Revisiter le concept d’aliénation chez Marx

L’aliénation fait sans doute partie des théories les plus importantes et les plus débattues au xxe siècle et la conception qu’en a élaboré Marx a joué un rôle déterminant dans le cadre des discussions sur ce thème. Mais contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, cette interprétation ne s’est pas du tout affirmée de façon linéaire et les publications de certains inédits de Marx qui contenaient des réflexions sur l’aliénation, ont représenté des tournants importants pour la transformation et la diffusion de cette théorie.

LES ORIGINES DU CONCEPT D’ALIÉNATION
Au cours des siècles, le terme d’aliénation a été utilisé de nombreuses fois et avec des changements notables. Dans la réflexion théologique, il désigne la séparation de l’homme d’avec Dieu ; dans les théories du contrat social, il sert à désigner la perte de la liberté originelle de l’individu ; tandis que dans l’économie politique anglaise, il est employé pour décrire la cession de la propriété de la terre et des marchandises. La première exposition philosophique systématique de l’aliénation n’apparaît cependant qu’au début du xixe siècle sous la plume de Georg Wilhem Friedrich Hegel. Dans la Phénoménologie de l’esprit, il en fait la catégorie centrale du monde moderne et emploie les termes de Entäusserung (extériorisation) et Entfremdung (aliénation) pour représenter le phénomène par lequel l’esprit devient autre par soi dans l’objectivité. Cette problématique a revêtu une grande importance également chez les auteurs de la gauche hégélienne et la conception de l’aliénation religieuse élaborée par Ludwig Feuerbach dans L’essence du cristianisme, c’est-à-dire la critique du processus parlequel l’homme se convainct de l’existence d’une divinité imaginaire et se soumet à elle, a contribué massivement au développement du concept.

Ensuite, l’aliénation a disparu de la réflexion philosophique et personne parmi les grands auteurs de la seconde moitié du xixe siècle n’y a accordé une attention particulière. Marx lui-même, dans les oeuvres publiées au cours de son existence, n’a employé le terme qu’en de très rares occasions et cette thématique est restée complètemente absente également dans le marxisme de la Seconde Internationale (1889-1914).

Cependant, dans cette période, certains penseurs ont éléboré des concepts qui furent ensuite associés à celui d’aliénation. Dans les livres La Division du travail et Le Suicide, par exemple, Émile Durkheim a formulé la notion d’« anomie », par laquelle il entend désigner cet ensemble de phénomènes qui se manifestent dans les société où les normes destinées à garantir la cohésion sociale sont entrées en crise suite au fort développement de la division du travail. Les changements sociaux intervenus au xixe siècle, avec les énormes transformations du processus productif, ont constitué également le fond des réflexions des sociologues allemands. Dans La philosophie de l’argent, Georg Simmel étudie très attentivement la prédominance des institutions sociales sur les individus et l’impersonnalité des rapports humains. Dans Économie et société, Max Weber se penche sur les concepts de « bureaucratisation » et de « calcul rationnel » dans les relations humaines, considérés comme l’essence du capitalisme. Ces auteurs ont néanmoins qualifié ces phénomènes d’événements inévitables et leurs considérations furent toujours guidées par la volonté de rendre meilleur l’ordre social et politique existant, et non par celle de le subvertir par un ordre différent.

LA REDÉCOUVERTE DE L’ALIÉNATION
On doit la redécouverte de la théorie de l’aliénation à Georges (György) Lukács qui, dans Histoire et conscience de classe, en se référant à certains passages du Capital de Marx, en particulier au paragraphe consacré au « caractère fétiche de la marchandise » (Der Fetischcharakter der Ware), a élaboré le concept de réification (Verdinglichung ou Versachlichung), c’est-à-dire le phénomène à travers lequel l’activité de travail s’oppose à l’homme comme quelque chose d’objectif et d’indépendant et le domine par des lois autonomes et qui lui sont étrangères. Dans ses traits fondamentaux, la théorie de Lukács était cependant encore trop semblable à celle de Hegel, puisqu’il concevait également la réification comme un « fait structurel fondamental » . Aussi, lorsque dans les années soixante, surtout après la parution de la traduction française de son livre , ce texte exerça de nouveau une grande influence auprès des chercheurs et des militants de gauche, Lukács décida de republier son écrit dans une nouvelle édition avec une longue préface autocritique, dans laquelle, pour expliquer sa position, il affirme: « Histoire et conscience de classe suit Hegel dans la mesure où, également dans ce livre, l’aliénation est mise sur le même plan que l’objectivation » .

Au cours des années vingt, un autre auteur s’est longuement penché sur ces thématiques, Isaak Ilitch Roubine. Dans son livre Essais sur la théorie du valeur de Marx, il soutient que la théorie du fétichisme constitue « la base de tout le système économique de Marx et, en particulier, de sa théorie de la valeur » . Pour l’auteur russe, la réification des rapports sociaux représente « un fait réel du capitalisme » , c’est-à-dire consiste en « une véritable “matérialisation” des rapports de production, et non en une simple “mystification” ou une illusion idéologique. Il s’agit d’un des caractères structuraux de l’économie dans la société actuelle. […] Le fétichisme n’ [est] pas seulement un phénomène de la conscience sociale, mais de l’être social lui-même » . Malgré ces intuitions, prophétiques, si l’on considère la période où elles furent écrites, l’œuvre de Rubin n’a pas réussi à favoriser la connaissance de la théorie de l’aliénation, puisque, n’ayant été traduite en anglais (puis de cette langue en d’autres encore) qu’en 1972, elle connut une réception tardive en Occident.

L’événement décisif qui intervint pour révolutionner de façon définitive la diffusion du concept d’aliénation fut la publication, en 1932, des Manuscrits économico-philosophiques de 1844, un inédit appartenant à la production de jeunesse de Marx. Dans ce texte apparaît le rôle de premier plan conféré par Marx à la théorie de l’aliénation durant une phase importante de la formation de sa conception : la découverte de l’économie politique . En effet, par la catégorie de travail aliéné (entfremdete Arbeit), Marx a non seulement tiré la problématique de l’aliénation de la sphère philosophique, religieuse et politique vers celle économique de la production matérielle, mais a fait de cette dernière également le présupposé pour pouvoir comprendre et dépasser les premières. Dans les Manuscrits économico-philosophiques de 1844, l’aliénation était décrite comme le phénomène à travers lequel le produit du travail « apparaît face au travail comment un être étranger, comme une puissance indépendante du producteur » . Pour Marx, « l’aliénation de l’ouvrier dans son produit signifie non seulement que son travail devient un objet, une existence extérieure, mais que son travail existe en dehors de lui, indépendamment de lui, étranger à lui, et devient une puissance autonome vis-à-vis de lui, que la vie qu’il a prêtée à l’objet s’oppose à lui, hostile et étrangère » .

À côté de cette définition générale, Marx énumère quatre types différents d’aliénation qui montrent comment dans la société bourgeoise le travailleur est aliéné: 1) par le produit de son travail, qui devient un « objet étranger et exerce une domination sur lui » ; 2) dans l’activité de travail, qui est perçue comme « révolte contre lui-même […et] qui ne lui appartient pas » ; 3) par le genre humain, puisque l’« essence spécifique de l’homme » est transformée en « une essence étrangère à lui » ; et 4) par les autres hommes, c’est-à-dire par rapport « au travail et à l’objet du travail » réalisés par ses semblables.

Pour Marx, contrairement à Hegel, l’aliénation ne coïncide pas avec l’objectivation en tant que telle, mais avec une réalité économique précise et avec un phénomène spécifique : le travail salarié et la transformation des produits du travail en objets qui s’opposent à leurs producteurs. La diversité politique entre les deux interprétations est énorme. Contrairement à Hegel, qui avait représenté l’aliénation comme manifestation ontologique du travail, Marx conçoit ce phénomène comme la caractéristique d’une époque déterminée de la production, celle propre au capitalisme, et juge possible son dépassement par « le fait que la société s’émancipe de la propriété privée » . Des considérations analogues furent développées dans ses carnets de notes contenants les extraits des Éléments d’économie politique de James Mill: « le […] travail serait libre manifestation de la vie et donc jouissance de la vie. Mais dans les conditions de la propriété privée, il est aliénation de la vie ; en effet je travaille pour vivre, pour trouver des moyens pour vivre. Mon travail n’est pas la vie.

Deuxièmement : dans le travail serait donc affirmée la particularité de mon individualité, puisque y serait affirmée ma vie individuelle. Le travail serait donc une véritable et active propriété. Mais dans les conditions de la propriété privée, mon individualité est aliénée au point que cette activité m’est odieuse, est pour moi un tourment, n’est que l’apparence d’une activité, et n’est donc également qu’une activité extorquée qui ne m’est imposée que par un besoin accidentel extérieur, et non par un besoin nécessaire intérieur. » Donc, également dans ces formulations de jeunesse fragmentaires et parfois, incertaines, Marx traite l’aliénation toujours d’un point de vue historique et jamais naturel.

LES CONCEPTIONS NON MARXISTES DE L’ALIÉNATION
Il faudra pourtant encore beaucoup de temps avant qu’une conception historique, et non ontologique, de l’aliénation puisse s’affirmer. En effet, la plupart des auteurs qui, dans les premières décennies du xxe siècle, ont traité cette problématique l’ont toujours fait en la considérant sous un aspect universel de l’existence humaine. Dans Être et temps, Martin Heidegger aborde le problème de l’aliénation par le versant purement philosophique et considère cette réalité comme une dimension fondamentale de l’histoire. La catégorie à laquelle il recourt pour décrire la phénoménologie de l’aliénation est celle de « déréliction » (Verfallen) , c’est-à-dire la tendance de l’Être-là (Dasein) – qui dans la philosophie heideggerienne désigne la constitution ontologique de la vie humaine – à se perdre dans l’inauthenticité et dans le conformisme du monde qui l’entoure. Pour Heidegger, « cet être au “monde” signifie le fait d’être plongé dans l’être-ensemble dominé par le bavardage, par la curiosité et l’équivoque » . Un territoire donc, complètement différent de l’usine et de la condition ouvrière qui restaient au centre des préoccupations et de l’élaboration de Marx. De plus, Heidegger ne considère pas cette condition de « déréliction » comme une condition « négative et déplorable, que le progrès de la civilisation humaine pourrait un jour annuler » un mode existentiel de l’être-au-monde » .

Également Herbert Marcuse, qui contrairement à Heidegger connaissait bien l’œuvre de Marx , identifie l’aliénation avec l’objectivation en général et non avec sa manifestation dans les rapports de production capitalistes. Dans l’essai sur les Fondements philosophiques du concept de travail dans la science économique, il soutient que le « caractère marquant du travail » ne peut être ramené purement et simplement à « des conditions déterminées présentes dans l’exécution du travail, à son organisation technico-sociale », mais doit être considéré comme un de ses traits fondamentaux: « En travaillant, le travailleur est “à la chose”, qu’il soit derrière une machine, qu’il dessine des plans techniques, qu’il prenne des mesures d’organisation, qu’il étudie des problèmes scientifiques, ou qu’il enseigne, etc., dans son action, il se laisse guider par la chose, il s’y soumet et obéit à ses lois, même quand il maîtrise son sujet […]. À chaque fois, il n’est pas “à lui-même” […], il est chez “l’autre que soi”, même lorsque cette action accomplit sa vie librement conçue. Cette aliénation et ce fait de devenir étranger de l’existence […] est, par principe, irréductible. » Pour Marcuse, il existe donc une « négativité originaire de l’activité de travail » , qu’il considère comme appartenant à l’«essence même de l’existence humaine ». La critique de l’aliénation devient ainsi une critique de la technologie et du travail en général. Et le dépassement de l’aliénation n’est jugé possible qu’à travers le jeu, moment dans lequel l’homme peut atteindre la liberté qu’on lui dénie durant l’activité productive : « un simple lancé de ballon de côté d’un joueur représente un triomphe de la liberté humaine sur l’objectivité qui est infiniment plus grand que la conquête la plus tapageuse du travail technique » .

Dans Eros et civilisation, Marcuse prend ses distances d’avec la conception marxienne de façon très nette. Il affirme que l’émancipation de l’homme ne peut se réaliser que par la libération du travail (abolition of labor) et par l’affirmation de la libido et du jeu dans les rapports sociaux. La possibilité de dépasser l’exploitation, par la naissance d’une société fondée sur la propriété commune des moyens de production, est définitivement mise par lui de côté, puisque le travail en général, pas seulement celui qui est salarié, est considéré comme : « travail pour un appareil qu’ils [la grande majorité de la population] ne contrôlent pas, qui agit comme un pouvoir indépendant. À ce pouvoir les individus, s’ils veulent vivre, doivent se soumettre, et cela devient d’autant plus étranger que plus la division du travail se spécialise. […] Ils travaillent dans un état d’aliénation […] [dans une] absence de satisfaction [et dans la] négation du principe de plaisir. » La norme contre laquelle les hommes auraient dû se rebeller était le principe de performance imposé par la société. Selon Marcuse, en effet : « le conflit entre sexualité et civilisation s’accroît avec le développement de la domination. Sous la loi du principe de performance, l’âme et le corps sont réduits à être des instruments du travail aliéné ; comme tels ils ne peuvent fonctionner que s’ils renoncent à la liberté de ce sujet-objet libidinal qu’est, et désire être, à l’origine l’organisme humain. […] L’homme existe comme instrument de performance aliénée. »

Il en conclut donc que la production matériale, même organisée de façon égale et rationnelle, « ne pourra jamais représenter un règne de civilisation et de satisfaction […]. C’est la sphère au dehors du travail qui détermine la liberté et la réalisation ». L’alternative proposée par Marcuse fut l’abandon du mythe prométhéen cher à Marx, pour se rapprocher d’un horizon dyonisiaque : la « libération de l’eros » . Contrairement à Sigmund Freud qui, dans Malaise dans la civilisation, avait soutenu qu’une organisation non répressive de la société devait comporter une régression dangereuse du niveau de civilisation dans les rapports humains , Marcuse était convaincu que si la libération des instincts advenait dans une « société libre », hautement technologisée et au service de l’homme, elle allait favoriser non seulement « un développement du progrès » , mais également créer de nouveaux et durables rapports de travail » .

Les remarques sur comment allait devoir prendre corps cette nouvelle société furent, néanmoins, plutôt vagues et utopiques. Marcuse finit par prôner une opposition à la domination technologique en général, selon laquelle la critique de l’aliénation n’était plus utilisée pour s’opposer aux rapports de production capitalistes, et il en vint à développer une réflexion sur le changement social si pessimiste qu’elle incluait également la classe ouvrière parmi les sujets qui agissaient en défense du système.

La description d’une aliénation généralisée, produite par un contrôle social envahissant et par la manipulation des besoins créés par la capacité d’influence des mass-media, fut théorisée également par deux autres représentants de pointe de l’école de Francfort : Max Horkheimer et Theodor Adorno. Dans Dialectique des Lumières, ils affirment que « la rationalité technique d’aujourd’hui n’est autre que la rationalité de la domination. Elle est le caractère obligé […] de la société devenue étrangère à elle-même ». De cette façon, ils mettent en évidence que, dans le capitalisme contemporain, même la sphère du loisir, autrefois libre et alternative au travail, a été absorbée dans les engrenages de la reproduction du consensus.

Après la Seconde guerre mondiale, le concept d’aliénation impliqua également la psychanalyse. Ceux qui s’en occupèrent partirent de la théorie de Freud, selon laquelle, dans la société bourgeoise, l’homme est mis face à la décision de devoir choisir entre nature et culture et, pour pouvoir jouir des sécurités garanties par la civilisation , doit nécessairement renoncer à ses pulsions. Les psychologues ont lié l’aliénation aux psychoses qui se manifestent, chez certains individus, précisément en conséquence de ce choix conflictuel. En conséquence, toute l’étendue de la problématique de l’aliénation était réduite à un pur phénomène subjectif.

Le représentant de cette discipline qui s’est le plus occupé d’aliénation fut Erich Fromm. Contrairement à la majorité de ses collègues, il n’a jamais séparé les manifestations de l’aliénation du contexte historique capitaliste. Avec ses écrits Psychanalyse de la société contemporaine et L’homme selon Marx il s’est servi de ce concept pour tenter de construire un pont entre la psychanalyse et le marxisme. Cependant, Fromm a également abordé cette problématique en privilégiant toujours l’analyse subjective. Sa conception de l’aliénation, qu’il voit comme « une forme d’expérience selon laquelle la personne se connaît elle-même comme un étranger », resta trop circonscrite à l’individu. De plus, son interprétation de la conception de l’aliénation chez Marx se fondait sur les seuls Manuscrits économico-philosophiques de 1844 et était marquée par une profonde incompréhension de la spécificité et du caractère central du concept de travail aliéné dans la pensée de Marx. Cette lacune a empêché Fromm de franchir le pas vers l’aliénation objective, c’est-à-dire celle de l’ouvrier dans l’activité de travail et par rapport au produit de son travail, et l’a conduit à soutenir, précisément pour avoir négligé l’importance des rapports productifs, des thèses qui apparaissent même naïves : « Marx croyait que la classe ouvrière était la plus étrangère à elle-même […], il n’a pas prévu jusqu’à quel point l’aliénation allait devenir le destin de la grande majorité de la population […]. L’employé, le commerçant, le dirigeant, sont aujourd’hui également plus aliénés que le travailleur manuel spécialisé. L’activité de ce dernier dépend encore de l’expression de certaines qualités personelles comme l’habileté spécifique, la fiabilité, etc. ; et il n’est pas contraint de vendre sa “personnalité”, son sourire, ses opinions dans une affaire. »

Parmi les principales élaborations non marxistes de l’aliénation il faut mentionner, enfin, celle qu’on doit à Jean-Paul Sartre et aux existentialistes français . À partir des années quarante, dans une période marquée par les horreurs de la guerre, la crise des consciences qui s’ensuivit et, dans le panorama français, par le néo-hégélianisme d’Alexandre Kojeve , le phénomène de l’aliénation fut pris comme une référence récurrente autant en philosophie qu’en littérature . Cependant, dans ce cas également, la notion d’aliénation prend un aspect bien plus générique par rapport à celui exposé par Marx. Elle fut identifiée avec un malaise indistinct de l’homme dans la société, avec une séparation entre la personnalité humaine et le monde de l’expérience et, de façon significative, comme condition humaine insurmontable. Les philosophes existentialistes ne confèrent pas une origine sociale spécifique à l’aliénation, mais, en tendant à l’assimiler à chaque chose factuelle (l’échec de l’expérience socialiste en Union soviétique a certainement favorisé l’affirmation de cette position), ils ont conçu l’aliénation comme un sens générique d’altérité humaine .

Dans une des œuvres les plus significatives de cette tendance philosophique, les Essais sur Marx et Hegel, Jean Hyppolite expose cette position de la façon suivante : « tel quel[le], [l’aliénation] ne nous paraît pas réductible au seul concept d’aliénation de l’homme dans le Capital, comme l’interprète Marx. Ce n’est là qu’un cas particulier d’un problème plus universel qui est celui de la conscience de soi humaine, qui, incapable de se penser comme un cogito séparé, ne se trouve que dans le monde qu’elle édifie, dans les autres moi qu’elle reconnaît et que parfois, elle méconnaît. Mais cette façon de se retrouver dans l’autre, cette objectivation, est toujours plus ou moins une aliénation, une perte de soi et en même temps le fait de se retrouver. Ainsi objectivation et aliénation sont inséparables et leur unité ne peut être que l’expression d’une tension dialectique qu’on aperçoit dans le mouvement même de l’histoire. »

Marx avait contribué à développer une critique de l’asservissement humain fondée sur l’opposition aux rapports de production capitalistes . Les existentialistes, au contraire, prirent un chemin différent, à savoir qu’ils tentèrent de récupérer la pensée de Marx, à travers les parties de son œuvre de jeunesse qui pouvaient s’avérer plus utiles à leurs thèses, dans une discussion privée d’une critique historique spécifique et parfois purement philosophique.

LE DÉBAT SUR LE CONCEPT D’ALIÉNATION DANS LES ÉCRITS DE JEUNESSE DE MARX
Dans la discussion sur l’aliénation qui s’est développée en France, le recours aux théories de Marx fut très fréquent. Cependant, souvent dans ce débat, ne furent examiné que les Manuscrits économico-philosophiques de 1844 et l’on ne prit pas non plus en considération les parties du Capital sur la base desquelles Lukács avait construit sa théorie de la réification dans les années vingt. De plus, certaines phrases des Manuscrits économico-philosophiques de 1844 furent complètement détachées de leur contexte et transformées en citations à sensation dans le but de démontrer la supposée existence d’un « nouveau Marx », radicalement différent de celui connu jusqu’alors, parce qu’imbu de théorie philosophique et encore privé du déterminisme économique que certains de ses commentateurs ont attribué au Capital, texte, à dire vrai, très peu lu par ceux qui ont soutenu cette thèse. Également par rapport aux seuls manuscrits de 1844, les existentialistes français ont longtemps privilégié la notion d’auto-aliénation (Selbstentfremdung), c’est-à-dire le phénomène selon lequel le travailleur est aliéné par le genre humain et par ses semblables, que Marx avait traité dans son écrit de jeunesse, mais toujours en relation à l’aliénation objective.

La même erreur flagrante fut commise par un représentant de premier plan de la pensée philosophico-politique de l’après-guerre. Dans Vie Active, en effet, Annah Harendt a construit son interprétation du concept d’aliénation chez Marx uniquement sur la base des Manuscrits économico-philosophiques de 1844. Qui plus est, en privilégiant, parmi toutes les types d’aliénation indiquées par Marx, exclusivement celle subjective : « l’expropriation et l’aliénation du monde coïncident ; et l’âge moderne, contre les intentions mêmes de ses acteurs, a commencé avec l’aliénation par rapport au monde de certaines couches de la population. […] L’aliénation du monde, donc, et non l’aliénation de soi, comment le pensait Marx, a été la caractéristique distinctive de l’âge moderne. »

Pour preuve de sa faible familiarité avec les oeuvres de maturité de Marx, pour signaler les « passages dans lesquels on voit que [Marx] avait une certaine conscience des indications dans le sens de l’aliénation mondaine dans l’économie capitaliste », Harendt renvoie à l’article journalistique de jeunesse Débats sur la loi contre les vols de bois, et non aux dizaines de pages sur la question, certainement bien plus significatives, contenues dans le Capital et dans ses manuscrits préparatoires. Sa surprenante conclusion fut que : « Dans l’ensemble de l’œuvre de Marx, ces considérations occasionelles [jouaient] un rôle secondaire, tandis qu’une part de premier plan [était] jouée par l’extrême subjectivisme moderne. » Où et de quelle façon, dans son analyse de la société capitalistique, Marx avait privilégié « l’aliénation de soi » reste un mystère dont Harendt ne donne pas d’explication.

Dans les années soixante, l’exégèse de la théorie de l’aliénation contenue dans les Manuscrits économico-philosophiques de 1844 est devenue la pomme de discorde par rapport à l’interprétation générale de Marx. C’est dans cette période que fut conçue la distinction entre deux supposés Marx : le « jeune Marx » et le « Marx de la maturité ». Cette opposition arbitraire et artificielle fut alimentée autant par ceux qui préfèrent le Marx des œuvres de jeunesse et philosophiques (par exemple une grande part des existentialistes), que par ceux (parmi lesquels Louis Althusser et presque tous les marxistes soviétiques) qui affirment que le seul vrai Marx était celui du Capital. Ceux qui épousent la première thèse considèrent la théorie de l’aliénation contenue dans les Manuscrits économico-philosophiques de 1844 comme le point le plus significatif de la critique marxienne de la société; tandis que ceux qui adoptent la seconde hypothèse montrent, souvent, une véritable « phobie de l’aliénation »; en tentant, dans un premier temps, d’en minimiser l’importance et, lorsque cela ne fut plus possibile, en considérant le thème de l’aliénation comme « un péché de jeunesse, un résidu de l’hégélianisme » , successivement abandonné par Marx. Les premiers arguèrent du fait que la conception de l’aliénation contenue dans les Manuscrits économico-philosophiques de 1844 avait été écrite par un auteur de vingt ans et à l’aube de ses études principales ; les seconds, en revanche, n’ont pas voulu reconnaître l’importance de la théorie de l’aliénation chez Marx également lorsque, avec la publication de nouveaux inédits, il devint évident qu’il n’avait jamais cessé de s’en occuper au cours de son existence et que l’aliénation, elle aussi, avait changé mais avait conservé une importance dans les étapes principales de l’élaboration de sa pensée .

Soutenir, comme l’ont affirmé tant de personnes, que la théorie de l’aliénation contenue dans les Manuscrits économico-philosophiques de 1844 était le thème central de la pensée de Marx est un faux qui dénote le peu de familiarité avec son œuvre de la part de ceux qui ont avancé cette thèse. D’autre part, lorsque Marx devint l’auteur le plus discuté et cité de la littérature philosophique mondiale, précisément pour ses pages inédites relatives à l’aliénation, le silence de l’Union soviétique sur cette thématique, et sur les controverses liées à cette dernière, donne un exemple de l’utilisation instrumentale à laquelle furent soumis ses écrits dans ce pays.

En effet, l’existence de l’aliénation en Union soviétique et dans ses pays satellites, fut simplement niée et tous les textes qui ont traité cette problématique furent jugés suspects. Selon Henri Lefebvre : « Dans la société soviétique il ne pouvait, il ne devait plus être question d’aliénation. Le concept devait disparaître, par ordre supérieur, pour raison d’État » . Ainsi, jusqu’aux années soixante-dix, très peu furent les auteurs qui, dans ce qu’on appelait le « camp socialiste », ont écrit sur la question.

Enfin, également des auteurs européens faisant autorité ont sous-évalué la complexité du problème. C’est le cas de Lucien Goldmann qui s’illusionne à propos du possible dépassement de l’aliénation dans les conditions économico-sociales de l’époque et déclare, dans son livre Recherches dialectiques, qu’elle allait disparaître ou régresser, grâce au pur effet de la planification. Selon Goldmann : « la réification est en fait un phénomène strictement lié à l’absence de planification et à la production pour le marché » ; le socialisme soviétique à l’Est et les politiques keynésiennes en Occident devaient conduire « au résultat d’une suppression de la réification dans le premier cas, [et] d’un étiolement progressif du second. » L’histoire a montré la fausseté de ses prévisions.
[…]

LE CONCEPT D’ALIÉNATION DANS LE CAPITAL ET DANS SES MANUSCRIPTS PRÉPARATOIRES
Les écrits de Marx jouèrent, évidemment, un rôle fondamental pour ceux qui ont tenté de s’opposer aux tendances, présentes dans le cadre des sciences sociales, de changer le sens du concept d’aliénation. L’attention portée à la théorie de l’aliénation chez Marx, centrée au départ sur les Manuscrits économico-philosophiques de 1844, se déplaça, après la publication des inédits ultérieurs, sur de nouveaux textes et avec eux, il fut possibile de reconstruire le parcours de son élaboration des écrits de jeunesse au Capital.

Dans la seconde moitié des années quarante, Marx n’avait plus employé fréquemment le mot aliénation. À l’exception de La Sainte famille et du Manifeste du parti communiste, écrits avec la collaboration d’Engels, où le terme fut utilisé dans certains passages polémiques contre certains représentants de la gauche hégélienne . On trouve des références à ce concept seulement dans un long passage de L’idéologie allemande, elle aussi écrite avec Engels : « La division du travail nous offre […] le premier exemple du fait suivant : […] l’action propre de l’homme se transforme pour lui en puissance étrangère qui s’oppose à lui et l’asservit, au lieu qu’il la domine.[…] Cette fixation de l’activité sociale, cette pétrification de notre propre produit en une puissance objective qui nous domine, échappant à notre contrôle, contrecarrant nos attentes, réduisant à néant nos calculs, est un des moments capitaux du développement historique jusqu’à nos jours. […] La puissance sociale, c’est-à-dire la force productive décuplée qui naît de la coopération des divers individus conditionnée par la division du travail, n’apparaît pas à ces individus comme leur propre puissance conjuguée, parce que cette coopération elle-même n’est pas volontaire, mais naturelle; elle leur apparaît au contraire comme une puissance étrangère, située en dehors d’eux, dont ils ne savent ni d’où elle vient ni où elle va, qu’ils ne peuvent donc plus dominer et qui, à l’inverse, parcourt maintenant une série particulière de phases et de stades de développement, si indépendante de la volonté et de la marche de l’humanité qu’elle dirige en vérité cette volonté et cette marche de l’humanité. Cette “aliénation”, – pour que notre exposé reste intelligible aux philosophes –, ne peut naturellement être abolie qu’à deux conditions pratiques. Pour qu’elle devienne une puissance “insupportable”, c’est-à-dire une puissance contre laquelle on fait la révolution, il est nécessaire qu’elle ait fait de la masse de l’humanité une masse totalement “privée de propriété”, qui se trouve en même temps en contradiction avec un monde de richesse et de culture existant réellement, choses qui supposent toutes deux un grand accroissement de la force productive, c’est-à-dire un stade élevé de son développement. »

Une fois abandonné le projet de publier L’idéologie allemande, dans Travail salarié et capital, un recueil d’articles rédigés sur la base de notes utilisées pour une série de conférences tenues à la Ligue ouvrière allemande de Bruxelles en 1847 et publié en 1849, Marx expose de nouveau la théorie de l’aliénation, mais, pour pouvoir s’adresser au mouvement ouvrier avec une notion qui aurait semblé trop abstraite, il se passa du mot. Il écrivit que le travail salarié ne faisait pas partie de l’« activité vitale » de l’ouvrier, mais représentait, plutôt, un moment de « sacrifice de sa vie ». La force de travail est une marchandise que le travailleur est contraint de vendre « pour pouvoir vivre » et « le produit de son activité n’est pas non plus le but de son activité » . « Et l’ouvrier qui, douze heures durant, tisse, file, perce, tourne, bâtit, manie la pelle, taille la pierre, la transporte, etc., regarde-t-il ces douze heures de tissage, de filage, de perçage, de travail au tour ou de maçonnerie, de terrassement ou de taille de la pierre comme une manifestation de sa vie, comme sa vie? Bien au contraire. La vie commence pour lui là où cesse cette activité, à table, à l’auberge, au lit. Par contre, les douze heures de travail n’ont nullement pour lui le sens de tisser, de filer, de percer, etc., mais celui de gagner ce qui lui permet d’aller à table, à l’auberge, au lit. Si le ver à soie tissait pour subvenir à son existence de chenille, il serait un salarié achevé. »

Jusqu’à la fin des années cinquante, dans l’œuvre de Marx, on ne trouve pas d’autres références à la théorie de l’aliénation. Suite à la défaite des révolutions de 1848, il fut contraint à l’exil à Londres et durant cette période, pour concentrer toutes ses énergies aux études d’économie politique, à l’exception de certains brefs travaux de caractère historique, il n’a publié aucun livre. Lorsqu’il se remit à écrire sur l’économie, dans les Principes fondamentaux de la critique de l’économie politique, mieux connus sous le nom de Grundrisse, Marx utilisa de nouveau le concept d’aliénation à plusieurs reprises. Cela rappelait, par bien des aspects, celui exposé dans les Manuscrits économico-philosophiques de 1844, même si, grâce aux études menées entre-temps, son analyse s’avérait bien plus approfondie : « Le caractère social de l’activité, comme la forme sociale du produit, comme la part que l’individu prend à la production, apparaissent ici, face aux individus, comme quelque chose d’étranger, comme une chose ; non pas comme le comportement réciproque d’individus, mais comme leur soumission à des rapports existant indépendamment d’eux et nés de l’entrechoquement de ces individus indifférents. L’échange universel des activités et produits, devenus condition vitale pour tout individu singulier, leur connexion réciproque apparaît à ces individus eux- mêmes comme quelque chose d’étranger, d’indépendant, comme une chose. Dans la valeur d’échange, la relation sociale des personnes est transformée en un comportement social des choses; le pouvoir de la personne s’est transformé en pouvoir de choses. »

Dans les Grundrisse, la description de l’aliénation acquiert donc une plus grande épaisseur par rapport à celle opérée dans les écrits de jeunesse, parce qu’enrichie par la compréhension d’importantes catégories économiques et par une analyse sociale plus rigoureuse. À côté du lien entre aliénation et valeur d’échange, parmi les passages les plus brillants qui montrent les caractéristiques de ce phénomène de la société moderne, on trouve également celui où l’aliénation est mise en relation avec l’opposition entre capital et « puissance de travail vivante » : « Les conditions objectives du travail vivant […], sont présupposées comme existence autonome par rapport à elle, comme l’objectivité d’un sujet distinct de la puissance de travail vivante, et autonome par rapport à elle ; la reproduction et la valorisation, c’est-à-dire l’élargissement de ces conditions objectives, est donc en même temps leur reproduction et production nouvelle en tant que richesse d’un sujet étranger indifférent et autonome par rapport à la puissance de travail. Ce qui est reproduit et nouvellement produit, c’est non seulement l’existence de ces conditions objectives du travail vivant, mais leur existence en tant que valeurs autonomes, c’est-à-dire appartenant à un sujet étranger, face à cette puissance de travail vivante. Aux conditions objectives est donc donnée une existence subjective face à la puissance de travail vivante – du capital naît le capitaliste. »

Les Grundrisse ne furent pas le seul texte de la maturité de Marx où la description de la problématique de l’aliénation revient fréquemment. Cinq ans après, en effet, on la retrouve dans Le Capital : livre I, chapitre VI inédit , manuscrit dans lequel l’analyse économique et celle politique de l’aliénation sont mises en meilleure relation entre elles :

« la domination des capitalistes sur les travailleurs n’est rien d’autre que la domination des conditions de travail autonomisées, face au travailleur. » . Dans ces ébauches préparatoires du Capital, Marx met en évidence le fait que dans la société capitaliste, via « la transposition des forces productives sociales du travail en propriétés objectales du capital » , on voit se réaliser une véritable « personnification des choses et réification des personnes », c’est-à-dire qu’on crée une apparence en vertu de laquelle « non les moyens de production, les conditions matérielles du travail, apparaissent soumises au travailleur, mais lui à elles » . En réalité, selon lui : « Le capital n’est pas une chose, pas plus que l’argent n’est une chose. Dans le capital comme dans l’argent, des rapports sociaux de production entre personnes se présentent comme des rapports entre des choses et des personnes, ou encore des relations sociales déterminées apparaissent comme des propriétés naturelles sociales de choses. Dès que les individus se font face comme des personnes libres, sans salariat pas de production de survaleur, sans production de survaleur pas de production capitaliste, donc pas de capital et pas de capitaliste! Capital et travail salarié (c’est ainsi que nous appelons le travail du travailleur qui vend sa propre capacité de travail) n’expriment que les deux facteurs d’un seul et même rapport. L’argent ne peut devenir capital sans s’échanger contre la capacité de travail que le travailleur lui-même vend comme marchandise. De l’autre côté, le travail ne peut apparaître comme travail salarié qu’à partir du moment où ses propres conditions objectales se dressent en face de lui comme puissances égoïstes, propriété étrangère, valeur existant pour soi et tenant à soi, bref comme capital. »

Dans le mode de production capitaliste le travail humain est devenu un instrument du processus de valorisation du capital. « À travers l’incorporation de la capacité vivante de travail aux parties constitutives objectales du capital, ce dernier devient monstre doué de vie, et se met à agir ‘‘ comme s’il avait l’amour au corps ’’. » Ce mécanisme se développe sur une échelle toujours plus grande, jusqu’à ce que la coopération dans le processus productif, les découvertes scientifiques et l’emplois des machines, c’est-à-dire les progrès sociaux généraux créés par la collectivité, deviennent des forces du capital qui apparaissent comme propriétés par nature et se dressent étrangères face aux travailleurs comme ordre capitaliste : « Les forces productives […] développées du travail social […] se présentent comment formes de développement du capital. […] L’unité collective réside dans la coopération, le caractère combiné de la division du travail, l’application des forces naturelles et de la science, le produit du travail en tant que machinerie – tout cela s’oppose au travailleur individuel comme étranger, factuel, donné d’avance, sans sa contribution et souvent contre elle, autonome par rapport à lui, en tant que simples formes d’existence de moyens de travail qui en sont indépendantes et les dominent, au point que ce soit affaire de choses, dessein et volonté de l’atelier global incarnés dans le capitaliste ou ses sous-ordres (représentants), au point que ce soit l’effet de leur propre combinaison – en tant que fonctions du capital qui vit dans le capitaliste. »

C’est donc par ce processus que, selon Marx, le capital devient quelque chose de « terriblement mystérieux ». Et il arrive de cette façon que « les conditions de travail s’amoncellent comme puissances sociales face au travailleur et dans cette forme sont capitalisées » .

La diffusion, à partir des années 1960, du Capital: livre I, chapitre VI inédit et, surtout, des Grundrisse ouvrit la voie à une conception de l’aliénation différente de celle hégémonique en sociologie et en psychologie, dont la compréhension était finalisée par son dépassement pratique, c’est-à-dire l’action politique de mouvements sociaux, partis et syndicats, visant à changer radicalement les conditions de travail et de vie de la classe ouvrière. La publication de ce qui, après les Manuscrits économico-philosophiques de 1844 dans les années 1930, peut être considérée comme la « seconde génération » des écrits de Marx sur l’aliénation a fourni non seulement une base théorique cohérente pour une nouvelle période d’études sur l’aliénation, mais surtout une plate-forme idéologique anticapitaliste à l’extraordinaire mouvement politique et social qui a explosé dans le monde à cette époque. Avec la diffusion du Capital et de ses manuscrits préparatoires, la théorie de l’aliénation est sortie des manuels des philosophes et des amphithéâtres pour faire irruption, à travers les luttes ouvrières, dans la rue et devenir critique sociale.

FÉTICHISME DES MARCHANDISES ET DÉSALIÉNATION
Une des meilleures descriptions de l’aliénation réalisées par Marx est celle contenue dans le célèbre paragraphe « Le caractère de fétiche de la marchandise et son secret » dans le Capital. Il y est dit clairement que, dans la société capitaliste, les hommes sont dominés par les produits qu’ils ont créés et vivent dans un monde où les relations réciproques apparaissent « non [comme] des rapports immédiats des personnes [… mais comme], des rapports sociaux entre les choses. » Plus précisément: « Le secret de la forme d’une marchandise consiste […] dans le fait que cette forme, comme un miroir, restitue aux hommes l’image des caractères sociaux de leur travail, en les faisant apparaître comme caractères objectifs des produits de ce travail, comme propriétés sociales naturelles de ces choses, et donc restituent également l’image du rapport social entre producteurs et travail complexe, en le faisant apparaître comme un rapport social entre objets existants en dehors de ces producteurs. Par ce quiproquo les produits du travail deviennent marchandises, comme sensiblement suprasensibles, c’est-à-dire choses sociales. […]

C’est seulement un rapport social déterminé des hommes entre eux qui revêt ici pour eux la forme fantasmatique d’un rapport des choses entre elles. Pour trouver une analogie à ce phénomène, il faut la chercher dans la région nuageuse du monde religieux. Là les produits du cerveau humain ont l’aspect d’êtres indépendants, doués de corps particuliers, en communication avec les hommes et entre eux. C’est ce qu’on peut nommer le fétichisme attaché aux produits du travail, dès qu’ils se présentent comme des marchandises, fétichisme inséparable de ce mode de production. »

De cette définition on voit ressortir des caractéristiques précises qui montrent un fossé entre la conception de l’aliénation chez Marx et celle de la grande part des auteurs examinés dans cet essai. Le fétichisme, en effet, n’était pas conçu par Marx comme une problématique individuelle, mais fut toujours considéré comme un phénomène social. Non une manifestation de l’âme, mais un pouvoir réel, une domination concrète, qui se réalise, dans l’économie de marché, suite à la transformation de l’objet en sujet. Pour cette raison, il n’a pas limité son analyse de l’aliénation au malaise de l’être humain singulier, mais a analysé les processus sociaux qui en sont à la base, en premier lieu l’activité productive. Pour Marx, de plus, le fétichisme se manifeste par une réalité historique de la production précise, celle du travail salarié, et n’est pas lié au rapport entre la chose en général et l’homme, mais par celui qui se produit entre ce type-là et un type déterminé d’objectivité : la marchandise.

Dans la société bourgeoise les propriétés et les relations humaines se transforment en propriété et relations entre les choses. La théorie qui, après la formulation de Lukács, fut désignée sous le nom de réification a illustré ce phénomène du point de vue des relations humaines, tandis que le concept de fétichisme le traitait par celui des marchandises. Contrairement à ce qu’ont prétendu ceux qui ont nié l’existence de réflexions sur l’aliénation dans l’œuvre de la maturité de Marx, elle ne fut pas remplacée par celle du fétichisme des marchandises, parce que celle-ci n’en représentait qu’un de ses aspects particuliers. »

Mais l’avancée théorique accomplie par Marx dans sa conception de l’aliénation des Manuscrits économico-philosophiques de 1844 au Capital ne consiste pas seulement en une description plus précise, mais également en une élaboration différente et plus aboutie des mesures jugées nécessaires pour son dépassement. Si en 1844 Marx avait considéré que les êtres humains allaient supprimer l’aliénation par l’abolition de la production privée et de la division du travail, dans le Capital, et dans ses manuscrits préparatoires, le parcours indiqué pour construire une société libre de toute aliénation devient bien plus complexe. Marx pensait que le capitalisme était un système dans lequel les travailleurs sont soumis par le capital et par ses conditions, mais il était également convaincu du fait que cela avait créé les bases pour une société plus avancée et que l’humanité pouvait suivre le chemin du développement social en généralisant les bénéfices produits par ce nouveau mode de production.

Selon Marx, un système qui produit d’énormes accumulations de richesses pour quelques uns et la spoliation et l’exploitation pour la masse des travailleurs, doit être remplacé par « une réunion d’hommes libres travaillant avec des moyens de production communs et dépensant, d’après un plan concerté, leurs nombreuses forces individuelles, comme une seule et même force de travail. » Ce type de production différent se différencierait de celui basé sur le travail salarié, puisqu’il mettrait ses facteurs déterminants sous le gouvernement collectif, en prenant un caractère immédiatement général et en transformant le travail en une véritable activité sociale.

C’est une conception de la société aux antipodes du bellum omnium contra omnes de Thomas Hobbes. Et sa création n’est pas un processus purement politique, mais concerne nécessairement la transformation radicale de la sphère de la production. Comme Marx l’écrit dans les manuscrits qui deviendront Le Capital, livre III :

« En fait, le royaume de la liberté commence seulement là où l’on cesse de travailler par nécessité et opportunité imposée de l’extérieur ; il se situe donc, par nature, au-delà de la sphère de production matérielle proprement dite. De même que l’homme primitif doit lutter contre la nature pour pourvoir à ses besoins, se maintenir en vie et se reproduire, l’homme civilisé est forcé, lui aussi, de le faire et de le faire quels que soient la structure de la société et le mode de la production. Avec son développement s’étend également le domaine de la nécessité naturelle, parce que les besoins augmentent ; mais en même temps s’élargissent les forces productives pour les satisfaire. En ce domaine, la seule liberté possible est que l’homme social, les producteurs associés règlent traditionnellement leurs échanges avec la nature, qu’ils la contrôlent ensemble au lieu d’être dominés par sa puissance aveugle et qu’ils accomplissent ces échanges en dépensant le minimum de force et dans les conditions les plus dignes, les plus conformes à la nature humaine. »

Cette production par le caractère social, avec les progrès technologiques et scientifiques et la réduction en conséquence de la journée de travail, crée les possibilités pour la naissance d’une nouvelle formation sociale, où le travail coercitif et aliéné, imposé par le capital et subsumé par ses lois, est progressivement remplacé par une activité créatrice et consciente, non imposée par la nécessité; et dans laquelle des relations sociales accomplies remplacent l’échange indifférent et accidentel en fonction des marchandises et de l’argent. Ce n’est plus le règne de la liberté du capital, mais celui de l’authentique liberté humaine de l’individu social.

Traduit de l’italien par Aymeric Monville

Journal:

La pensée

Pub Info:

Vol. 2012, n. 369, 137-155

Reference:

ISBN: 978-2-916374-51-2

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