62 voir la lettre de K. Marx a H. Börnstein, écrite au plus tard en novembre 1844, MEGA² III/I, Dietz Verlag, Berlin 1975, p. 248.
37. “Il n’existe aucun point d’appui pour établir que les manuscrits (de 1844) constituent un ensemble bloqué se suffit à lui même” cf JÜrgen Rojahn, Il caso dei cosiddetti «manoscritti economico-filosofici dell’anno 1844», op. cit., p. 57.
38. Cfr. Jürgen Rojahn, The emergence of a theory: the importance of Marx’s notebooks exemplified by those from 1844, op. cit., p. 45.
39. Karl Marx, Ökonomisch-philosophische Manuskripte, MEGA² I/2, op. cit., p. 364.
40. Cfr. Michael Löwy, Il giovane Marx, Massari Editore, Bolsena (VT) 2001, p. 57.
41. Karl Marx, Kritische Randglossen zu dem Artikel “Der König von Preußen und die Sozialreform. Von einem Preußen“, MEGA² I/2, op. cit., p. 462.
42. Ivi , p. 455.
43. Karl Marx, Ökonomisch-philosophische Manuskripte, MEGA² I/2, op. cit., pp. 372-373.
44. Ivi , p. 372.
45. Ivi , p. 387.
46. Bruno Bauer (a cura di), «Allgemeine Literatur-Zeitung», Heft 6., Verlag von Egbert Bauer, Charlottenburg 1844, p. 32.
47. Karl Marx, Zur Kritik der Hegelschen Rechtsphilosophie. Einleitung, MEGA ² I/2, op. cit., p. 172.
48. Cet épithète est utilisé par Marx dans la “Sainte famille” pour désigner et railler Bruno Bauer et les autres jeunes hégéliens qui collaboraient à la «Allgemeine Literatur-Zeitung».
49. Ivi , p. 177.
50. Karl Marx, Zur Kritik der Hegelschen Rechtsphilosophie. Einleitung, MEGA² I/2, op. cit., p. 173.
51. Karl Marx, Ökonomisch-philosophische Manuskripte, MEGA² I/2, op. cit., p. 395.
52. Cfr. Ernest Mandel, op. cit., p. 175.
53. Karl Marx, Ökonomisch-philosophische Manuskripte, MEGA² I/2, op. cit., p. 390.
54. Friedrich Engels-Karl Marx, Die heilige Familie, Marx Engels Werke, Band 2, Dietz Verlag, Berlin 1962, p. 128.
55. Karl Marx, Ein Briefwechsel von 1843, MEGA² I/2, op. cit., p. 479.
56. Karl Marx, Zur Kritik der Hegelschen Rechtsphilosophie. Einleitung, MEGA² I/2, op. cit., p. 178.
57. Karl Marx, Ökonomisch-philosophische Manuskripte, MEGA² I/2, op. cit., pp. 373-374.
58. Lettre de F. Engels a K. Marx débat de octobre 1844, MEGA² III/I, Dietz Verlag, Berlin 1975, p. 245; cf aussi F.Engels à K.Marx, 20 janvier 1845 “veille à achever ton livre d’économie politique et même si tu devais ne pas être mécontent de bien des choses n’en tient pas compte, les esprits sont murs et nous devons battre le fer tant qu’il est chaud” ivi, p. 260.
59. Sous la pression du gouvernement prussien, les autorités françaises prirent un décret d’expulsion à l’encontre de divers collaborateur du “Vorwärts”. Marx fut contraint de quitter Paris le 1 février 1845.
60. Marx Engels Werke, Band 27, Dietz Verlag, Berlin 1963, p. 669.
61. Cette chronologie embrasse l’ensemble des quatre cahiers d’étude (étant ainsi exclu le Notizbuch aus den Jahren 1844/47 publié in MEGA², IV/3, pp. 5-30, lequel contient cependant les célèbres Thèses sur Feuerbach) rédigés par Marx pendant son séjour parisien en 1843/45. La date de rédaction étant souvent incertaine, en de nombreux cas, il fallu indiquer la fourchette temporelle dans la quelle on peut estimer que les cahiers ont été rédigés. L’ordre chronologique a été établi à partir à partir du début de cette fourchette temporelle. En outre, Marx n’a pas rédigé ses cahiers les uns après les autres; ils a souvent travaillé en alternant l’écriture d’un cahier à l’autre (voir B19 et B24). C’est pour cette raison que nous avons préféré les cahiers à partir des contenus de leurs différentes parties. Les cahiers qui contiennent les [Manuscrits économico-philosophiques] de 1844 (A7, A8, A9) nous indiquent directement que Marx en est l’auteur; nous plaçons, dans les cadres des parenthèses, les titres des paragraphes qui n’ont pas été choisis par lui mais qui leur ont été attribués par les éditeurs du texte concerné. Enfin, lorsque que pour les auteurs nommés dans la quatrième colonne (caractéristiques des cahiers) on ne précise pas les titres des oeuvres de Marx où ils apparaissent, ces oeuvres sont toujours celles mentionnées dans la deuxième colonne (contenu des cahiers) à l’exception de MH, conservé au Rossiiskii gosudarstvennyi arkhiv sotsial’no-politicheskoi istorii (RGASPI) de Moscou, tous les cahiers de cette période se trouvent au Internationaal Instituut voor Sociale Geschiedenis (IISG) d’Amsterdam, sous les sigles indiqués dans la trosième colonne (Nachlaß).

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Karl Marx

Depuis quelques années les chercheurs internationaux ont tourné à nouveau leur attention vers un auteur méconnu: Karl Marx. Sa pensée, apparemment démodée mais indispensable pour comprendre le présent, est restituée aux champs libres du savoir. Son œuvre, libérée de l’odieuse fonction d’ instrumentum regni à laquelle elle avait été destinée par le passé, suscite un nouvel intérêt.

Les publications de la Marx-Engels-Gesamtausgabe (MEGA²), reprises en 1998 après l’interruption qui suivit l’effondrement des pays socialistes, la phase astreignante de réorganisation des directives éditoriales (Richard Sperl, Edition auf hohem Niveau. Zu den Grundsätzen der Marx-Engels-Gesamtausgabe (MEGA), p. 215, € 12,90, Argument, Hamburg 2004) et le transfert de sa direction à la Berlin-Brandenburgische Akademie der Wissenschaften, en sont l’exemple le plus significatif. L’objectif du cinquantième volume (le dixième depuis la reprise) des 114 prévus, chacun desquels comprenant deux tomes – le texte plus l’appareil critique – a été récemment atteint .

Nombre d’acquisitions philologiques inhérentes à la nouvelle édition historico-critique soulignent une caractéristique de l’œuvre de Marx : l’inachèvement. Il laissa plus de manuscrits inachevés que de manuscrits publiés et ce fut le cas également pour le Capital, dont la publication complète, i.e. comprenant tous les travaux préparatoires à partir de 1857, sera finalement accomplie dans la seconde section de la MEGA² avant 2007.

Après la mort de Marx, Engels fut le premier à se consacrer à l’entreprise ardue, vu la dispersion du matériel, l’obscurité du langage et l’illisibilité de la graphie, de faire publier le Nachlass fragmentaire de son ami. La parution du troisième livre du Capital (MEGA², II/15. Karl Marx, Das Kapital. Kritik der politischen Ökonomie. Dritter Band. Hamburg 1894, p. 1420, € 178, Akademie Verlag, Berlin 2004), le seul auquel Marx ne parvint pas, même approximativement, à donner une forme définitive, propose à nouveau cet aspect. L’intense activité rédactionnelle de Engels, dans laquelle il prodigua ses meilleures énergies entre 1885 et 1894, aboutit au passage d’un texte très provisoire, composé d’«idées écrites in statu nascendi» et de notes préliminaires, à un autre unitaire duquel naquit un semblant de théorie économique systématique et conclue qui fut par la suite annonciatrice de nombreux malentendus interprétatifs.

À ce sujet, le volume précédent (MEGA², II/14. Karl Marx-Friedrich Engels, Manuskripte und redaktionelle Texte zum dritten Buch des „Kapitals“, 1871 bis 1895, p. 1183, € 168, Akademie Verlag, Berlin 2003) est plus intéressant. Il contient les six derniers manuscrits de Marx concernant le troisième livre du Capital, rédigés entre 1871 et 1882, dont le plus important est le volumineux Mehrwertrate und Profitrate mathematisch behandelt de 1875, ainsi que les textes ajoutés par Engels pendant son travail d’éditeur. Ces derniers montrent, très clairement, le parcours accompli jusqu’à la version publiée et permettent finalement, en soulignant la quantité d’interventions sur le texte, nettement supérieures à celles que l’on avait jusque là supposées, d’exprimer une évaluation certaine sur son rôle d’éditeur, et de faire ressortir sa valeur et ses limites. Pour confirmer ultérieurement la valeur de ce livre, il est précisé que 45 des 51 textes présentés sont publiés pour la première fois.

La recherche philologique de MEGA² a donné d’importants résultats également dans la première section, celle qui comprend les ouvrages, les articles et les ébauches de Marx et Engels. Deux volumes sont récemment paru. Le premier (MEGA², I/14. Karl Marx-Friedrich Engels, Werke, Artikel, Entwürfe. Januar bis Dezember 1855, p. 1695, € 188, Akademie Verlag, Berlin 2001) contient deux cents articles et ébauches, rédigés par les deux auteurs en 1855 pour le «New-York Tribune» et la «Neue Oder-Zeitung» de Breslau. À côté de l’ensemble des écrits les plus connus, inhérents à la politique et à la diplomatie européenne, aux réflexions sur la conjoncture économique internationale et à la guerre de Crimée, les études ont permis d’ajouter vingt et un autres textes qui ne leur étaient pas attribués auparavant parce qu’ils avaient été publiés anonymement dans le grand quotidien américain. Le second, en revanche, (MEGA², I/31. Friedrich Engels, Werke, Artikel, Entwürfe. Oktober 1886 bis Februar 1891, p. 1440, € 168, Akademie Verlag, Berlin 2002) présente une partie des travaux du dernier Engels.

Le volume est une succession de projets et de notes, dont le manuscrit Rolle der Gewalt in der Geschichte, privé des interventions de Bernstein qui en avait réalisé la première édition; de messages aux organisations du mouvement ouvrier; de préfaces aux rééditions d’écrits déjà publiés et d’articles. Deux parmi ces derniers sont particulièrement intéressants: Die auswärtige Politik des russischen Zarentums, l’histoire de deux siècles de politique étrangère russe parue dans «Die Neue Zeit», avant d’être interdite par Staline en 1934, et Juristen-Sozialismus, écrit avec Kautsky, dont on reconnaît, pour la première fois avec certitude, la paternité de chaque partie.

Les nouveautés de l’édition historico-critique sont vérifiables également dans la troisième section, consacrée à la correspondance. Thème principal d’un récent volume (MEGA², III/13. Karl Marx-Friedrich Engels, Briefwechsel Oktober 1864 bis Dezember 1865, p. 1443, € 168, Akademie Verlag, Berlin 2002), l’activité politique de Marx au sein de l’International Working Men’s Association, constituée à Londres le 28 septembre 1864. Les lettres documentent le travail de Marx dans la période initiale de la vie de l’organisation, pendant laquelle il eut rapidement le rôle le plus prestigieux, et sa tentative d’allier avec le travail scientifique l’engagement public qui le voyait, au bout de seize ans, à nouveau en première ligne.

Parmi les questions controversées: la fonction des organisations syndicales dont il souligna l’importance en prenant parti, entre-temps, contre Lassalle et sa proposition de former des coopératives financées par l’ État prussien: «la classe ouvrière est révolutionnaire ou elle n’est rien»; la polémique contre Weston partisan d’ Owen, qui aboutit au cycle de conférences posthumes en 1898 intitulées Salaire, prix et profit; les considérations sur la guerre civile aux États-Unis ; l’opuscule de Engels La question militaire prussienne et le parti ouvrier allemand. L’autre volume de correspondance publié depuis peu (MEGA², III/9. Karl Marx-Friedrich Engels, Briefwechsel Januar 1858 bis August 1859, p. 1301, € 168, Akademie Verlag, Berlin 2003) a comme toile de fond la récession économique de 1857. Elle raviva en Marx l’espoir d’une reprise du mouvement révolutionnaire après la décennie de reflux qui avait suivi la défaite de 1848 : «la crise a creusé comme une vieille taupe habile». Cette attente l’envahit d’une nouvelle productivité intellectuelle et elle le pousse à tracer les grandes lignes de sa théorie économique «avant le déluge», tant espérée, mais encore une fois irréalisée. C’est pendant cette période que Marx rédige les derniers cahiers de ses Grundrisse – observatoire privilégié pour suivre l’évolution de la conception d’auteur – et qu’il décide de publier son œuvre en fascicules, dont le premier, publié en juin 1859, s’intitule Pour la critique de l’économie politique.

Sur le plan personnel, cette phase est marquée par la «misère gangrenée»: «je crois que personne n’a jamais écrit sur ‘l’argent’ en manquant autant d’argent». Marx lutte désespérément pour que la précarité de sa propre condition ne l’empêche pas de mener à terme son «Économie» et il déclare : «je dois poursuivre mon objectif à tout prix et ne pas permettre à la société bourgeoise de me transformer en une money-making machine». Cependant, bien qu’il se consacre à la rédaction de son deuxième fascicule, celui-ci ne verra jamais le jour et pour la conclusion du premier livre du Capital le seul achevé, il faudra attendre 1867. Le restant de son immense projet, contrairement au caractère systématique qui lui a souvent été attribué, ne sera réalisé que partiellement et il restera extraordinairement plein de manuscrits abandonnés, d’ébauches provisoires et de projets inachevés.

Fidèle compagnon et damnation de toute la production littéraire de Marx, l’inachevé existe également dans ses œuvres juvéniles. Le premier numéro de la nouvelle série Marx-Engels-Jahrbuch (Karl Marx, Friedrich Engels, Joseph Weydemeyer, Die deutsche Ideologie, p. 400, € 59,80, Akademie Verlag, Berlin 2004), entièrement consacré à L’idéologie allemande, en est la preuve indéniable. Ce livre, anticipation du volume I/5 de la MEGA², dont la parution prévue pour 2008 offrira des parties du manuscrit attribuées correctement à Moses Heß, contrairement aux éditions fournies jusqu’à présent, publie les papiers de Marx et Engels tels qu’ils les ont laissés, c’est-à-dire sans aucune tentative de reconstruction. Les parties contenues dans l’annuaire correspondent aux chapitres I. Feuerbach et II. Sankt Bruno.

Les sept manuscrits ayant survécu à la «critique rongeuse des rats» sont recueillis comme textes indépendants et classés par ordre chronologique. Cette édition laisse voir clairement le caractère non unitaire de l’écrit et montre en particulier que le chapitre sur Feuerbach fut loin d’être achevé. De nouvelles bases, définitives, sont donc fournies à l’enquête scientifique pour remonter, avec crédibilité, à l’élaboration théorique de Marx. L’idéologie allemande, considérée parfois même comme l’exposition exhaustive de la conception matérialiste de Marx, est restituée dans son caractère fragmentaire originel.

Signalons, in fine, toujours à propos du jeune Marx, la réédition de la collection des œuvres juvéniles par les chercheurs sociaux-démocrates Landshut et Mayer (Karl Marx, Die Frühschriften, p. 670, € 19,80, Kröner, Stuttgart 2004) qui permirent en 1932, en même temps que la premièreMarx-Engels Gesamtausgabe, de diffuser, malgré plusieurs erreurs quant aux contenus et malgré un mauvais déchiffrage des originaux, les Manuscrits économico-philosophiques de 1844 et L’idéologie allemande, jusqu’alors inédits.

Après les nombreuses saisons marquées par une incompréhension profonde et réitérée de Marx, résultant de la systématisation de sa théorie critique, de l’appauvrissement qui a accompagné sa divulgation, de la manipulation et de la censure de ses écrits et de leur instrumentalisation en fonction des nécessités politiques, l’inachèvement de son œuvre présente un charme indiscret, sans solution de continuité avec les interprétations qui l’ont précédemment dénaturé au point d’en devenir la négation manifeste. Il en émerge la richesse d’une idée, problématique et polymorphe, et des nombreux sentiers que la Marx Forschung doit encore explorer.