Dans ce petit ouvrage dense, Marcello Musto revient en détail sur la dernière période d’existence et de production intellectuelle de la vie de Marx. On assiste à la conclusion dramatique d’une vie tumultueuse, marquée dans ses ultimes années par des tragédies intimes (la mort de sa femme Jenny, puis de sa fille aînée) qui auront probablement eu raison des dernières forces de l’auteur du Capital. Ces vicissitudes sont retracées avec rigueur mais aussi avec sensibilité, qualités permises par de larges références à la correspondance personnelle de Marx. Toutefois, l’accent est porté sur les apports théoriques et politiques survenus dans ces dernières années. De ce point de vue, le choix de se concentrer sur la séquence 1881-1883 correspond à la volonté, exprimée par Marcello Musto, de réaliser un point d’étape sur une période souvent sous-estimée et peu étudiée, en s’appuyant notamment sur les nouveaux matériaux progressivement mis à disposition dans les derniers volumes de l’édition allemande des œuvres complètes de Marx (MarxEngels-Gesamtausgabe ou MEGA).
Si les dernières années du père du matérialisme historique ont été, jusqu’ici, souvent laissées de côté par les biographes et les exégètes, c’est avant tout parce qu’elles n’ont vu paraître aucun ouvrage d’envergure : l’inachèvement qui caractérise une bonne partie de la production marxienne s’y manifeste plus que jamais, et l’on doit se contenter pour l’essentiel de notes de lectures, de brouillons et de lettres. Pourtant, loin de considérer ces fragments souvent raturés, parfois abandonnés puis recommencés, comme peu significatifs, Marcello Musto les estime représentatifs de la méthode rigoureuse de Marx, qu’il campe en intellectuel avide de savoir, toujours prêt à revoir son point de vue à la lumière de nouvelles lectures, de nouvelles découvertes, et beaucoup plus enclin à l’autocritique qu’on ne pourrait le croire. À un tel prisme, l’attention consacrée à ses ultimes efforts théoriques apparaît, d’une part, comme une manière de combattre l’image dogmatique et mécaniste du marxisme, que nombre d’héritiers proclamés ont contribué à forger dès la fin du xixe siècle. Elle constitue, d’autre part, un moyen d’enrichir et de rééquilibrer le legs marxien, en se libérant de la fascination que les écrits de jeunesse ont exercée sur un certain nombre d’auteurs et de commentateurs.
Ainsi, Marcello Musto dépoussière l’héritage de Marx, en montrant notamment, contre certaines lectures postcoloniales, que celui-ci « n’était nullement eurocentriste, économiste, ou obsédé par le seul conflit de classe ». En effet, le récit des années 1881-1883 nous fait découvrir un homme convaincu, au soir d’une vie largement consacrée à l’étude des sociétés européennes et de leur histoire, que « l’étude de nouveaux conflits politiques, de nouveaux thèmes, de nouvelles aires géographiques [sont] fondamentales pour poursuivre et développer sa critique du système capitaliste ». Le contenu des Cahiers de notes ethnologiques, notamment, dévoile un Marx impatient de comprendre les formations socio-économiques du passé sur plusieurs continents et les consé- quences de l’apparition de la propriété privée dans ces différentes sociétés. L’auteur de ces Cahiers s’indigne des effets négatifs de l’arrivée des Européens dans certaines d’entre elles, demeurées jusqu’alors marquées par la propriété communale, comme en Inde ou à Ceylan. Selon Marcello Musto, ces notes attestent aussi que Marx se tient à distance de tout schéma rigide qui postulerait l’existence d’une suite déterminée d’étapes dans l’histoire humaine, valant sous toutes les latitudes: très loin de considérer la colonisation comme un adjuvant bienvenu du progrès, il condamne fermement celle-ci. Il s’intéresse à la spécificité de la situation concrète des diffé- rents peuples et aux voies spécifiques d’émancipation que celle-ci leur offre. Tout à fait significatif est, de ce point de vue, le célèbre échange épistolaire avec Vera Zassoulitch. Marx, qui s’intéressait à la Russie depuis les années 1870, s’était vu prier par la militante russe, au début de l’année 1881, de répondre à une question épineuse: dans quelle mesure le mode de production collectif propre à l’obtchina, la communauté paysanne traditionnelle, pouvait-il constituer une base pour la société socialiste ? Pouvait-on imaginer qu’il devienne le fondement d’un mode d’appropriation et de répartition socialiste, sans passer par l’étape de la petite propriété individuelle ? Avec précision, Marcello Musto montre l’évolution de la pensée de Marx à ce sujet, qui se convainc peu à peu de la possibilité d’une voie propre aux campagnes russes. On découvre aussi que ces conclusions ne remettent pas en cause sa conviction globale concernant la nécessité de l’étape historique du capitalisme pour l’humanité, mais la nuancent par la prise en compte de la pluralité des contextes. Enfin, on comprend, à travers l’évocation des nombreux brouillons que Marx consacre à cette question, à quel point l’état final de sa pensée n’était pas, à ses yeux, définitif : jusqu’au bout, ses travaux restèrent ouverts à des révisions ultérieures, que seule la mort empêcha finalement d’éclore.
Loin de tout dogmatisme, le dernier Marx dépeint dans l’ouvrage surprendra peut-être le lecteur. Celui-ci découvrira un penseur curieux, rigoureux, capable de se remettre en question : un grand intellectuel, en somme, dont la complexité et la souplesse de pensée étaient – déjà – incomprises des marxistes de son temps.
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